Quand on dîne avec le diable, il faut une longue cuillère, dit-on. Et de très bonnes raisons. L’Union européenne et ses États membres étaient en droit, ont-ils jugé en 2014, de s’asseoir à table avec le régime d’Omar al-Bachir, le dictateur soudanais recherché par la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité et génocide. Mais il n’est pas sûr qu’ils aient choisi la bonne taille pour la cuillère.
Cette histoire remonte à près de dix ans, mais elle a des conséquences, aujourd’hui, que les États européens n’avaient certainement pas prévues. Sans l’aide de l’UE, le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti, chef d’une milice qui ravage le Soudan, n’aurait sans doute pas pu réclamer le pouvoir et lancer son pays dans une guerre civile aussi absurde que suicidaire.
Quel rapport entre Bruxelles, un dictateur déchu en 2019 et un chef de guerre en quête de siège présidentiel ? Les liens entre tous ces événements méritent d’être exposés.

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À l’origine était une obsession européenne : la défense de ses frontières contre ce qu’il est convenu d’appeler, depuis 2015, la « crise migratoire ». Les entrées dites « illégales » dans l’espace européen augmentent alors notablement : selon Frontex, l’agence européenne chargée de la surveillance des frontières de l’UE, elles passent de 107 365 en 2013 à 283 532 en 2014 et 1 813 396 en 2015.
À Bruxelles, c’est l’affolement. La forteresse Europe décide d’ajouter des remparts à son enceinte. Mais il ne faudrait pas heurter une opinion publique sensible aux drames qui se jouent en mer, comme le naufrage où périssent 359 personnes près de l’île italienne de Lampedusa en 2013.
La politique est donc plus que jamais à l’« externalisation des frontières » : les États européens vont confier à d’autres pays le soin d’empêcher les candidats à l’exil d’atteindre le territoire de l’UE. Plus ces nouveaux limes sont à distance de l’Europe, mieux c’est.
Deal avec un dirigeant accusé de génocide
Il a été fait beaucoup de publicité à l’accord de 2016 avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan pour qu’il retienne sur son sol les réfugiés syriens. Mais l’UE est beaucoup plus discrète, et opaque, à propos d’un vaste projet, l’Initiative pour la route migratoire UE-Corne de l’Afrique, communément appelée « processus de Khartoum ».
D’un côté, les 28 États membres de l’UE de l’époque. De l’autre, 9 pays de l’Afrique orientale : Djibouti, Égypte, Éthiopie, Érythrée, Kenya, Soudan, Soudan du Sud, Somalie, Tunisie. Depuis, la Libye et l’Ouganda ont rejoint le processus.
Adopté lors de la conférence ministérielle euro-africaine de Rome en novembre 2014, il est finalisé au sommet de la Valette (Malte) un an plus tard. Son bras financier sera le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (EUTF selon l’acronyme anglais), doté de 3,4 milliards d’euros pour l’ensemble du continent.
Les parlementaires européen·nes, non consulté·es, chercheront à savoir où va l’argent, mais n’obtiendront pas de réponse satisfaisante. « Il n’y a aucun contrôle parlementaire ou démocratique sur l’utilisation de ces fonds donnés à ces pays, et notamment au Soudan, regrette une conseillère politique du groupe des Verts au Parlement européen. Ce fonds d’urgence est précisément construit pour échapper à tout contrôle public ou démocratique éventuel. C’est très opaque. »
L’objectif officiel est de protéger les personnes migrantes. « Le processus vise à aider les États membres à identifier et à mettre en œuvre des projets concrets pour lutter contre la traite des êtres humains et le trafic de migrants », annonce le site officiel du processus de Khartoum.
Pourquoi mettre le Soudan au centre de ce processus ? Parce que ce grand État d’Afrique orientale est à la fois un pays de transit et de départ. Selon le Haut Commissariat aux réfugiés de l’ONU (HCR), il accueillait, en janvier 2023, un million de réfugié·es. Les candidat·es à l’exil de la Corne de l’Afrique, Somalien·nes, Éthiopien·nes et Érythréen·nes y passent pour rejoindre la Libye avant d’embarquer pour l’Europe. Sans oublier que les Soudanais·es aussi, dont le pays est en butte à des guerres civiles et de graves difficultés économiques, prennent la route.
Il n’y a guère de mal à entrer en Libye. « Les frontières longues et poreuses du Soudan avec ses voisins de l’est et du sud, associées à des contrôles frontaliers laxistes, ont permis à un grand nombre de migrants de franchir les frontières internationales. L’effondrement de l’État en Libye a permis à des milliers de migrants d’entrer depuis le Soudan sans être soumis à des contrôles appropriés aux points d’entrée de la frontière », écrit avec mesure le chercheur et défenseur des droits humains Suliman Baldo dans un rapport de 2017.
Au-delà de ce constat, le péché originel du processus de Khartoum est la nature des régimes avec lesquels l’UE coopère, en particulier le Soudan, pièce centrale du dispositif. À l’époque, le dirigeant s’appelle Omar al-Bachir. Au pouvoir depuis 1989, il a mis le pays sous la coupe réglée d’un régime militaro-islamiste.
« La coopération de l’UE avec le Soudan sur les questions d’immigration peut susciter plusieurs inquiétudes, notamment parce que le pays est en fait une dictature où les violations des droits de l’homme sont légion et où le pluralisme démocratique est étouffé », écrit encore Suliman Baldo. Même très longue, la cuillère risque d’éclabousser l’Union européenne.
« L’UE a choisi d’ignorer le simple fait que c’est l’oppression des régimes de Khartoum et de ceux qui lui ressemblent qui a poussé les Dreamers [terme utilisé aux États-Unis pour désigner les jeunes immigrés dont les parents sont arrivés illégalement – ndlr] à risquer leur vie pour tenter de s’enfuir », assénait, en 2017, Amgad Farid, opposant au régime d’Omar al-Bachir.
L’UE a un seul but : bloquer les migrants
Dès le départ, les soupçons d’apport financier et technique au régime soudanais se font jour à Khartoum. Non sans logique : les programmes censés s’attaquer aux « racines profondes » des déplacements, sensibiliser les candidats à l’exil aux dangers de la route et permettre un développement qui fixera les populations dans leurs pays ont toujours un volet sécuritaire. Et c’est celui qui prime pour l’UE.
« Le processus de Khartoum est abordé uniquement sous l’aspect sécuritaire, regrette Mahmoud Zeinabdeldin, fondateur de l’ONG soudanaise Agocaps, pourtant favorable à la coopération avec l’UE dans le domaine de la migration irrégulière. On a affaire à des professionnels de la sécurité, de la défense, de la police, de l’immigration. Jamais à un délégué d’un ministère de l’agriculture ou de l’éducation, par exemple... »
La répartition des sommes débloquées par le Fonds est éclairante : « 400 millions d’euros ont été alloués à la gestion des migrations, dont 55 % vont à des programmes visant à restreindre la migration irrégulière par l’endiguement et le contrôle. 4 % à la sensibilisation [...] », détaille Louise Sullivan, ancienne consultante pour BMM (Better Migration Management, en français Meilleure gestion des migrations), un des programmes liés au processus de Khartoum, dans un long article.
Ce n’est pas ce qui est mis en avant dans la communication. « Dans les réunions auxquelles j’ai participé, les Européens utilisaient sans cesse des termes comme “capacity building”, de renforcer les capacités des migrants pour les rendre moins vulnérables, affirme Safa*, une traductrice soudanaise employée par intermittence en 2017 et 2018. Ils utilisaient aussi systématiquement le mot “trafficking” et non “smuggling”. Le premier [traite en français – ndlr] évoque la violence, les rançons, les viols. Le second [contrebande en français – ndlr] sous-entend la volonté de la personne de migrer et son utilisation volontaire de réseaux. » Fixer les candidats à l’exil sur le sol soudanais en leur offrant des perspectives d’avenir est l’objectif du programme BMM. Il est doté de 46 millions d’euros pour sa première phase (2015-2019) et de 53 millions d’euros pour la deuxième (en cours) et mis en musique par l’agence de développement allemande, le GIZ.
L’intention est excellente, mais le diable – encore lui – se niche dans les détails. Car les acteurs de BMM sont si nombreux qu’il est facile de s’y perdre. Parmi eux figure le français Civipol, « opérateur de sécurité du ministère de l’intérieur » à l’étranger, ainsi qu’il se définit sur son site. Il s’agit en fait d’une entreprise de droit privé, à but lucratif, détenue à 40 % par l’État et dont les autres actionnaires sont notamment Thales, Airbus, Idemia, entreprise de sécurité numérique qui « exporte » le savoir-faire de la France en matière de sécurité. La lutte contre l’immigration est devenue un business. Civipol « fournit des formations pour les unités spécialisées en charge de la lutte contre le trafic d’êtres humains, forme des agents de police dans les zones frontalières et aide les autorités chargées de la police », indique le site.
L’entreprise gère un deuxième programme clé du processus de Khartoum : le Rock (Centre régional opérationnel d’appui au processus de Khartoum). Abrité dans des locaux de la police soudanaise jusqu’à son déménagement à Nairobi, il rassemble des officiers de police des pays membres du processus et est doté de 5 millions d’euros pour chacune de ses phases de 45 mois. L’objectif officiel est de traquer les réseaux de passeurs.
Mediapart a sollicité Civipol pour obtenir un entretien, qui nous a été refusé.
Les Européens ont donné des moyens logistiques, et ce type de formations et d’équipements peut aussi avoir une exploitation politique et servir à surveiller les opposants.
Le problème, encore une fois, est l’identité de celui avec lequel vous partagez le dîner et la longueur de la cuillère. « L’interlocuteur principal des Européens était le ministère de l’intérieur soudanais, plus exactement un officier de haut rang, le général Dahiya, il était présent dans toutes les réunions », reprend Safa. Ce haut responsable, chargé de l’immigration au ministère soudanais de l’intérieur sous le régime d’Omar al-Bachir, est cité dans de nombreux documents que nous avons pu consulter.
Ainsi, un diplomate européen le décrit dans un rapport de 2017 comme « notre seul relais avec les forces de sécurité intérieures ». Nous avons tenté plusieurs fois de joindre le général Dahiya, qui a quitté son poste après la destitution d’Omar al-Bachir en 2019, sans succès.
Le régime soudanais, sous Omar al-Bachir, a été épinglé à de multiples reprises pour ses violations répétées et gravissimes des droits humains. Après la destitution de l’autocrate, les militaires ont toujours gardé une grande influence, en raison de leur mainmise sur les forces de sécurité.
Même pendant le gouvernement civil, les ministères de la défense et de l’intérieur étaient tenus par des militaires. Les généraux siégeaient, à égalité avec les civils, dans le Conseil de souveraineté, qui chapeautait les institutions. Et ils ont repris l’entièreté du pouvoir en octobre 2021 à la faveur d’un coup d’État, avant de déclencher la guerre qui détruit le pays depuis le 15 avril dernier.
Dons d’équipements et fourniture de formations
Un pan important de l’action européenne consiste en des formations délivrées à des forces de sécurité par différents intervenants, Civipol, mais aussi l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) ou encore le gouvernement italien, très actif. En 2016, Rome a signé secrètement, sans en référer au Parlement contrairement à la règle, un accord bilatéral de coopération policière avec le Soudan. Sont également fournis des équipements, comme des ordinateurs, pour les vérifications de documents.
« Les Européens ont donné des moyens logistiques, par exemple des instruments d’identification des individus, ou bien des systèmes d’écoutes électroniques, pour suivre les trafiquants, explique Suliman Baldo dans un entretien réalisé en mars 2023. Mais ce type de formations et d’équipements peut aussi avoir une exploitation politique et servir à surveiller les opposants. »
Autre question lancinante : à qui vont ces équipements ? Ces apprentissages ? Aux policiers, affirment les Européens. Le hic, c’est que la police n’est pas très active aux frontières terrestres du Soudan, celles qu’empruntent les migrant·es venant de la Corne de l’Afrique, et celles, désertiques vers la Libye et l’Égypte. Ce n’est pas par les aéroports que voyagent les candidat·es à l’exil démuni·es de visas.

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Quelques semaines avant que la guerre n’éclate à Khartoum, Mediapart y a rencontré un officier des renseignements généraux, Mohamed, qui travaille avec l’unité soudanaise de lutte contre le trafic, et en surveille ses membres par la même occasion.
Il nous a décrit de façon très précise les routes migratoires depuis l’est du Soudan : « Les Somaliens sont les plus riches, ils arrivent en 4x4 climatisés. Les Éthiopiens passent la frontière à pied en traversant un wadi [rivière saisonnière – ndlr], les Érythréens par la montagne. Ils embarquent dans des camions, direction Khartoum. Soit ils font halte en chemin, quelques heures ou quelques jours dans des entrepôts ou des fermes, soit ils arrivent directement dans la capitale en évitant les checkpoints, ou en payant les soldats. À Khartoum, ils sont distribués dans des appartements. S’ils ont l’argent pour payer la suite du voyage, ils ne restent que quelques jours, sinon ils restent un peu ici et travaillent pour gagner la somme qui leur manque. »
Le voyage vers la frontière libyenne se fait en convois, dans des voitures « Thatcher », gros pick-up Toyota, surnommés ainsi sans doute pour leur solidité et connus pour avoir été « les » voitures du service de renseignement politique sous Omar al-Bachir, ou dans des camions. Dans ce dernier cas, les migrants sont cachés au milieu des marchandises.
De Khartoum vers l’ouest, c’est rapidement le désert. « Les trafiquants passent par la ville de Dongola, sur le Nil, 500 km au nord de Khartoum, et piquent vers la Libye, à travers le désert, jusqu’au “Triangle”, le nom de la région frontalière Soudan / Libye / Égypte, explique Chams, fin connaisseur de cette partie du pays. C’est aussi une zone d’orpaillage, et depuis quelques années s’est installée une ville, qui est aussi un marché, Ketamat. »
Dans ce far west soudanais se côtoient chercheurs d’or, migrants, passeurs soudanais et trafiquants libyens. Et l’on croise à nouveau le processus de Khartoum. Car la sécurisation et le contrôle de la frontière étaient du ressort, avant la guerre actuelle, des Forces de soutien rapide (RSF, pour Rapid Support Forces en anglais) du général Hemetti. Celles-ci, issues des janjawid, supplétifs de l’armée soudanaise pendant la guerre du Darfour, ont été déclarées forces régulières en 2017. Et officiellement chargées des frontières.
Les faibles dénégations de l’UE
« L’UE n’a pas apporté de soutien financier au gouvernement du Soudan sous le régime d’Omar al-Bachir. Il en va de même pour le Conseil militaire de transition (CMT) et les Forces de soutien rapide (RSF) de l’armée soudanaise », précise le porte-parolat de la Commission en septembre 2020. Même affirmation, début juin 2023, de la part de diplomates européens : « C’est une légende qui traîne depuis des années. » Et ils mettent en avant le financement d’ONG locales.
L’UE ne peut cependant pas s’exonérer de sa proximité avec un régime répressif et policier. Aucune organisation ou association soudanaise ne peut travailler sans être enregistrée auprès de la Commission soudanaise d’aide humanitaire (HAC). Sous Omar al-Bachir, cette dernière était une branche des services de renseignements (National intelligence and security service, NISS), sinistre organe de répression.
De son côté, le général Hemetti n’a cessé de se poser en partenaire de l’Union européenne. Une page du site internet de la force paramilitaire, supprimé après le déclenchement de la guerre, s’intitulait : « Faire face à l’immigration clandestine ». S’y affichaient images de soldats de RSF en majesté, lieux et dates des interpellations et nombre de migrants arrêtés, photographies et vidéos de candidats à l’exil stoppés avant d’atteindre la Libye.
Les formations et les technologies ont été bien meilleures grâce à l’Europe.
À plusieurs reprises, le chef des RSF s’est mis en scène en gardien des frontières de l’Europe, alternant menaces et exigences de reconnaissance. Il s’est fait le porte-parole des autorités soudanaises, demandant, pour services rendus, la levée des sanctions imposées par les États-Unis, la fourniture de toujours plus de véhicules et d’équipements.
Il a également – comme le faisait Mouammar Kadhafi en son temps et et le font aujourd’hui les autocrates turc Erdoğan et biélorusse Loukachenko – manié le chantage chaque fois que l’UE prenait ou menaçait de prendre ses distances, par exemple en 2016 ou 2018. « Si le Soudan ouvre sa frontière, un grave problème se posera dans le monde entier », menace-t-il après le coup d’État d’octobre 2021. En août 2022, Hemetti cherche à obtenir le soutien des Européens dans son bras de fer avec son allié-ennemi de l’époque, le général Bourhan. Son ton change. Le chef des RSF remercie chaleureusement Rome : « Nous sommes surtout soutenus par les Italiens, surtout d’un point de vue technique. […] Leur formation nous a beaucoup aidés car elle est spécialisée dans la lutte contre le terrorisme et l’immigration clandestine. Merci à l’Union européenne et aux Européens en général. » Et d’évoquer aussi des subventions pour le carburant.
En revanche, nombre de Soudanais, défenseurs de droits humains, avocats, activistes, pointent le soutien, au moins indirect, de l’Union européenne et de certains de ses États membres à la milice soudanaise.
« Les forces conjointes de surveillance de la frontière libyenne, surtout composées de RSF, ont reçu des drones qui leur permettent de contrôler les lieux 24 heures sur 24, explique Mazin, un agent des renseignements militaires. Le nombre de véhicules tout-terrain a augmenté considérablement depuis 2018, grâce à l’accord avec l’Union européenne. Les RSF ont maintenant établi une grande base près d’al-Zourouq, dans le nord-ouest du Darfour, à proximité de la frontière avec la Libye. Les soldats engagés là-bas sont ensuite récompensés en étant envoyés à la frontière avec le Yémen, où ils sont très bien payés. »
« Les formations et les technologies ont été bien meilleures grâce à l’Europe, renchérit Mohamed, des renseignements généraux, qui participe de temps à autre à des opérations conjointes avec les RSF. Nous avons reçu plus d’équipements. Beaucoup de voitures neuves, des Thatcher, sont arrivées en 2020, et des Thurayas [téléphones satellitaires – ndlr] sécurisés. Nous en avions très peu, avant. »
L’Union européenne est consciente des grincements de dents causés par son action contre les migrations irrégulières. Un télégramme diplomatique envoyé par l’ambassade de France à Khartoum – que Mediapart a pu consulter – fait état d’une réunion tendue, en février 2017, avec l’opposition soudanaise à ce propos : « Les soupçons de financement par l’UE des services de sécurité soudanais en vue de renforcer la lutte contre l’immigration clandestine […] semblent fortement enracinés chez les responsables de l’opposition soudanaise et au-delà dans l’opinion publique. Cela ne rend que plus nécessaire la mise en œuvre d’une gouvernance des projets aussi irréprochable que possible. »
La mission est d’autant plus impossible qu’il est notoire que les forces soudanaises, les RSF en premier lieu, participent elles-mêmes au trafic. « Il est facile de corrompre les soldats, et même les responsables, reconnaît Mohamed, dont une des tâches est de les surveiller. Les grands trafiquants paient à l’avance, et le passage de leurs convois est arrangé à l’avance. »
« Vous payez, vous passez, affirme un avocat du Darfour. Dans le cas contraire, vous êtes dépouillé, tabassé, rançonné, finalement envoyé en prison. » Il n’est pas rare, selon plusieurs avocats, que les RSF arrêtent, en guise de migrants irréguliers, des voyageurs ou des travailleurs. « J’ai eu le cas de trois Turcs, employés par une entreprise de forage d’eau. Les soldats leur ont tout pris, argent, portables, les ont gardés trois jours dans leur centre et les ont déférés en prison, alors qu’ils étaient en possession de visas et permis de travail. »
La grosse machine du processus de Khartoum n’atteint même pas vraiment ses objectifs : « Cette frontière est restée une passoire », soupire un ancien diplomate européen. À tel point que l’Union européenne cherche aujourd’hui à construire des remparts en Tunisie et en Égypte. D’autant plus qu’elle s’affole de la guerre au Soudan qui pousse des millions de personnes sur les routes.