Dublin, Castlepollard (Irlande).– En 2002, Noelle Brown décide de partir à la recherche de ses origines. Adoptée à l’âge de huit semaines, elle sait qu’elle vient d’une maison pour mères célibataires. Un établissement de Dublin, paraît-il. La première fois qu’elle décroche le téléphone, elle est persuadée qu’il lui suffira de tomber sur les bonnes personnes pour trouver la trace de ses parents biologiques. Sa quête lui prendra presque vingt ans.
« L’État et l’Église se sont mis en travers de mon chemin », affirme-t-elle, entre incrédulité et résignation. La religieuse qui lui transmet son dossier efface l’adresse de son père biologique. Il est déjà mort lorsqu’elle fait un test ADN et retrouve son nom. « Sans ces interférences, j’aurais pu le rencontrer. » Elle découvrira aussi qu’elle ne vient pas de Dublin mais de Bessborough, un institut situé à moins d’un kilomètre de là où elle a grandi, à Cork.
Des premières semaines de sa vie, elle ne sait presque rien. « Ai-je été utilisée dans les campagnes de vaccination expérimentale menées dans ces institutions ? » Elle se doute que oui. « Il y a des choses qui ne collaient pas quand j’étais enfant, j’avais une convulsion récurrente, par exemple… »
« Pour certains, la généalogie est un passe-temps. Pour les adoptés, c’est une nécessité », explique Maree Ryan-O’Brien, fondatrice de l’association Aitheantas. Elle milite pour que ceux-ci aient accès à leur dossier, que l’État rechigne encore à communiquer. « Savoir où on est né, qui nous a donné naissance et quel jour, tout cela semble évident pour la plupart des gens, reprend Noelle. Mais, dans ce pays, un tel tabou entoure les naissances hors mariage qu’on préfère tout oublier et se concentrer sur le jour de l’adoption. Ne pas savoir, c’est dur. Il y a des conversations que je ne pourrai jamais avoir… »

Dans l’Irlande du siècle dernier, les bébés « illégitimes » étaient cachés, confiés à des familles bien comme il faut pour éviter qu’ils ne corrompent la morale de la société. Les enfants portent sur eux le sceau du déshonneur : leurs mères ont fauté et jeté l’opprobre sur leurs proches et ils continuent aujourd’hui à en payer le prix. « On nous renvoie à la honte, encore et encore », s’indigne Noelle.
De ses années de recherches, elle a tiré deux pièces de théâtre : Postscript, en 2013, qu’elle joue toujours, et Home, en 2021. Son combat est avant tout une question d’égalité. « Nous sommes une minorité opprimée. Quand on commence à fouiller, il faut être prêt à patienter, prêt à ce qu’on ne nous réponde pas, prêt à être ignoré et à ce qu’on nous mente. »
Jusqu’en mars dernier, l’Irlande était l’un des derniers pays d’Europe à refuser l’accès des adoptés à leur dossier, sous prétexte de protéger les parents qui ne voudraient pas être contactés. « Quand les gens se lancent dans ces recherches, c’est pourtant qu’ils sont émotionnellement prêts à savoir », insiste Maree Ryan-O’Brien. Les tests ADN seuls ne suffisent pas à reconstituer une histoire. « Ils vous donnent votre identité biologique, mais pas vos documents officiels, qui sont souvent les seules informations que vous aurez sur vos parents. »
L’histoire médicale et les premières semaines d’une vie disparaissent souvent dans le secret. En octobre 2020, la pression populaire a fait plier les autorités : quand le gouvernement propose de sceller pour trente ans les dossiers étudiés lors de l’enquête sur les maisons pour mères célibataires, plus de 200 000 personnes signent une pétition. Des manifestations en soutien aux mères et aux enfants sont organisées. « On peut tracer l’origine de nos poulets, mais pas de ses parents ?! », s’indignent les activistes.
Pour Maeve O’Rourke, avocate spécialisée dans les droits humains qui a défendu de nombreux dossiers, le refus de l’État de communiquer ces informations « viole quasiment tous les droits humains de base ». « Pour les survivants [des maisons pour mères célibataires], la séparation forcée des enfants et de leur mère tombe sous le coup de la définition du traitement inhumain ou dégradant, si ce n’est de la torture. » Elle insiste aussi sur les entorses faites à la liberté d’expression : « Si on ne peut pas avoir d’information sur soi-même ou sur ses expériences, cela empêche d’en parler et de faire connaître l’histoire. »

Tony Kelly, ancien boxeur et activiste de 74 ans, a lui aussi passé la moitié de sa vie à chercher d’où il venait. « On m’a trompé, on m’a mis sur de fausses pistes. Pendant des années, je suis allé fleurir une tombe qui n’était pas celle de ma mère parce qu’un prêtre me l’avait indiquée pour se débarrasser de moi. » C’est finalement la postière du village qui le met sur la bonne voie. « Les institutions prétendaient qu’elles n’avaient pas de documents me concernant. J’ai fini par récupérer trois dossiers complets ! À une période, j’avais même cinq dates de naissance différentes. »
Son nom de famille, Kelly, est commun dans la région, ce qui ne lui facilite pas la tâche. « D’autant plus qu’à l’époque, les religieuses écrivaient des noms différents sur les dossiers pour brouiller les pistes. » Il sort des montagnes de documents du coffre de sa voiture. Des dizaines de photocopies, de manuscrits, de plans et de photos – les pièces d’un puzzle qu’il a mis trente-cinq ans à reconstituer.
Il désigne une fenêtre, au dernier étage d’une des maisons pour mères célibataires en ruine, dans le village de Castlepollard. « D’ici, les mères pouvaient avoir le dernier aperçu de la voiture qui emportait leur enfant. Dans cette chambre, la peinture du radiateur sur lequel elles grimpaient pour les voir une dernière fois porte encore la trace de leurs pieds. » Sheila O’Byrne, qui l’accompagne sur les lieux, se souvient d’être repartie d’une maison similaire, à Dublin, traumatisée et « les mains vides ». Elle a mis des années à retrouver son fils né là-bas et, encore aujourd’hui, leurs rencontres sont encadrées par une assistante sociale.
La commission chargée d’enquêter sur les maisons pour mères célibataires a survolé le sujet dans son rapport, paru en janvier 2021. Elle n’a trouvé que « peu de preuves » de l’existence « d’adoptions forcées » et ne s’est pas attardée sur le manque d’options offertes aux mères célibataires. Pourtant, dans ces établissements, « rien n’était fait pour donner des droits aux femmes. Tout était créé pour les leur enlever », explique Conall Ó Fátharta, journaliste qui a longuement enquêté sur le sujet. Dossiers falsifiés, signatures extorquées… que les adoptions aient été légales ou non, les mères n’avaient, de toute façon, pas d’autre choix que d’abandonner leur bébé.
L’Irlande était l’endroit où aller pour trouver des enfants
Ceux qui n’ont pas été accueillis par des familles catholiques du pays sont parfois partis pour les États-Unis, moyennant de belles sommes d’argent. « La législation de l’époque était incroyablement vague et fragile. Des familles envoyaient des dons aux nonnes. C’était alors un secret de polichinelle de dire que l’Irlande était l’endroit où aller pour trouver des enfants. » Une machination bien huilée, que le journaliste Mike Milotte qualifie de « business de l’exportation » dans son livre Banished Babies : The Secret History of Ireland’s Babies Export Business (« Les Bébés bannis : l’histoire secrète du business de l’exportation des bébés irlandais »), sorti en 2012.
Pour l’heure, le gouvernement, qui sent le vent tourner, a identifié entre 5 500 et 20 000 dossiers contenant des « marqueurs » d’adoption illégale et a lancé une pré-enquête de six mois. En 2013, l’Australie était le premier pays à s’excuser pour ce genre de pratiques. Les adoptés irlandais sont bien déterminés à obtenir à leur tour excuses et réparations.
« On a encore beaucoup à faire dans ce pays, regrette Noelle Brown, mais l’opinion publique est avec nous. » Elle sourit néanmoins quand elle parle de l’avenir. « Quoi qu’il nous arrive, et même si nous disparaissons avant d’avoir obtenu ce qu’on voulait, il y a une nouvelle génération qui arrive, qui a milité pour l’accès à l’avortement et pour le mariage pour tous. Ils sont en colère pour leurs parents et feront bouger les choses, c’est certain ! »