L’agent ne fait pas le bonheur, mais il y contribue. C’est en tout cas ce que s’imaginent les footballeurs. Mais les documents Football Leaks analysés par Mediapart mettent à mal le postulat. Agents secrets (ils ne figurent pas dans le contrat officiel), agents doubles (pour un club et pour le joueur), agents troubles, agents de paille, agents de façade, agents nocifs : on trouve de tout parmi ces intermédiaires.

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Car, oui, depuis 2015, on ne dit plus « agents ». On dit « intermédiaires ». La FIFA est intraitable sur le sujet – il faut bien placer son autorité quelque part. « Agent », ça devait trop ressembler à « argent ». Il ne manque qu’un « r » et la FIFA n’en manque pas, quand elle assure que la nouvelle réglementation, qui accompagne la nouvelle appellation, va permettre de moraliser le métier.
À présent, tout le monde peut être agent. Vous, nous, le beau-frère d’un joueur, ses copains d’enfance. « Avant, on était un, deux ou trois sur un transfert. Maintenant, on a l’impression qu’on peut être 25 ou 30, et tout le monde veut croquer », dit un intermédiaire français, qui estime que la situation a empiré. Rémunérations insensées, conflits d’intérêts, liens secrets avec les entraîneurs et les dirigeants : les pratiques que nous avons sélectionnées dévoilent un tableau bien sombre.
Bien sûr, tous les agents ne sont pas véreux. Mais il faut regarder les chiffres pour mesurer la place centrale qu’ils ont prise sur la planète football. La FIFA évalue à 368 millions de dollars les commissions versées en 2016 par les clubs européens aux « intermédiaires ». C'est 34,2 % de plus qu'en 2015. Depuis 2013, le total des commissions dépasse le milliard de dollars.

Les grands joueurs sont rémunérés comme des artistes, pour leur talent, leur travail, et leur courte carrière, soumise aux aléas des blessures. Mais les agents ? Leur valeur ajoutée est-elle si forte pour justifier de tels revenus ?
Rapprocher des parties, faire converger des intérêts, négocier un bon salaire, trouver le club adéquat… Il n’est pas question de nier leur rôle et leurs compétences. Mais au-delà des montages offshore mis en place par les Mendes, Raiola, Zahavi et consorts que nous avons mis au jour, comment ne pas s’interroger sur les règles en vigueur quand le système permet de s’en affranchir si facilement ?
La FIFA laisse faire. Elle ne contrôle rien. Et en introduisant sa nouvelle réglementation, elle a choisi d’officialiser sa capitulation, alors que sa mission inclut la réglementation du sport. À présent, chaque fédération nationale est sommée de se débrouiller, produit ses propres règles. Ce qui n’a pas grand sens dans un univers où les transferts internationaux sont légion.
Le plafond de rémunération varie ainsi selon les pays. De même que les règles de double représentation. La pratique est considérée comme illégale en France, en Russie, au Paraguay ou au Japon, car elle pose un évident problème de conflit d’intérêts. C’est d’ailleurs ce que soutient aussi la FIFA dans l’article 19 de son règlement : comment un intermédiaire peut-il à la fois défendre un joueur, et le club qui va l’employer ? N’ont-ils pas par essence des intérêts distincts ?

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Les interdictions peuvent cependant être habilement contournées. L’ancien joueur Danois Soren Lerby et sa femme ont monté leur business d’intermédiaires. Il arrive que l’un défende les intérêts du joueur, et l’autre celui du club. In fine, l’argent arrive sur le même compte en banque.
Quant au plafond de rémunération, c’est peu dire qu’il est bafoué. En théorie, le montant total ne doit pas dépasser 3 % du revenu brut du joueur sur la durée du contrat. En pratique, les règles diffèrent, les commissions étant souvent calculées en pourcentage sur le montant des transferts, sur une échelle allant généralement de 7 à 15 %. Quand Hulk quitte le FC Porto pour le Zénith Saint-Pétersbourg en échange de 55 millions d’euros, l’agent Constantin Panagopoulos touche 13 millions d’euros après impôts en trois fois, soit 28 % de commission.
L’agent anglais David Manasseh a fait mieux. Il y a trois ans et demi, le Gallois Gareth Bale a été transféré de Tottenham au Real Madrid pour 101 millions d’euros. Le montant était resté secret : il ne fallait pas vexer Ronaldo, qui n’avait coûté au club que 94 millions. L’agent, lui, a encaissé 16,37 millions d'euros, comme on peut le voir dans un document du 2 septembre 2013, qui ne fait même pas la taille d’un contrat de location de voiture.
Au vu de certaines situations, comment ne pas s’interroger sur le travail réellement effectué ? Eduardo Hernández Applebaum, l’agent du joueur mexicain Chicharito, a touché 1,5 million d’euros pour neuf coups de téléphone, deux mails et sept réunions.
Pas plus prenant, mais bien plus intrigant : le métier d’agent de paille. Le Néerlandais Marco Termes a écrit en quelques années huit romans, trois recueils de poèmes et des centaines d’aphorismes. Le public n’étant pas au rendez-vous, il a choisi d’arrondir ses fins de mois en administrant des coquilles vides à Amsterdam (quelques signatures et voyages de-ci de-là), qui ont permis de blanchir l’argent de l’« Argentinian connection ».
Bayram Tutumlu refourguait ses joueurs à son éternel ami, le manager de Swansea
Le ratio temps passé/argent engrangé paraît tout aussi démesuré lorsque les joueurs concernés ne sont pas des internationaux, mais d’illustres inconnus. Hormis sa famille, pas grand monde n’avait dû entendre parler de Kevin Friesenbichler lorsqu’il quitta la réserve du Bayern Munich et ses championnats régionaux, pour rejoindre le Benfica Lisbonne en 2014. Les fans de football portugais n’en savent pas plus aujourd’hui, Benfica l’ayant immédiatement prêté au Lechia Gdańsk, où son agent, Christian Rapp, compte deux bons amis. Il se trouve que Christian Rapp a touché 1 million d’euros sur cette affaire.
Une fois de plus, on ne connaîtra pas les dessous de l’histoire : la FIFA n’a ni les moyens de savoir, ni ceux d’enquêter. Alors que pour y voir plus clair, elle pourrait commencer par créer une chambre internationale de compensation avec obligation de s'y déclarer pour toutes les parties à un contrat, y compris ceux de droits à l'image (clubs, joueurs, intermédiaires, avocats, banques).
Ce qui est clair en revanche, c’est que le système de TPO (third party ownership ou tierce-propriété), interdit en 2015, a démultiplié les revenus des agents les plus influents. Certains ont acheté des parts de joueur, ce qui s’est avéré bien plus lucratif que de simples commissions sur des transferts.

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Le pourcentage à la future revente du joueur, inscrit dans le contrat, est également censé être interdit. Mais l’interdiction n’est pas respectée. Raiola a ainsi empoché 27 millions d’euros lorsque Pogba a été vendu par la Juventus de Turin à Manchester United. En plus des 10 millions qui lui ont été offerts pendant que le Français jouait à la Juve. En plus des 10 autres millions que Manchester lui a versés. En tout, 47 millions d’euros donc : preuve qu’un agent peut gagner plus qu’une grande star du ballon rond sur une période donnée. Vertigineux.
L’histoire de Paul Pogba démontre bien que certains agents se servent des joueurs plus qu’ils ne les servent. En 2014, Oualid Tanazefti était parvenu à faire signer un contrat qui empêchait le joueur français de toucher l’argent de ses droits à l’image avant 2029. En attendant, il était prévu que l’agent s’engraisse, lui, à chaque nouvelle publicité.
Et que dire de Jorge Mendes, l’agent de Cristiano Ronaldo ? Grâce au régime fiscal d’« impatrié » qui avait cours en Espagne, le Ballon d’or portugais n’aurait eu à payer qu’un peu plus de 2 millions d’impôts sur ses droits à l’image pour toute la période allant de 2009 à 2014. Or 2 millions, c’est ce que Ronaldo touche en une journée de tournage pour la promotion d’une voiture. Une journée de travail pour payer cinq années d’impôts ? Si la chose avait été présentée comme telle, pas sûr que l’attaquant du Real Madrid aurait choisi de prendre autant de risques fiscaux, judiciaires et médiatiques en plaçant son argent dans un paradis fiscal.
Et que dire des fortunes qu’il a déjà dépensées pour rémunérer ses avocats fiscalistes ? Le montant des honoraires ne va-t-il pas finir par atteindre celui des impôts éludés ? Mais il faut bien que les agents justifient leurs revenus. Et créent des liens indéfectibles avec les joueurs ou avec les entraîneurs. Ce qui peut permettre de prendre le contrôle de la politique sportive des clubs.
En 2013, l’agent turc Bayram Tutumlu refourguait ainsi ses joueurs à son éternel ami, le manager de Swansea, Michael Laudrup. Il touchait même une commission quand il faisait signer des joueurs « appartenant » à d’autres agents.
Les intermédiaires ont tellement d’influence, se font tellement d’argent sur les transferts, que les clubs en viennent à les rémunérer grassement pour qu’ils n’incitent pas leur joueur à partir. D’ici 2018, l’intermédiaire allemand Volker Struth touchera 5 millions d’euros du Real Madrid pour avoir persuadé Toni Kroos de prolonger son bail en Espagne, en dépit d’offres plus juteuses de clubs rivaux.
Dans le même ordre d’idées, quand Thiago Silva négocie une augmentation de salaire, et passe de 6 à 8 millions d’euros par an, son agent touche 2 millions d’euros.
Mais les agents les plus créatifs ont vu plus grand encore. L’Israélien Pini Zahavi s’est offert le club de Mouscron, en Belgique, pour 8,5 millions d’euros à travers une société basée à Malte, Gol Football Malta. Les règles de la FIFA interdisant à un agent de posséder un club, il l’a revendu pour 10 euros à une autre société maltaise, propriété de son neveu Adar.
Comme tous les agents, pour pouvoir officier, Pini Zahavi a dû signer la déclaration suivante : « Je déclare avoir une réputation impeccable, et je confirme en particulier ne pas avoir été condamné pour un délit financier. » Si la notion de « réputation impeccable » laisse aux fédérations une marge d’appréciation, celle de condamnation ne devrait souffrir d’aucune contestation.
Luciano D’Onofrio, un agent belge condamné à de multiples reprises, continue pourtant d’officier, comme nous l’avons démontré, en s’abritant derrière un agent de façade, nommé Frederico Delmenico. Et son business s’étend aux mineurs. Là encore, officiellement, les intermédiaires ne peuvent pas se faire rémunérer pour des transactions qui concernent des jeunes de moins de 18 ans. Dans les faits, les clubs s’assoient sur la règle, ou la contournent allègrement. Il n’y a pas d’âge pour débaucher un joueur. Pas de limites pour réussir à l’attirer. Et pas d’instances pour efficacement contrôler.