Les frappes aériennes russes contre les infrastructures : des crimes sans châtiment ?

Depuis le 24 février et l’invasion de l’Ukraine, les opérations aériennes russes interrogeaient les spécialistes par leur faible volume et leur apparente retenue. Mais depuis le 10 octobre, les choses ont brutalement changé. Quels sont les objectifs de l’armée russe et dans quelle mesure ces attaques constituent-elles des crimes contre l’humanité ? Une chronique de Cédric Mas, historien militaire.

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Le 10 octobre 2022 avant l’aube, les alertes aériennes résonnent dans toute l’Ukraine. Entre 8 h 05 et 8 h 18, des missiles fondent sur Kyiv, explosant notamment près du monument Mykhailo Hrushevsky, rue Volodymyrska, au milieu du jardin d’enfants du parc central de Kyiv, à côté du pont de verre de la capitale, sur l’immeuble qui abrite le consulat d’Allemagne ou le toit de la gare principale… Au même moment, la plupart des villes du pays sont touchées.

Deux heures à peine après, une autre vague, cette fois de drones suicides iraniens lancés depuis le Bélarus, tombe sur Kyiv et plusieurs villes. Leurs cibles semblent être les installations électriques, causant des coupures de courant, et même un arrêt complet de l’alimentation en eau et en électricité à Poltava. 

Onze personnes sont tuées et 89 blessées à la suite de ces frappes, pour l’essentiel à Kyiv.

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© Photo illustration Simon Toupet / Mediapart avec AFP

Depuis le 24 février 2022 et l’invasion de l’Ukraine, les opérations aériennes russes interrogeaient les spécialistes par leur faible volume et leur apparente retenue. Mais avec ces frappes, les choses ont brutalement changé.

À partir du 10 octobre 2022, les vagues de missiles et de drones vont se succéder à des intervalles irréguliers, visant officiellement les « infrastructures ». Revenons sur leur déroulement, les objectifs réels de l’armée russe et la question des crimes de guerre éventuels.

La campagne aérienne stratégique de bombardements (10 octobre-24 novembre 2022)

Après le 10 octobre, cette campagne aérienne stratégique, c’est-à-dire visant des cibles stratégiques au niveau du pays ennemi, pour atteindre son effort de guerre (par opposition à des raids tactiques appuyant les opérations sur le front), s’est poursuivie de manière discontinue. On peut distinguer six vagues principales.

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© Infographie Mediapart

Entre ces grandes vagues, les tirs se sont poursuivis, à raison de quelques missiles par jour, toujours sur des cibles urbaines ou à proximité (transformateurs électriques).

Les types de missiles de croisière employés sont divers : Kh-101, Kh-555 (lancés au-dessus de la mer Caspienne par les bombardiers stratégiques Tu-160 et Tu-95 basés à Engels, près de Saratov), des Kh-55 et Kh-58 (tirés d’avions décollant du Bélarus), mais aussi des missiles Kalibr 3M-54 tirés depuis des navires et sous-marins croisant en mer Noire et en mer Caspienne, et des S-300 (missiles antiaériens reprogrammés pour frapper des cibles terrestres, lancés à partir de véhicules spécialement conçus).

S’y ajoutent des drones suicides, soit des Zala Lancet russes, des modèles iraniens Shahed-131 et 136, dont la plongée finale est accompagnée d’une sirène destinée à terroriser les civils alentour.

Il faut signaler que ces vecteurs ne sont pas les plus modernes de l’arsenal russe, mais que certains peuvent emporter une charge nucléaire. Les numéros de série des exemplaires abattus indiquent une fabrication récente, signe que les stocks s’amenuisent. Cet épuisement des réserves de munitions, annoncé depuis le début de l’invasion, se confirme donc, mais plus lent et plus tardif qu’escompté. Il peut expliquer le caractère discontinu, comme « fractionné », de cette campagne.

Lors de chaque vague, les frappes sont lancées depuis le nord (Bélarus), l’est et le sud (tirs depuis la mer Noire ou la mer Caspienne). L’objectif est de saturer les défenses antiaériennes par une masse de missiles et de drones sur des axes d’approche différents.

La défense antiaérienne ukrainienne a été renforcée grâce à l’aide occidentale. Bien que les quantités livrées soient trop réduites par rapport à la superficie du pays à protéger, les sources officielles ukrainiennes annoncent des taux de succès importants. En reprenant les chiffres des missiles abattus comparés au volume des vagues, on constate un affaiblissement des défenses antiaériennes ukrainiennes.

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© Infographie Mediapart

Dès le 10 octobre, au moins trois missiles ont survolé l’espace aérien de la Moldavie, pays neutre. Et le 15 novembre, au moins un missile a, semble-t-il, longé la frontière polonaise, les circonstances et trajectoires exactes restant à préciser.

Enfin, outre ces bombardements stratégiques, il ne faut pas oublier les tirs permanents de missiles, roquettes ou obus russes sur les zones habitées à l’arrière du front, qui tuent ou blessent chaque jour des civils. Selon les chiffres officiels de l’administration régionale, ces tirs ont fait, au 22 novembre, 1 220 morts et 2 620 blessés parmi les populations civiles vivant en zone non occupée de l’oblast de Donetsk.

Une campagne de frappes stratégiques : pour quoi faire ?

Cette action stratégique vise, selon Moscou, les infrastructures énergétiques du pays. Et en effet, les structures de production et de distribution de l’énergie (électricité et gaz) ont été touchées : les bureaux administratifs et postes de contrôle, les transformateurs, les unités de production d’énergie, qu’il s’agisse des centrales électriques thermiques (charbon et gaz) désignées « TPP » en Ukraine ou des centrales hydrauliques… Mercredi 23 novembre, les trois centrales nucléaires en zone libre ont même été « débranchées » temporairement du réseau.

Les conséquences sur la distribution électrique du pays sont importantes, nécessitant de lourdes réparations et privant actuellement plusieurs millions d’habitant·es de courant. Afin de maintenir l’approvisionnement malgré un réseau dégradé, les autorités rationnent l’électricité pour celles et ceux qui peuvent encore être raccordés, avec un accès par roulement de tranches de deux heures.

Mais ces tirs ne se limitent pas aux infrastructures. En effet, plusieurs missiles et drones, interceptés ou non, ont visé les centres-villes, à commencer par celui de Kyiv, paraissant tomber un peu au hasard. Mercredi 23 novembre, un missile est tombé sur un immeuble à Vishgorod, dans la banlieue de Kyiv, faisant cinq morts (dont une jeune fille de 17 ans) et plus de 20 blessés, dont 5 enfants (le plus jeune a 5 ans).

Le début de cette campagne aérienne stratégique suit immédiatement l’annonce de la nomination à la tête des opérations russes en Ukraine du général Sergueï Vladimirovitch Sourovikine, qui a plusieurs particularités.

Tout d’abord, il a été chef d’état-major de l’aviation russe (alors qu’il est officier de l’armée de terre), ce qui lui donne une meilleure perception des capacités de l’arme aérienne.

Ensuite, il a la confiance de Vladimir Poutine et peut l’approcher directement sans passer par les chefs militaires du régime (qu’il s’agisse du ministre de la défense de Russie, Sergueï Choïgou, ou du chef d’état-major général, Valeri Guerassimov).

Enfin, il a commandé en Syrie de mars 2017 à début 2018, où il a notamment mené une campagne de raids aériens contre les villes et les infrastructures, afin de transformer la vie des populations des enclaves rebelles en enfer. Son rôle a été décisif pour le maintien au pouvoir de Bachar al-Assad.

Mais l’objectif des salves de missiles russes n’est pas seulement de priver la population ukrainienne d’électricité à l’entrée de l’hiver, afin de briser sa volonté de résistance ou de la forcer à fuir un pays rendu invivable, affaiblissant la mobilisation nationale comme le soutien des pays voisins. Il y a aussi un double objectif de communication : à l’égard des opinions publiques occidentales, pour renforcer la parole des relais d’influence russes qui ne cessent de réclamer un cessez-le-feu (qui ferait bien les affaires de l’armée russe), et interne à la Russie, pour montrer aux populations russes, dont la vie devient chaque jour plus difficile du fait des sanctions économiques, les souffrances infligées au pays ennemi.

L’une des difficultés de cette campagne stratégique est que pour qu’elle produise un effet pérenne, il faut la poursuivre en permanence. Or se repose la question de la gestion des stocks de missiles, et des livraisons de drones et missiles iraniens. En effet, si les Russes laissent trop de temps entre chaque vague, les Ukrainiens peuvent en profiter pour réparer et mieux protéger leurs installations, avec l’aide européenne.

Nous assistons donc à une sorte de course entre les frappes successives russes et les livraisons occidentales d’armes antiaériennes et d’équipements à l’Ukraine.

Ces bombardements stratégiques sont-ils des crimes de guerre ?

Répondre à cette question n’est pas simple, car il n’existe pas de règles spécifiques aux opérations aériennes dans le droit international de la guerre.

À l’issue de la Première Guerre mondiale, une commission de juristes a été convoquée à La Haye, en décembre 1922, pour rédiger une convention réglementant la guerre aérienne. Ce projet n’a jamais été adopté, sauf quelques règles reprises dans les Conventions de Genève du 12 août 1949 ou dans le Protocole additionnel I de 1977 (par exemple l’interdiction du carpet bombing ou tapis de bombes). Le contenu de ce projet en a inspiré plusieurs autres (dont le Manuel de San Remo de 2009) qui, bien que dépourvus de valeur contraignante, sont utiles pour guider la réflexion sur les pratiques des belligérants.

Faute de normes précises, les principes généraux du droit de la guerre s’appliquent et plusieurs sont transposables aux bombardements aériens :

  • La distinction entre les cibles militaires qui peuvent être attaquées et les cibles civiles (populations et installations) qui doivent être protégées ; la prohibition des attaques dirigées contre les civils ou les biens de caractère civil implique celle des « actes ou menaces de violence dont le but principal est de répandre la terreur parmi la population civile ».
  • L’obligation de prendre des précautions pour éviter ou à tout le moins minimiser les pertes civiles ou les effets sur les populations des actes de guerre ; sont donc interdites les attaques indiscriminées, les actions provoquant des « dommages collatéraux excessifs », et toute attaque disproportionnée qui viole les règles « Proportionnalité dans l’attaque » (règle n° 14) et « Précautions dans l’attaque » (règle n° 15).

Ainsi, le bombardement aérien d’un objectif militaire pourra être constitutif d’un crime de guerre, tandis que celui de cibles civiles pourra être légitime, selon les circonstances et les modes opératoires (moyens et tactiques).

Une attaque aérienne stratégique peut ainsi être évaluée sur trois critères : 

  • La cible ou l’objectif est-il militaire ?
  • Les moyens et méthodes ont-ils été fixés en vue d’éviter les « dommages collatéraux » sur les civils ?
  • Les effets sur les civils sont-ils largement inférieurs aux résultats militaires ?

On peut ainsi distinguer trois catégories de bombardements stratégiques :

  • Les actions purement militaires, notamment contre des objectifs civils qui sont militaires « par destination ». Par exemple, les bombardements alliés de 1943-44 contre les gares, les ponts et les voies de communication avant les débarquements en Normandie et en Provence sont pleinement légitimes.
  • Les actes clairement criminels, par exemple les attaques aériennes de terreur, destinées à tuer des civils, de représailles ; c’est évidemment les fameux Blitz de la Luftwaffe, dont l’exemple le plus flagrant est le bombardement de Belgrade du 6 au 8 avril 1941, inutile militairement mais ordonné par Hitler pour punir les habitant·es de la capitale de Yougoslavie du putsch ayant renversé le gouvernement favorable ; on peut également citer le bombardement de Guernica du 26 avril 1937, qui causa un carnage sans aucune raison militaire (malgré les dénégations allemandes).
  • Les bombardements stratégiques contre le potentiel économique du pays ennemi : les cibles sont civiles (usines, infrastructures énergétiques, moyens de communication ou médias…) mais l’objectif reste militaire ; on peut citer la campagne de bombardements alliés contre les raffineries et usines d’essence synthétique du IIIe Reich, les opérations « Allied Forces » de l’Otan pour le Kosovo en 1999, ou « Unified Protector » de l’ONU en Libye en 2011.

Cette troisième catégorie est celle qui fait le plus débat puisque le caractère criminel de l’opération dépendra des circonstances, du contexte, des moyens et méthodes employés. En effet, les choix des planificateurs, qu’il s’agisse du type d’explosif (incendiaire…), de l’altitude et de la tactique de lancer des projectiles, de la date et de l’heure du raid, vont limiter ou au contraire aggraver les « dommages collatéraux ». Le bombardement allié de Dresde du 13 au 15 février 1945 est un exemple des débats sans fin engendrés par l’imprécision du droit international sur la guerre aérienne.

En quoi les bombardements stratégiques russes en Ukraine ordonnés par Poutine (et planifiés par Sourovikine) sont-ils des crimes de guerre ? Tout d’abord, ils ne relèvent pas de la première catégorie (sauf si l’armée russe préparait une offensive terrestre de grande ampleur sur l’ouest du pays et Kyiv). Sont-ils des opérations relevant de la troisième catégorie ? C’est ce que cherche à faire croire la Russie, qui insiste sur le ciblage d’infrastructures énergétiques, objectifs stratégiques légitimes. Mais il faudrait alors que soit démontrée une attention particulière des planificateurs à épargner les vies civiles et à limiter les conséquences de ces opérations sur les populations.

Or c’est exactement l’inverse, puisque en visant l’alimentation électrique du pays, et de ses agglomérations, c’est bien la population qui est la cible des opérations. Ainsi, rien que pour le 10 octobre, les Ukrainiens annoncent 29 sites d’infrastructures touchés mais aussi 35 habitations civiles (parfois totalement détruites), quatre immeubles civils et une école.

Les bombardements stratégiques visant de grandes villes avec des armes aussi imprécises que les missiles et drones russes ne peuvent d’ailleurs laisser espérer un autre résultat, aggravé encore par les erreurs de ciblage, de trajectoire, les chutes de débris ou de morceaux de missiles (débris de projectiles russes interceptés ou antiaériens tirés par la défense ukrainienne).

Du reste, si le bilan humain a pu être fort heureusement limité, ce n’est pas du fait d’un effort des stratèges de Moscou mais grâce aux moyens et aux informations fournis par les Occidentaux. La population bénéficie ainsi d’un délai pour gagner ses abris, grâce à la surveillance américaine qui détecte les décollages des bombardiers et les tirs de ces missiles bien avant leur arrivée dans l’espace aérien ukrainien (rappelons que cette surveillance se justifie puisque ces missiles peuvent emporter une charge nucléaire).

Et surtout, le déroulement de ces bombardements comme leur exploitation par la propagande russe leur confèrent les caractéristiques de crimes de guerre.

D’abord, la plupart de ces frappes ont été lancées après un échec des armées russes ou un revers de la Russie : l’attaque du pont de Crimée (8 octobre), celle du port de Sébastopol (29 octobre) ou l’évacuation de Kherson (11 novembre). Ces opérations ressemblent donc beaucoup à des actions de représailles, formellement prohibées par les conventions internationales. Les tirs de vengeance relèvent d’ailleurs d’une pratique déjà constatée de l’armée russe, que ce soit dans d’autres conflits comme depuis le début de l’invasion en Ukraine. L’infographie ci-dessous montre (de février à août 2022) qu’après chaque échec ou revers, la Russie a l’habitude de répliquer par un bombardement contre les civils ukrainiens.

Réalisés pour dégrader la vie des populations en les privant d’électricité et de chauffage à l’orée de l’hiver, en représailles à leurs échecs, ces bombardements stratégiques ordonnés par Poutine et son fidèle Sourovikine ne visent donc pas à atteindre directement et exclusivement l’effort de guerre ou le dispositif militaire ukrainien.

Mercredi 23 novembre, Kyiv s’est ainsi endormie dans le noir et le froid après de nouvelles frappes qui seront malheureusement suivies d’autres encore. Le même jour, le président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui s’est  adressé par vidéo au Conseil de sécurité des Nations unies au cours d’une réunion d’urgence qu’il a lui-même réclamée, a dénoncé pour sa part un « crime contre l’humanité »

Tout dans la planification de ces bombardements russes, leur déroulement et l’exploitation qui en est faite par la propagande de Moscou relève de la qualification de crimes de guerre. D’où l’importance de renforcer les défenses antiaériennes de l’Ukraine, non seulement pour la sécurité de l’Europe tout entière, mais surtout pour éviter un désastre humanitaire. Faire cesser ces crimes devrait être notre priorité, avant l’éventuel jugement de leurs auteurs.

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