Guerre en Ukraine : le « cuisinier de Poutine » met le feu au Kremlin

Dans le cadre feutré de l’enceinte fortifiée moscovite comme sur les réseaux sociaux, Evgueni Prigojine, fondateur du groupe de mercenaires Wagner, s’en prend aux généraux qui conduisent l’armée russe de défaite en défaite. Des critiques pas dénuées d’arrière-pensées financières...

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Il y a deux jours, le Washington Post a levé le voile sur un scoop paru trois semaines plus tôt. Le 7 octobre, jour de l’anniversaire de Vladimir Poutine, le quotidien américain avait révélé qu’« un membre du cercle restreint » du dictateur, sans pouvoir préciser lequel, avait « exprimé son désaccord directement au président russe ces dernières semaines sur sa gestion de la guerre en Ukraine ».

Une information « obtenue par les services de renseignement américains » et jugée suffisamment importante pour avoir été incluse dans le briefing quotidien du président Biden. Mardi 25 octobre, le Post a mis un nom sur ce « membre du cercle restreint » qui avait osé émettre des critiques. Il s’agit d’Evgueni Prigojine. Celui qu’on surnomme « le cuisinier de Poutine ».

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L’homme d’affaires Evgueni Prigojine montre au premier ministre russe Vladimir Poutine son usine de restauration scolaire à l'extérieur de Saint-Pétersbourg, le 20 septembre 2010. © Photo Alexey Druzhinin / Sputnik via AFP

Le fait que le fondateur du groupe de mercenaires Wagner se sente suffisamment à l’aise pour s’autoriser à dire à Poutine tout le mal qu’il pense de l’armée russe et de sa conduite de la guerre « montre à quel point son influence augmente à mesure que la guerre menée par Moscou s’essouffle », écrit le Washington Post.

Toujours selon le quotidien américain, « la tension croissante » entre Prigojine et le ministre de la défense, Sergueï Choïgou, ferait l’objet d’un rapport du renseignement américain.

Contacté par les auteurs de l’article, Evgueni Prigojine a nié. « Je n’ai pas communiqué personnellement avec Vladimir Vladimirovitch Poutine récemment […]. Je n’ai pas critiqué la gestion des forces armées de la Fédération de Russie pendant le conflit en Ukraine. Par conséquent, je ne peux rien commenter. »

Seulement, le média Vice est venu aussitôt confirmer l’article du Washington Post. En citant des sources au sein de l’Otan, là où le Post évoquait lui des sources états-uniennes, Vice précise que ses informations auraient été obtenues grâce à des interceptions électroniques de communications en Russie mais aussi grâce à du renseignement humain (comprendre des taupes au Kremlin) et à des sources ouvertes.

Un homme de l’ombre qui s’affiche sur les réseaux sociaux

Pour ce dernier point, Evgueni Prigojine a fourni lui-même les munitions. Le samedi 1er octobre, alors que la Russie enchaîne les défaites, il reprend à son compte les critiques acerbes du dictateur tchétchène Ramzan Kadyrov qui s’en prend avec une véhémence rare au colonel-général Alexandre Lapine, chef des opérations dans la ville de Lyman, dont la chute semble alors imminente.

Sur sa chaîne Telegram, Kadyrov condamne le général russe. « Je dégraderais Lapine au rang de simple soldat et l’enverrais au front avec un fusil pour laver sa honte dans le sang. » Et vitupère contre les supérieurs de Lapine, « ceux qui le couvrent au sein de l’état-major ». Ce qui semble désigner le chef d’état-major, le général Valéri Guerassimov, et le ministre de la défense, Sergueï Choïgou. 

« Bien dit, Ramzan, beau gosse ! Il faut envoyer ces ratés au front avec juste une mitraillette », embraie dans un communiqué Prigojine. Lui dont les mercenaires combattent en Ukraine qualifie sur la place publique les chefs militaires russes de « déchets »

Trois semaines plus tard, le fondateur du groupe Wagner vante la ligne de défense qu’établissent ses mercenaires dans la région de Louhansk. « Un complexe de fortifications est en cours de construction sur la ligne de contact, communément appelée “la ligne Wagner” », s’enorgueillit Prigojine sur les réseaux sociaux.

Une ligne de défense qui ne devrait pas être « nécessaire », selon lui, face à l’armée ukrainienne, « la simple présence des unités Wagner sur la ligne de front étant déjà un mur imprenable »… Sans le dire, Prigojine cherche à faire contraste entre ses hommes, qui seraient redoutables, et l’armée officielle russe en déroute.

Derrière les critiques, le business

Une mise en cause qui ne serait pas dénuée d’arrière-pensées. Selon le rapport du renseignement américain cité par le Washington Post, Evgueni Prigojine se serait plaint que le ministère de la défense s’appuie trop sur Wagner et ne donne pas assez de moyens et d’argent à ses mercenaires pour remplir leur mission.

Prigojine aurait même été, suspectent les services secrets américains, jusqu’à faire diffuser via des faux comptes sur les réseaux sociaux une vidéo montrant ses mercenaires affamés et manquant de munitions pour mieux faire pression sur le Kremlin. 

Le quotidien en ligne russe Meduza, dont la rédaction est installée en Lettonie, décrit également des relations entre Evgueni Prigojine et le ministre de la défense, Sergueï Choïgou, exécrables depuis que le premier a perdu plusieurs contrats avec l’armée… Ce qui interpelle, c’est que jusqu’ici Evgueni Prigojine était un oligarque qui préférait l’ombre à la lumière. Du moins jusqu’à la mi-septembre. 

Une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux montre alors comment l’homme d’affaires enrôle ses mercenaires dans les prisons en échange de remises de peine. « Vous avez cinq minutes pour prendre une décision », lance-t-il à des détenus regroupés dans la cour après leur avoir proposé la liberté contre six mois d’engagement sur le front. La vidéo détonne d’autant plus que quelques jours plus tôt, la Russie démentait recruter en prison.

Mi-septembre, Evgueni Prigojine s’affiche en train de recruter ses mercenaires dans les prisons russes. © DR

La prison, Evgueni Prigojine y a été pensionnaire. Dans une autre vie. Jeune truand spécialisé dans les cambriolages, le proxénétisme et les violences diverses (lire cette enquête du site pétersbourgeois Rosbalt), il est condamné à une peine de 13 ans de détention en 1981. Il a alors à peine 20 ans. Il recouvre la liberté en 1990, où il saisit toutes les possibilités offertes par l’ère post-soviétique et le capitalisme débridé sous Boris Eltsine.

Sa réinsertion va être spectaculaire, son ascension sociale fulgurante. Il commence par vendre des hot-dogs, avant de monter une chaîne de restauration rapide et enfin d’ouvrir le premier restaurant de luxe à Saint-Pétersbourg.

Son établissement est fréquenté par un fonctionnaire de la mairie, un certain Vladimir Poutine. Plus tard, devenu président de la Fédération de Russie, celui-ci y invitera Jacques Chirac et Georges W. Bush. Surtout, Prigojine obtient de son fidèle client le marché de la restauration du Kremlin et de l’armée, ce qui lui vaut son surnom de « cuisinier de Poutine ».

Avec ses subsides, Evgueni Prigojine finance la fameuse « ferme à trolls » de Saint-Pétersbourg qui, en 2016, fait campagne en faveur de l’élection de Donald Trump. Il en a fait l’un des principaux outils de désinformation, en Ukraine, en Europe et aux États-Unis. 

Inculpé en 2018 par le procureur spécial Robert Mueller, chargé de l’enquête sur l’ingérence russe dans la campagne présidentielle américaine, l’homme d’affaires nie tout lien avec ces activités et toute influence au Kremlin. Une photo contredit cette version : elle montre un Prigojine là où il ne devrait pas être.

Le 7 novembre 2018, Sergueï Choïgou, accompagné des plus hauts gradés de l’armée russe, reçoit à Moscou le général libyen Khalifa Haftar. Haftar contrôle alors les deux tiers du pays. Il veut prendre Tripoli et se débarrasser du gouvernement reconnu par la communauté internationale. Or qui découvre-t-on à la table des discussions ? Le front haut, le crâne chauve, le regard froid et vide, Evgueni Prigojine, seul homme en costume civil.

Dans son compte rendu, le ministère russe de la défense ne mentionnera pas la présence de Prigojine. C’est une vidéo diffusée par l’équipe d’Haftar qui permettra de le découvrir en si bonne place… Que fait là l’oligarque pétersbourgeois, officiellement à la tête de l’entreprise de restauration travaillant pour l’armée et des cantines scolaires ?

Cette image dit ce que le Kremlin s’évertue à nier et ce que l’homme d’affaires cherche à taire : il est à la tête du groupe de mercenaires Wagner. Le groupe paramilitaire est suspecté depuis des années d’accomplir dans l’ombre les basses œuvres du Kremlin sur différents théâtres d’opération, ce que Moscou a toujours démenti, la législation russe prohibant les sociétés militaires privées.

Les « chiens de guerre » de Wagner sont le plus souvent issus des forces spéciales ou du GRU (le renseignement militaire russe et les opérations clandestines). Wagner s’est constitué en 2014 à partir d’un groupe paramilitaire baptisé le « Corps slave », dirigé par un certain Dmitri Outkine, qui ne cachait pas sa fascination pour Hitler, les nazis et le compositeur Richard Wagner (d’où le nom du groupe).

Cet ancien lieutenant-colonel du GRU puis commandant de forces spéciales, intégré à Wagner, a été décoré de l’ordre du Courage au Kremlin par Vladimir Poutine en décembre 2016.

Apparus d’abord en Ukraine au côté des séparatistes du Donbass, puis en Syrie où ils entraînent et accompagnent des forces spéciales de l’armée de Bachar al-Assad, ils se déploient en Libye, au Mali, assurent la sécurité du président centrafricain. Ils sont devenus indispensables pour Vladimir Poutine qui, en 2012, avait théorisé l’utilisation des sociétés de sécurité privée : « C’est un véritable outil pour la mise en œuvre d’intérêts nationaux sans la participation directe de l’État. »

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Prigojine (deuxième place), seul civil avec les plus hauts gradés russes qui reçoivent le 7 novembre 2018 le général libyen Haftar. Au milieu (avec les lunettes), le ministre russe de la défense, Choïgou. © Capture d'écran

Avec la vidéo de Prigojine recrutant en prison, la reconnaissance de son rôle à la tête de Wagner était implicite. Dix jours plus tard, le secret de polichinelle n’en est plus un. Le « cuisinier » du dictateur russe publie sur les réseaux sociaux un communiqué où il reconnaît avoir fondé le groupe afin d’envoyer des combattants au Donbass.

« C’est à ce moment-là, le 1er mai 2014, qu’est né un groupe de patriotes qui a pris le nom de Groupe tactique de bataillon Wagner, explique l’oligarque. Et maintenant un aveu […] : ces gars, des héros, ont défendu le peuple syrien, d’autres peuples de pays arabes, les démunis africains et latino-américains, ils sont devenu un pilier de notre patrie. » 

Non seulement, Evgueni Prigojine sort ses mercenaires de l’ombre mais il en fait un rempart de la nation. Depuis, il fait feu de tout bois, devenant de fait un des acteurs principaux de la guerre menée par la Russie, et ne se prive pas de le faire savoir.

Dans une étude publiée le 25 octobre, l’Institute for the Study of War, think tank conservateur américain, souligne qu’Evgueni Prigojine « occupe une position unique qui lui permet de récolter les bénéfices de la dépendance de Poutine vis-à-vis des forces de Wagner », tout en exerçant « une influence considérable » en raison des multiples chaînes Telegram gérées par ses différentes sociétés, ce qui le rend « capable de façonner le récit » au sein de la communauté des blogueurs russes.

Une toute-puissance qui inciterait Vladimir Poutine à lui céder ?

Ce n’est pas la Russie. C’est une confrérie criminelle basée sur les principes du Moyen Âge.

Un « officiel russe »

La nomination le 8 octobre d’un nouveau commandant de l’« opération militaire spéciale », le général Sergueï Sourovikine, pourrait indiquer que oui. En tout cas, Prigojine l’a salué sur le site de médias sociaux russe VKontakt (VK), évoquant un « personnage légendaire », « le commandant le plus compétent » en Russie.

Et puis il y a l’ennemi Choïgou, qui aurait été mis sur la touche dès le mois d’août, à en croire le ministère britannique de la défense. « En raison des problèmes auxquels la Russie est confrontée dans sa guerre contre l’Ukraine », Sergueï Choïgou serait désormais « mis à l’écart au sein de la direction russe, les commandants opérationnels informant directement le président Poutine du déroulement de la guerre ».

Mais, au Kremlin, rien n’est simple et il convient de rester prudent dans les conclusions à tirer des derniers événements. D’abord Choïgou est toujours présent au côté du dictateur russe lorsque celui-ci rencontre les militaires. Ensuite, courant septembre, Evgueni Prigojine argumentait sur VK contre ceux qui lui reprochaient de recruter en prison : « C’est soit eux, soit vos enfants, décidez par vous-même. » Une semaine plus tard, Poutine ordonnait la mobilisation « partielle » de 300 000 réservistes...

Et puis il y a cette scène déjà racontée par Mediapart. Elle se passe le 5 octobre au soir, quatre jours après que le patron de Wagner a traité les caciques du ministère de la défense de « déchets ». À côté de sa voiture, un homme est plaqué contre le sol en béton d’un garage. Sont agenouillés sur son dos les spetsnaz de la Rosgvardia, la Garde nationale russe. À la fin de la séquence, qui sera diffusée sur les réseaux sociaux, les spetsnaz redressent la tête de l’interpellé pour que le monde entier puisse constater que c’est Alexey Slobodenyuk qui a été arrêté.

Il gère un réseau de chaînes Telegram qui ont appelé au meurtre du ministre de la défense Sergueï Choïgou, du porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov et du ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov. Surtout, le propagandiste Slobodenyuk est un salarié d’Evgueni Prigojine…

Le rôle public de plus en plus important du patron des mercenaires, associé au dictateur tchétchène Kadyrov, dans l’effort de guerre irriterait certains cadres du Kremlin. « Ce n’est pas la Russie. C’est une confrérie criminelle basée sur les principes du Moyen Âge », a déclaré un « officiel russe » cité par le Washington Post.

Tweet annonçant l’arrestation du propagandiste de Wagner. © DR

Mais, dans l’arrestation de Slobodenyuk, il y aurait un message dans le message. Le propagandiste a été interpellé par la Rosgvardia, qui ne dépend que d’un seul homme, Vladimir Poutine, et est commandée par son ancien garde du corps et partenaire de judo.

En théorie, cette opération de police entrait dans les attributions du FSB. Ce qui est considéré par l’analyste ukrainien, basé aux États-Unis, Igor Sushko comme révélateur « d’une lutte de pouvoir interne et de méfiance » au cœur même du Kremlin. 

Un membre d’un service de renseignement français a confirmé à Mediapart l’intérêt porté à cette vidéo, preuve très concrète de ce que les uns et les autres appellent la « guerre des tours », en référence aux tours de la forteresse du Kremlin.

Une guerre des tours qui oppose les siloviki, les membres des différentes entités sécuritaires : le FSB, l’armée, la Rosgvardia, mais aussi les renforts constitués par Ramzan Kadyrov et Evgueni Prigojine. Chacun cherchant à faire porter à l’autre la responsabilité de l’échec actuel de l’invasion. Et, comme Prigojine, comme Kadyrov, les siloviki du FSB seraient eux aussi exaspérés par Choïgou et les généraux du ministère de la défense. La guerre des tours ne fait que commencer.

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