Le brief Ukraine du 4 mars : les forces russes progressent lentement au nord, rapidement au sud

Les forces russes ont pris le contrôle de la plus grande centrale nucléaire d’Europe après des combats. Elles progressent au sud-est. L’Otan rejette la demande de Kiev d’une zone d’exclusion aérienne pour ne pas se laisser entraîner « dans une guerre totale ».

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Les faits du jour

  • Les forces russes progressent très lentement au nord, plus rapidement au sud et à l’est

Du point de vue militaire, en ce huitième jour d’offensive, les forces russes progressent toujours très lentement au nord mais semblent plus rapides dans leur progression au sud et à l’est de l’Ukraine.

– Les opérations russes autour de Kiev (Kyiv) seraient toujours très lentes, avec une seule formation (la 36armée combinée) impliquée dans des combats, et deux autres (les 41e et 20armées) bloquées à distance de la capitale. Des images aériennes donnent toutefois une idée de l’intensité des bombardements russes sur la ville de Borodyanka, à 50 kilomètres de Kiev.

– L’assaut de deux autres villes importantes d’un point de vue stratégique, Marioupol (port sur la mer d’Azov) et Kharkiv (deuxième ville du pays, à l’est), se poursuit. Des analystes estiment que les forces russes pourraient avoir d’ores et déjà conquis la moitié de Kharkiv. Selon l’organisation Human Rights Watch (HRW), l’armée russe a fait usage dans cette ville d’armes à sous-munitions dont l’emploi pourrait constituer un crime de guerre « dans au moins trois quartiers résidentiels de Kharkiv le 28 février ».

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Yevghen Zbormyrsky devant sa maison en flammes après qu'elle a été touchée par un bombardement à Irpin, près de Kiev, le 4 mars 2022. © Photo Aris Messinis / AFP

– La ville d’Izyum, à mi-chemin entre Kharkiv et Donetsk, a également été bombardée pendant la nuit. Cela semble indiquer que les forces armées russes en provenance de Kharkiv avancent rapidement vers le sud, où elles pourraient faire la jonction avec leurs autres forces présentes au sud-est (Donetsk et Louhansk).

– Le navire-amiral de la flotte ukrainienne, la frégate Hetman Sahaidachny, a été détruit dans le port de Mykolaïv (entre la Crimée et Odessa). Selon le ministère ukrainien de la défense, le navire aurait été volontairement sabordé. Qu’il ait effectivement été détruit à dessein ou saboté par des soldats russes, il s’agit dans tous les cas d’une nouvelle jugée « inquiétante » sur l’état de la progression des forces russes en direction d’Odessa. Un correspondant du New York Times sur place assure que la ville de Mykolaïv se prépare à une « attaque imminente ».

– Prenant la parole ce vendredi 4 mars, le secrétaire général de l’Otan Jens Stoltenberg a estimé que les jours qui viennent seront « probablement pires, avec davantage de morts, davantage de souffrances et davantage de destructions ».

– Les membres de l’Otan ont d’ailleurs rejeté ce vendredi la demande de Kiev de créer une zone d’exclusion aérienne en Ukraine, réaffirmant que l’alliance n’interviendrait ni dans les airs ni au sol, pour éviter de se laisser entraîner « dans une guerre totale », selon Jens Stoltenberg. 

  • L’armée russe frappe la plus grande centrale nucléaire d’Europe à Zaporijia

– L’armée russe a pris le contrôle dans la nuit de jeudi 3 à vendredi 4 mars de la plus grande centrale nucléaire d’Europe, à Zaporijia, dans le sud de l’Ukraine. Selon Kiev, des tirs de chars russes ont mis le feu à un bâtiment et à un laboratoire. L’incendie n’aurait pas entraîné de fuite radioactive. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, accuse Vladimir Poutine de recourir à la « terreur nucléaire ».

L’Otan condamne des tirs « irresponsables » qui démontrent « le caractère irresponsable de cette guerre et la nécessité d’y mettre fin », selon son secrétaire général. Le ministère des affaires étrangères de l’Union européenne a convoqué une réunion d’urgence vendredi à Bruxelles, en présence du chef de la diplomatie américaine. Le Conseil de sécurité de l’ONU a fait de même, à la demande du Royaume-Uni. L’Autorité de sûreté nucléaire est en « veille active ».

Troisième pays au monde le plus dépendant de l’énergie atomique, l’Ukraine dispose de 15 réacteurs répartis dans quatre centrales et de plusieurs autres sites. La semaine dernière, celui de Tchernobyl, situé à deux heures de Kiev, théâtre de la pire catastrophe nucléaire de l’histoire en 1986, est tombé aux mains des troupes russes. Les affrontements qui s’y sont produits ont conduit à une hausse de la radioactivité. Des bombardements ont par ailleurs touché des sites de dépôt de déchets radioactifs à Kharkiv et Kiev, les 26 et 27 février.

  • Le Kremlin appelle les Russes à « s’unir autour » de Poutine

– Le Kremlin a appelé vendredi 4 mars les Russes à « s’unir autour » de Vladimir Poutine. « Ce n’est pas le moment de se diviser, c’est le moment de s’unir. Et de s’unir autour de notre président », a déclaré le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, alors qu’il était interrogé sur des appels de personnalités de la culture opposées à la guerre.

– Le chancelier allemand, Olaf Scholz, a exhorté le président russe, Vladimir Poutine, à mettre fin « immédiatement » à la guerre en Ukraine et « à autoriser l’accès humanitaire dans les zones de combat », au cours d’un entretien téléphonique vendredi 4 mars. Ce dernier lui aurait répondu que le dialogue n’était possible que si « toutes les exigences russes » étaient acceptées. Jeudi, c’est Emmanuel Macron qui s’était entretenu au téléphone avec le dictateur russe. 

  • Les marchés agricoles menacés, le boycott s’intensifie

– Le géant américain de l’informatique Microsoft a annoncé vendredi 4 mars suspendre toute nouvelle vente de ses produits et services en Russie. Les britanniques BP, Shell et Land Rover, les américains ExxonMobil et Disney, l’allemand Daimler Truck, le norvégien Equinor, le constructeur suédois Volvo ou encore les géants de la tech américaine Microsoft et Meta… : de nombreuses multinationales ont pris leur distance avec la Russie depuis son invasion de l’Ukraine le 24 février. En France, le mouvement est peu suivi pour l’heure. Rares sont les grandes entreprises françaises qui ont annoncé leur intention de se retirer de Russie. 

– Le grenier à blé ukrainien fournit une grande partie des marchés agricoles. Depuis une semaine, les cargaisons sont bloquées, les prix flambent et les prochaines mises en culture sont menacées. Des experts craignent des pénuries alimentaires sur la planète. Au Maghreb, en Égypte et au Liban, la question alimentaire pourrait surgir très rapidement. Ces pays, très consommateurs de pain, sont complètement dépendants des importations de blé ukrainien.

– Des milliers de femmes ont manifesté à Vilnius, Kaunas et Klaipėda en Lituanie, à l’appel d’un collectif féministe appelant les mères russes à convaincre leurs fils engagés dans la guerre en Ukraine de déposer les armes pour faire cesser un « massacre d’innocents ». Une pétition a également été lancée. « Ce n’est ni la guerre des mères russes, ni celle de leurs enfants, c’est la guerre de quelques personnes qui ont perdu le sens de l’humanité et pour qui la vie ne vaut rien », défend l’une des initiatrices.

– Les autorités russes ont restreint vendredi 4 mars les pages Internet de Facebook et plusieurs médias indépendants ou étrangers, notamment les sites des éditions russophones de la BBC et de la radio-télévision internationale allemande Deutsche Welle, de Meduza et de Radio Svoboda, antenne russe de RFE/RL, média financé par le Congrès américain. La Douma, chambre basse du Parlement russe, a adopté ce même jour une loi prévoyant jusqu’à 15 ans de prison pour toute publication de fausse information concernant l’armée à propos du conflit en Ukraine. Face à cette « criminalisation du processus de journalisme indépendant », la BBC a décidé de retirer ses journalistes de Russie.

La carte du jour

© Infographie Mediapart

L’analyse. Sur les réseaux sociaux, la mythification express de la résistance ukrainienne

D’un côté, le président ukrainien Volodymyr Zelensky qui partage un repas en compagnie de ses soldats quelques jours avant l’offensive russe contre son pays. De l’autre, Vladimir Poutine assis au bout d’une table immense, éloigné de plusieurs mètres de ses interlocuteurs. Un parallèle entre les images qui, sur les réseaux sociaux, n’a pas échappé aux Ukrainiens et à leurs soutiens.

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Montage de deux photos, montrant (en haut) le président ukrainien Volodymyr Zelensky et (en bas) le président russe Vladimir Poutine, réalisé par des internautes. © Capture d’écran Reddit

Depuis les révolutions dites du « printemps arabe » au moins, les réseaux sociaux occupent une place centrale dans la diffusion d’images, de témoignages, d’informations et d’infox depuis les zones de conflits. La situation en Ukraine ne fait pas exception.

Dans les jours qui précédaient le début de l’invasion russe, Mediapart avait ainsi analysé certaines images en provenance des régions séparatistes prorusses et de Russie. Celles-ci montraient les opérations de prétendus saboteurs ukrainiens ainsi qu’une supposée incursion de l’armée ukrainienne en territoire russe. Comme d’autres médias, nous avions montré les manipulations dont elles étaient l’objet (ici et ).

Il n’y a pas de raisons de penser que le camp ukrainien n’a pas, lui aussi, tenté d’influencer l’opinion par de la propagande ou de la désinformation. Plusieurs déclarations de Kiev n’ont pas encore pu être vérifiées, comme par exemple celles datées du 26 février concernant la destruction de deux avions Ilyushin-76 de transport de troupes russes.

Plus généralement, de l’avis de nombreux observateurs, les chiffres communiqués par les autorités ukrainiennes concernant les pertes russes sont surestimés, une pratique courante en période de conflit. Les autorités ukrainiennes ne donnent pas seulement dans la propagande classique. Elles semblent également avoir réussi à gagner la sympathie de larges pans de l’opinion publique occidentale grâce à une combinaison subtile d’images fortes, de mythes forgés en quelques jours, mais aussi d’ironie et de memes (des images virales à caractère humoristique).

Au premier jour de l’offensive russe, des millions d’internautes ont ainsi découvert l’existence de l’île des Serpents. Ce caillou de 0,17 km2 perdu en mer Noire est sous contrôle ukrainien depuis la chute de l’URSS en 1991. L’histoire qui s’y est déroulée le 24 février dernier est digne d’un film hollywoodien : une minuscule garnison de 13 gardes-frontières est sommée par un navire de guerre russe de déposer les armes. Une courte vidéo montre le visage juvénile de l’un des soldats.

L’échange radio est également enregistré et écouté des millions de fois sur les réseaux sociaux : « Ici un navire de guerre russe. Nous vous proposons de vous rendre immédiatement pour éviter un bain de sang et des pertes injustifiées. Sinon, vous serez bombardés », peut-on y entendre. La réponse des Ukrainiens est devenue un symbole : « Navire de guerre russe, allez vous faire foutre. »

La nuit même, le président Zelensky a annoncé leur mort et leur distinction à titre posthume comme « héros de l’Ukraine ». Comme le raconte CheckNews, il s’est depuis avéré que les soldats pourraient être en vie et avoir été faits prisonniers. Qu’importe, le mythe est né et l’enregistrement radio a déjà été écouté des millions de fois sur les réseaux sociaux. La formule, qui incarne désormais la volonté de résistance d’un peuple face à l’envahisseur, est partagée et repartagée.

Les détournements vont également bon train, à l’instar de celui du drapeau des libertariens américains. Le Gadsden flag, dont l’iconographie se prête parfaitement à l’événement, représente un serpent sur fond jaune. Pour l’occasion, la formule qui l’accompagne, « Don’t tread on me » (« Ne me marche pas dessus »), est remplacée par celle des soldats ukrainiens.

Autre mythe apparu dès le premier jour du conflit : celui du « fantôme de Kiev », le nom donné à un supposé pilote ukrainien qui aurait, à bord de son MiG-29, abattu six avions russes dans le ciel de la capitale. Une histoire très probablement fantasmée qui se prête pour autant parfaitement au narratif du David ukrainien face au Goliath russe. Et qui rappelle l’exemple propagandesque du travailleur soviétique Alekseï Stakhanov qui aurait accompli en 1935 l’exploit d’extraire 14 fois la norme de charbon en six heures de travail.

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Un drapeau à l’effigie du « fantôme de Kiev » mis en vente pour lever des fonds à destination d’une association caritative active en Ukraine. © Instagram / @SaintJavelin

Quelle que soit leur part de réalité, les histoires du « fantôme de Kiev » et de l’« île des Serpents » ont rencontré un public qui, à son tour, les a déclinées en véritables objets de pop culture. Le pilote héroïque et la garnison qui a résisté jusqu’au bout font d’ores et déjà l’objet d’innombrables produits dérivés, à l’instar de drapeaux, tee-shirts et stickers mis en vente sur Internet.

Un internaute canadien est allé jusqu’à créer un site Web spécialement pour l’occasion. Sur son profil Instagram, il raconte la façon dont il a été complètement dépassé par l’ampleur du phénomène. L’objectif initial était d’organiser une modeste levée de fonds pour une association caritative active en Ukraine en vendant un unique modèle de stickers représentant une icône orthodoxe équipée d’un missile « Javelin », une arme antichar livrée par les forces américaines aux forces ukrainiennes.

Face à l’afflux de commandes et à l’engouement suscité, d’autres produits similaires ont été mis en vente. Dix jours plus tard à peine, il indique, capture d’écran à l’appui, avoir écoulé pour près de 600 000 dollars de marchandise.

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