La France aime trop le soja brésilien

Les feux qui détruisent la forêt amazonienne depuis plusieurs semaines ont partie liée avec le schéma de production agricole français, qui achète des milliers de tonnes de soja en provenance des terres déboisées d’Amérique latine. Mais les entreprises françaises n’ont manifesté aucun intérêt pour la traçabilité de cette matière première importée.

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Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2017, la France a importé plus de 1,8 million de tonnes de soja brésilien, et en 2016, l’UE importait au total plus de 16 millions de tonnes de soja tous pays confondus, selon les chiffres de la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (voir également les infographies interactives de l’ONG Trase sur les volumes importés par région d’origine et négociant). Ce qui fait de notre continent le deuxième importateur mondial de soja après la Chine, un commerce majoritairement destiné à l’alimentation animale.

Le modèle agricole, au Brésil, est à la hauteur de cette dépendance européenne. La production de soja y a plus que quadruplé en 20 ans (données de la FAO), pour atteindre aujourd’hui 15 millions de tonnes annuelles. Mais si l’on remonte un peu plus dans le temps, les chiffres donnent tout simplement le vertige : en 50 ans, la production de soja brésilien a été multipliée par 160. Un moratoire avait pourtant été mis en place en 2006 par Brasilia, pour mettre un coup d’arrêt à la déforestation de l’Amazonie. Cela n’a fait que déplacer le problème : la culture de l’oléoprotéagineux s’est poursuivie dans les savanes et les forêts du Cerrado, zone frontalière de l’Amazonie, et les mêmes négociants qui s’étaient engagés sur le moratoire de la forêt tropicale exportent désormais depuis la région voisine.

Les feux qui ravagent les réserves naturelles brésiliennes depuis le début de l’été et le refus d’intervenir de Jair Bolsonaro ont fait apparaître au grand jour un aspect particulièrement destructeur des circuits agricoles de la mondialisation. Ce commerce n’a pourtant rien de nouveau : il a commencé à se mettre en place dans les années 1960, sous l’impulsion de la Politique agricole commune naissante, en étroite collaboration avec la dictature militaire qui gouvernait alors le Brésil.

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Récolte de graines de soja dans l'État brésilien du Maranhão. © Reuters

Plusieurs ONG alertent depuis longtemps sur cette problématique – le CCFD-Terre solidaire le faisait dès 2006 (« Le soja contre la vie ») et le WWF l’année dernière (« Déforestation importée. Arrêtons de scier la branche ! »). Greenpeace et France Nature Environnement avec Mighty Earth et Sherpa l’ont fait encore plus récemment dans deux rapports extrêmement précis, publiés respectivement en juin et en mars de cette année (« Mordue de viande. L’Europe alimente la crise climatique par son addiction au soja » du côté de Greenpeace, et « Devoir de vigilance et déforestation : le cas oublié du soja » du côté des trois autres).

Toutes mettent en évidence les multiples aspects désastreux de cette monoculture du soja : déforestation, biodiversité en recul, droits humains non respectés, impact climatique… Malgré cela, une grande partie de la viande – volaille en tête –, du lait et des œufs qui arrivent sur les étals de nos supermarchés comme dans les assiettes de nos restaurants vient encore aujourd’hui d’animaux qui ont absorbé du soja brésilien, autrement dit un soja OGM (95 % du soja produit au Brésil est génétiquement modifié) ayant poussé sous des épandages massifs de pesticides et d’herbicides.

Le taux d’application de pesticides au Brésil était de 4,31 kg par hectare en 2016, selon les données de la FAO. Un chiffre qui n’est pas près de diminuer : depuis qu’il est en fonction, le gouvernement de Bolsonaro a autorisé plus de 230 nouvelles substances (retrouver à ce sujet l’article de notre correspondant Jean-Mathieu Albertini).

Le Brésil, écrit le CCFD dans son rapport intitulé « La vigilance au menu. Les risques que l’agro-industrie doit identifier » et publié en mars dernier, « est l’un des plus gros consommateurs de pesticides au monde, avec des ventes annuelles qui atteignent les 10 milliards de dollars, ces produits étant utilisés à près de 80 % pour la production de soja, de maïs, de coton et de canne à sucre. Or, sur les 10 pesticides les plus utilisés dans ce pas en 2016, quatre ne sont pas autorisés en Europe. »

C’est un comble : un bien vendu en France peut être étiqueté comme production locale, alors que bien souvent l’animal a été nourri avec des aliments venus de l’autre côté de l’Atlantique et interdits en Europe. Les labels aussi posent question : le Label Rouge, par exemple, n’exclut pas le soja brésilien dans la chaîne de fabrication.

Intermédiaires opaques

En réalité, aucune des entreprises de la grande distribution française n’est en mesure d’assurer la traçabilité de l’ensemble de ses produits alimentaires. Pire : celles-ci manifestent bien peu d’empressement à le faire. Une loi, pourtant, les y incite. C’est le « devoir de vigilance ».

Voté en 2017, ce texte n’a rien de contraignant, n’incite à aucun changement dans la chaîne de production et ne concerne qu’une petite partie de toute la chaîne. Mais c’est un début : il demande aux sociétés comptant plus de 5 000 salariés en France, ainsi qu’aux sociétés françaises comptant plus de 10 000 salariés dans le monde, d’être transparentes sur l’origine de leurs produits. Et donc d’indiquer, entre autres, comment la viande et les produits laitiers vendus par son intermédiaire ont été conçus.

C’est ce que révèle l’étude de France Nature Environnement réalisée avec Mighty Earth et Sherpa auprès des principales entreprises qui tombent sous le coup de la loi française. Les trois ONG ont procédé de la façon suivante : elles ont identifié la plupart des entreprises du secteur agro-alimentaire qui tombent sous le coup de la loi (une vingtaine en tout), puis leur ont envoyé deux courriers à quelques mois d’intervalle – le premier leur rappelant le contenu de la loi et leur demandant si un plan de vigilance avait été mis en place dans leurs établissements, le second leur posant des questions plus précises sur la traçabilité du soja dans leurs aliments (Peuvent-elle établir sa provenance à 100 % ? Savent-elles par quel trader il a été importé ? S’il est issu de semences génétiquement modifiées ? Est-ce qu’elles envisagent de cesser certaines activités liées à l’importation de soja ? Prévoient-elles de se tourner vers une filière certifiée ? Etc.), suivi de relances.

Le résultat est déflagratoire. Cinq d’entre elles n’ont même pas pris la peine d’accuser réception des courriers. Il s’agit d’Auchan, de Lactalis, de l’entreprise de restauration Olivier Bertrand, du groupe de viande bovine Bigard et du groupe d’alimentation animale LDC. Les autres, si elles ont répondu, sont restées très évasives, invoquant parfois « le secret des affaires », se targuant d’être en relation avec des ONG ou se drapant dans un lapidaire « nous respectons la loi ».

Certaines, toutefois, ont montré de la bonne volonté, signe d’un début de prise de conscience. « Mais aucune des 20 entreprises contactées n’a répondu aux questions que nous leur posions », explique Adeline Favrel, coordinatrice du réseau Forêt à France Nature Environnement et corédactrice du rapport, jointe par Mediapart.

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La part de soja importé dans nos aliments, selon un calcul de Greenpeace. © Greenpeace

D’après la classification établie dans le rapport, 11 de ces entreprises ne manifestent aucune vigilance sur l’origine géographique de leurs produits et 13 d’entre elles aucune vigilance sur les chaînes d’approvisionnement. On y trouve notamment Auchan, Bigard, Leclerc, Lactalis, Neovia (spécialisé dans l’alimentation animale) et Sodexo. Quelques rares entreprises font preuve d’« une vigilance en voie d’acquisition » sur ces aspects (Bel, Danone, Carrefour).

Cela relève toutefois davantage de bonnes intentions que de réelles avancées. « S’agissant de l’évaluation et du suivi de la chaîne d’approvisionnement, la plupart des sociétés n’ont, semble-t-il, qu’une visibilité limitée sur celle-ci », écrivent les trois ONG. L’alimentation des animaux d’élevage reste « dominée par la présence d’un soja non tracé, sans garantie sur la nature des semences et les conditions de production. Peu de mesures complémentaires semblent prises pour évaluer la chaîne d’approvisionnement relativement aux risques de déforestation liée au soja. »

Dans son rapport, le CCFD-Terre solidaire passe également au crible les stratégies de toutes les entreprises (pas seulement celles de l’agro-alimentaire) pour se conformer à la loi sur le devoir de vigilance : il constate qu’aucune d’entre elles n’évoque le sujet de l’importation des matières premières et que beaucoup d’entre elles n’ont même pas établi de plan de vigilance. Avec Sherpa, l’ONG catholique a donc lancé un programme participatif d’interpellation des grandes entreprises afin de les inciter à plus de transparence sur le circuit de leurs produits.

Si l’on remonte la chaîne commerciale un peu plus en amont, l’opacité est également de mise. Les négociants, les entreprises de l’import/export qui font venir le soja brésilien – un monde extrêmement concentré, où quatre multinationales surnommées les « ABCD » (trois entreprises américaines et une française, le groupe Louis-Dreyfus, dont le siège est aujourd’hui situé à Amsterdam) se répartissent 90 % du marché –, ne sont pas tenus de documenter l’origine géographique précise de la récolte, ni de prouver qu’elle a été cultivée légalement.

Plan protéines végétales

Derrière cette concentration à tous les échelons, qui favorise les intermédiaires, les intérêts économiques liés à l’importation des cultures d’Amérique latine sont donc à la hauteur des volumes échangés : astronomiques. Si les mastodontes du secteur ne prennent pas eux-mêmes des dispositions, l’ensemble de la chaîne agro-alimentaire risque de rester liée à l’importation du soja sud-américain. Avec pour résultat des situations ubuesques, comme cette histoire d’exportation de lait européen : une partie du soja importé d’Amérique latine sert en effet à produire de l’huile végétale qui, combinée à de la poudre de lait interdite de vente en Europe, est ensuite exportée en Afrique de l’Ouest, où elle est vendue 40 % moins cher que le prix local…

Certes, les importations de soja en France ont déjà diminué ces dix dernières années. « Elles sont passées de 4 millions en 2009 à 2,9 millions en 2018 », précise Valérie Bris, directrice nutrition animale de Coop de France, qui regroupe les 2 400 coopératives agricoles françaises. Elle ajoute : « La France a déjà fait du chemin et elle est un peu moins dépendante des importations que ses partenaires européens. On ne peut pas changer des circuits d’approvisionnement du jour au lendemain. Le soja est par ailleurs le végétal le plus concentré en protéine, donc il est difficile de s’en passer pour l’alimentation animale. »

Dans ce contexte, la prise de conscience tardive d’Emmanuel Macron n’arrive pas par hasard. « Sur le soja, on a une part de responsabilité », a déclaré en début de semaine le président, après avoir, au cours du week-end du G7, critiqué le laisser-faire de Bolsonaro, puis appelé à une aide internationale. Si le chef de l’État est intervenu, c’est qu’un plan pluriannuel pour réduire la dépendance française aux importations de protéines végétales est justement en cours d’élaboration depuis le printemps dernier, et doit être présenté courant septembre.

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Les volumes de soja brésilien importés par la France, répartis par négociants. © Trase

Dans ce plan en préparation, l’idée est de relocaliser au maximum la production de soja. Mais ni la révision à la baisse de la consommation, ni la déforestation du continent sud-américain n’apparaissent, telles quelles, comme des préoccupations prioritaires. Dans le document de travail que Mediapart s’est procuré, la lutte contre la déforestation n’est même pas mentionnée.

Elle est cantonnée à une alimentation animale « alternative » et à des labels à « encourager ». Si la souveraineté alimentaire – et la souveraineté protéique en particulier – y apparaît comme l’un des axes principaux, c’est surtout pour résister à la « volatilité des cours des matières premières » et pour répondre à des « choix sociétaux ». À aucun moment n’est préconisée une diminution de la consommation nationale de viande pour résoudre l’équation.

Surtout, ce projet de plan pluriannuel ne tient pas compte de l’échelle du problème : assurer l’« autosuffisance en protéines végétales de la ferme France », et donc cesser toute importation de soja, est tout simplement impossible au regard de la taille du cheptel français et du niveau de consommation actuel. Au niveau européen, c’est une superficie de terres agricoles équivalente à l’Autriche et à la Belgique réunies dont les animaux auraient besoin pour se nourrir, estime Greenpeace. C’est le modèle de production-consommation qui est donc à transformer, disent de concert les ONG, la Confédération paysanne et les milieux militants.

Le plan protéines végétales semble en réalité aller surtout dans le sens des intérêts des poids lourds français du secteur. Le groupe agro-industriel Avril (ancien Sofiprotéol), notamment, pourrait être gagnant, car il a un peu d’avance sur les autres, ayant commencé à développer une filière de soja française.

« Des groupes influents veulent limiter les importations pour développer leur propre business, décrypte Suzanne Dalle, chargée de campagne agriculture chez Greenpeace. On n’est pas du tout dans la transformation de notre modèle agricole et alimentaire ; c’est de l’hypocrisie. »

Autre symptôme de l’inadéquation des paroles avec les pratiques : la France a élaboré en 2018 une « Stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée ». Mais cette dernière n’a donné lieu à aucun effet concret à ce jour. Avec pour seule échéance l’année 2030, sans objectif chiffré ni rien de contraignant, la feuille de route reste bien légère, au regard des enjeux.

« Jusqu’à la semaine dernière, dans le grand public, personne ne se doutait que du soja OGM glyphosaté arrivait dans notre alimentation, souligne Swann Bommier, chargé de plaidoyer régulation des entreprises multinationales au CCFD-Terre solidaire. Est-ce que l’on va quitter l’Amérique latine pour enfin changer de modèle ? Ou est-ce que l’on va accaparer d’autres terres ailleurs dans le monde… ? »

Le soja brésilien n’est pourtant qu’une partie du problème. Selon WWF, qui a étudié les volumes de six produits en plus du soja (huile de palme, pâte à papier, bois, bœuf et cuir, cacao, caoutchouc naturel), l’empreinte de la France dans le monde pour ce qui est des matières premières agricoles est de 14,8 millions d’hectares. Elle s’étend sur une vingtaine de pays, dont principalement le Brésil, la Chine, la Côte d’Ivoire, l’Argentine, l’Indonésie et la Russie. Soit une surface représentant plus du quart de la superficie hexagonale.

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