C’est l’une de ses dernières grandes réussites. Le 25 mai 2016, l’oligarque Guennadi Timtchenko, qui appartient au cercle étroit des amis du président russe, a une fois de plus bluffé ses partenaires français. En sa qualité de coprésident du Conseil économique de la Chambre de commerce et d’industrie franco-russe (CCIFR), il a obtenu que Vladimir Poutine reçoive, pendant plus d’une heure et demie, au Kremlin, une dizaine de patrons du CAC 40, afin de faire le point sur les investissements français, confirmant ainsi son rôle d’homme d’influence et de grand ami de la France.

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La rencontre tombait à point nommé, alors que les grandes manœuvres autour des sanctions adoptées il y a deux ans, en réponse à l’implication de Moscou dans la crise ukrainienne, ont commencé. La question de la prolongation des sanctions sera débattue en amont du Conseil européen des 28 et 29 juin, et le Sénat français vient de se prononcer, à une écrasante majorité, pour leur allégement progressif.
Autour d’une grande table ovale du Kremlin, avaient pris place Patrick Pouyanné, le PDG de Total (également coprésident du Conseil économique de la CCIFR avec Guennadi Timtchenko), Emmanuel Babeau (Schneider Electric), Patrice Caine (Thales), Claude Imauven (Saint-Gobain), Véronique Laury (Castorama-Kingfisher), Vianney Mulliez (Auchan), Franck Riboud (Danone), Alexandre Ricard (Pernod Ricard) et Yves-Thibault de Silguy (Vinci et vice-président du Medef).

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Filmé par les caméras du Kremlin, le président russe a livré un petit discours de bienvenue, se félicitant qu’« aucune des quelque 500 entreprises françaises présentes en Russie n’ait quitté le pays ». « Les investissements français en Russie ont même continué à croître à un rythme soutenu pour atteindre plus d’un milliard d’euros l’année passée », a-t-il ajouté, lançant à ses interlocuteurs une invitation au Forum économique de Saint-Pétersbourg, le “Davos russe”, le 16 juin prochain, où Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, a accepté de se rendre.
Puis « le président Poutine, qui aime comprendre, a donné la parole à chacun des neuf patrons. Ils ont pu lui faire part de leurs projets et des problèmes qu’ils rencontrent », raconte à Mediapart Emmanuel Quidet, le président de la Chambre économique et d’industrie franco-russe (CCIFR) qui était également présent, mais se refuse à en dire plus sur le contenu des échanges. Il soulige que « sans l’engagement personnel de Guennadi Timtchenko et de Patrick Pouyanné, cette rencontre n’aurait pas pu se faire ».
Depuis quelques années, l’oligarque, ami de Poutine depuis la fin des années 1980 et qui pèse aujourd’hui 13,4 milliards de dollars selon Forbes, est devenu la coqueluche des cercles d’affaires français. Beaucoup apprécient sa discrétion et sa proximité avec le pouvoir. Emmanuel Quidet le décrit comme « quelqu’un de très fin, cultivé, drôle et charmant ». Lors de la réunion au Kremlin, Guennadi Timtchenko a souligné qu’« en dépit de circonstances extérieures défavorables » la France reste le « partenaire stratégique le plus important » de la Russie, comme le rapporte le communiqué de la CCIFR.
En décembre 2011, alors qu’il était encore peu connu (et se faisait un point d’honneur à menacer de poursuites tout média qui établissait un lien entre sa réussite en affaires et son amitié avec le président Poutine), il avait été nommé à la présidence du Conseil économique de la CCIFR. Cet organisme compte 20 membres, dirigeants des plus grandes entreprises françaises et russes et représentants du patronat, « des élites au service de la relation économique franco-russe », lit-on sur le site internet. Puis en juillet 2013, le milliardaire était discrètement décoré de la Légion d’honneur pour sa contribution « à la promotion de la collaboration économique franco-russe, notamment la coopération avec Total en matière d'exploitation de gisements de gaz de la péninsule de Yamal », expliquait alors l’ambassadeur de France, Jean de Gliniasty qui vantait, lui aussi, ses qualités personnelles, « sa liberté, légèreté et finesse ainsi que l'absence d'excès qui caractérise un vrai gentleman ».
Guennadi Timtchenko est l’homme qui a permis à Total de s’installer sur le marché russe. Après un premier échec en 2005, le groupe français entrait en 2011 au capital de Novatek, le premier producteur indépendant de gaz dont Timtchenko est, lui-même, actionnaire. Avec, à la clé, une participation de 20 % dans un gigantesque projet de construction d’une usine de liquéfaction de gaz sur la péninsule de Yamal (Yamal LNG).
À l’époque installé avec sa famille à Cologny, la banlieue ultrachic de Genève où il est imposé au « forfait fiscal », l'homme d'affaires devient l’interlocuteur incontournable dans les secteurs du gaz et du pétrole et noue de très forts liens avec Christophe de Margerie, le PDG de Total disparu, en octobre 2014, dans un accident d’avion à Moscou.
Il se fait aussi connaître dans les cercles culturels parisiens. En mars 2013, Henri Loyrette, alors président-directeur du Louvre, avait annoncé le lancement d’un très ambitieux projet d’aménagement des salles consacrées à l’art russe, qui devait être financé par l’oligarque, aux côtés d’un autre homme d’affaires, Andreï Filatov, lui aussi membre du Conseil économique du CCIFR. Le but était de permettre au grand musée d'acheter des peintures et des dessins d'artistes russes. Aujourd'hui, le service de presse explique qu'aucune acquisition n'a été faite depuis 2013, même si la « création de nouvelles salles consacrées aux arts de Byzance et des chrétientés d'Orient » est toujours envisagée « à un horizon qui reste à définir ».
C'est qu'entre-temps Guennadi Timtchenko a été contraint de se consacrer en priorité à la réorganisation précipitée de son empire. Le 20 mars 2014, le département du Trésor américain l’inscrit sur la liste des sanctions, ciblant la garde rapprochée de Poutine. En quelques heures, il est contraint de se débarrasser de sa participation (43,9 %) dans Gunvor, le géant du négoce pétrolier qu’il a cofondé et qui a connu un développement fulgurant grâce au dépeçage du géant Ioukos.
C’est ensuite tous ses actifs qui seront visés par Washington – sa holding Volga Group qui détient la société de construction d’oléoducs Stroytransgaz puis le géant Novatek –, l’obligeant à rapatrier ses affaires en Russie et même à quitter sa base arrière genevoise où il dit ne plus être en sécurité, comme il l’avait confié à l’agence Itar-Tass dans une interview fleuve à l'été 2014. Ses partenaires français, eux, sont sous le choc, craignant que Bruxelles ne s'aligne sur la position américaine.
Pas de sanctions européennes pour Timtchenko
Mais, en Europe, le milliardaire est toujours passé à travers les gouttes. Presque miraculeusement. En juillet 2014, au lendemain du crash du vol MH17 au-dessus de l’est de l’Ukraine, certains des vieux camarades de Poutine – Arkadi Rotenberg, Nikolaï Shamalov ou Yuri Kovaltchuk – font leur entrée sur la liste des sanctions européennes. Lui est épargné, alors qu’à l’époque sa société Stroytransgaz est sur les rangs pour construire le pont de 20 km qui doit relier, dès 2019, la péninsule de Crimée à la mère patrie russe, au-dessus du détroit de Kertch. Un projet qu’il a finalement laissé tomber, craignant que cela ne décide Bruxelles à agir contre lui, et laissant l’ouvrage à Arkadi Rotenberg.
En France, Guennadi Timtchenko a toujours le soutien de la Chambre de commerce et d’industrie franco-russe (CCIFR) et de son fameux Conseil économique. Devenu l’un des plus actifs lobbys pour la levée des sanctions contre la Russie, la CCIFR a multiplié les communiqués et les prises de position, rencontrant même Laurent Fabius alors ministre des affaires étrangères et s’engageant ouvertement pour la livraison à la Russie des navires de guerre Mistral.

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L'oligarque ne ménage pas ses efforts pour élargir le cercle des amis de la Russie, se faisant le messager du Kremlin. En novembre 2015, il a accueilli à Moscou une délégation du Medef, composée de trente-cinq dirigeants d’entreprise représentant différents secteurs d'activité (transport, énergie, biens de consommation, santé, banque, conseil). « Le climat d'investissement en Russie s’améliore, faire des affaires en Russie est de plus en plus confortable pour différents groupes d'entrepreneurs. De manière générale, il y a en Russie de nombreux secteurs dans lesquels il est intéressant d’investir. L’agriculture en fait partie », lançait-il. Un domaine qu'il connaît aussi puisqu'en octobre 2014 sa holding Volga Group a racheté 40 % du plus gros producteur russe de pommes, Alma Group. « [Pour réussir votre développement en Russie,] il vous faut un bon partenaire russe », ajoutait-il, se félicitant d’investir « tout son argent – et ce n’est pas peu – en Russie ».

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Ces derniers mois, Guennadi Timtchenko a travaillé au bouclage du financement du gigantesque chantier Yamal LNG, situé sur la péninsule de Yamal, à l’intérieur du cercle polaire et dont le coût est évalué entre 27 et 30 milliards de dollars. Il est prévu que cette usine de liquéfaction de gaz naturel, alimentée par le gisement de Yuzhny Tambei et déjà construite à 65 % par le groupe Vinci, soit opérationnelle en 2017 et produise d'ici à trois ou quatre ans 27 milliards de mètres cubes de gaz et 16,5 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié (LNG) par an, soit l'équivalent des deux tiers de la consommation annuelle de la France.
Le chantier est vital pour le pétrolier français qui détient 20 % de Yamal LNG, aux côtés de la China National Petroleum Corporation CNPC (20 %), du fonds chinois Silk Road (9,9 %) et de Novatek (50,1 %), dont Total est actionnaire à 18,9 % et qui est contrôlée à 23,5 % par Guennadi Timtchenko.
Il y a deux ans, le projet a bien failli capoter. « Lorsque les sanctions sont tombées en juillet 2014, nous avions bien avancé sur le financement : un montage classique, en dollars, avec des banques américaines, des avocats américains… Il a fallu tout recommencer de zéro ! » racontait récemment Jacques de Boisséson, directeur de la filiale de Total à Moscou dans Les Échos. À la mi-avril dernière, après de longues négociations, deux banques chinoises – Export-Import Bank of China et China Development Bank – ont accepté d’apporter les 12 milliards de dollars qui manquaient jusqu’ici. Alors que le reste des fonds doit être amené par les partenaires du projet, Total négociant actuellement un financement supplémentaire de 4 milliards de dollars auprès de banques russes.
Là encore, l’entregent de Guennadi Timtchenko a été précieux. Il y a deux ans, tout juste épinglé sur les listes américaines, il avait démonstrativement exprimé sa volonté de se tourner vers l’Asie. Il était parachuté à la tête du Conseil des affaires russo-chinois et présenté par Vladimir Poutine comme « le principal homme de la Russie en Chine ».
Tout semble lui réussir aujourd’hui. Sa société Stroytransgaz a récemment obtenu, sans appel d’offres, de pouvoir construire 400 km du gazoduc « Sila Siberi » qui doit alimenter la Chine. En mars 2015, il s’était vu attribuer, déjà sans aucune concurrence, le premier tronçon de 200 km du projet. Par ailleurs, Novatek pourrait bientôt obtenir de pouvoir exporter du gaz naturel en Europe, à travers Gazprom Export qui détenait jusqu’ici le monopole.
Dans le classement des « rois des commandes d’État » effectué cette année par Forbes, Guennadi Timtchenko arrive en troisième position, avec un total de commandes de 161 milliards de roubles (2,2 milliards d’euros) pour 2015. Bloomberg estimait récemment que sa fortune s’était au début de l’année renchérie de 2 milliards de dollars, grâce à la hausse des actions Novatek et aussi parce qu’il a enfin pu récupérer en cash la part de Gunvor qu’il avait précipitamment vendue. Certains médias russes le considèrent comme le businessman de l'année.

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Il suit aussi scrupuleusement les consignes de patriotisme économique voulues par le président Poutine. La Douma d’État (chambre basse du parlement) avait adopté en novembre 2014 une loi sur la « déoffshorisation de l’économie russe ». Elle oblige les entreprises et les individus à déclarer au fisc toutes les participations, supérieures à 10 %, détenues dans une structure à l'étranger. S'ils en possèdent plus de 50 %, ils devront payer en Russie leurs impôts sur les bénéfices. Ce seuil devant passer à 25 % à partir de 2017. Peu d’hommes d’affaires se sont à ce jour exécutés, mais Guennadi Timtchenko, lui, a réorganisé la structure de sa compagnie Volga Group, qu’il détenait jusqu’ici au travers d’une structure chypriote et luxembourgeoise. Depuis décembre 2015, il est devenu le seul actionnaire (à 99,99 %) de Volga Group qui soit enregistré en Russie, parfaitement à l'aise dans son costume d’oligarque 100 % russe et preuve vivante que la stratégie des sanctions américaines, qui consistait à isoler de ses camarades le président Poutine, n'a pas vraiment porté ses fruits.