Retraites : le coup de force de Macron Reportage

Retraites : dans les Ardennes, le « ras-le-bol » est général

La région Grand Est a connu deux très fortes mobilisations les 19 et 31 janvier. Frappés par la désindustrialisation, le chômage et la fuite des jeunes, ses habitants manifestent une colère plus globale. Et le Rassemblement national, bien qu’invisible, est en embuscade.

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Charleville-Mézières (Ardennes).– Posté à l’entrée de la rocade de Charleville-Mézières, un papier et un stylo dans une main, un petit compteur manuel mécanique dans l’autre, Irvin Buchemeyer, employé de l’usine locale de Tarkett, spécialiste des revêtements de sols et surfaces de sport, dénombre les manifestants pour le compte de son syndicat, la CGT.

Mardi 31 janvier, deuxième jour de mobilisation contre les retraites, l’objectif est dans la préfecture des Ardennes le même que dans le reste du pays : faire plus que lors de la manifestation du 19 janvier. Ce jour-là, à Charleville-Mézières, quatre mille personnes avaient défilé selon les renseignements généraux, sept mille selon les syndicats. Au bout de plus d’une heure de décompte, le syndicaliste fait son addition : il a enregistré 8 080 personnes (l’intersyndicale donnera finalement le chiffre de 8 800, quand les RG annonceront 5 800). Pari gagné. 

Rencontré à la veille de cette journée de mobilisation (lire notre boîte noire), Irvin Buchemeyer affichait sa confiance : « Les gens préfèrent perdre quelques jours de paye que deux ans en fin de carrière. » Mezhoura Naït Abdelaziz, prof d’anglais en collège, elle aussi membre de la CGT, note une même détermination : « Dans mon collège, des gens qui ne font jamais grève d’habitude se mobilisent. »

À 56 ans chez nous ils sont tous cassés.

Vincent Morello, travailleur dans le BTP

Dans tous les secteurs, chacun a de bonnes raisons de refuser le report de l’âge légal à 64 ans. Prenez Vincent Morello. Il travaille dans le BTP pour le groupe Vinci. Cette branche, c’est selon lui « un mort par jour, un accident toutes les 5 minutes, voire moins ». « À 56 ans chez nous ils sont tous cassés, s’alarme celui qui est aussi membre de la CGT. Il y a beaucoup d’inaptitude, on essaye de les reclasser mais s’il n’y a pas de place c’est le licenciement, puis deux ans de chômage et ils finissent au RSA. »

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Dans la manifestation du 31 janvier 2023 à Charleville-Mézières. © Christophe Gueugneau

Voyez Carlos Fernandez, auxiliaire de vie, délégué syndical CGT. Il explique : « Dans notre branche du travail à domicile, 95 % des salariés sont des femmes, 34 % d’entre elles seulement sont à temps complet. Est-ce qu’on va envoyer des petites vieilles et des petits vieux s’occuper d’autres petites vieilles et petits vieux ? » Même constat pour Sandrine Parizel à la Sécu : un personnel essentiellement féminin, beaucoup de temps partiel : « Les 1 200 euros [minimum de pension par mois, comme promis par le gouvernement – ndlr], on ne les aura jamais ! » 

Entendez Frédéric Cordelette, conseiller maintenance industrielle en intérim : « Si la réforme passe, ça va être un massacre chez les intérimaires, les mecs vont aller bosser jusqu’à en crever. » Ou bien Fabien Pinson, métallurgiste chez Walor Bogny (forge et estampage automobile) : « Hier j’ai enterré un collègue mort à 64 ans, donc clairement, cet âge de départ, ce n’est pas possible. Ces mecs sont des cinglés… »

Une réforme que Jean-Pierre Glacet, de FO, résume par cette formule : « C’est la retraite de la tontine, seuls les survivants vont y avoir droit ! » Il poursuit : « Élisabeth Borne nous a vendu un projet avec le terme “juste”, mais ce n’est pas le bon terme, le bon terme, c’est “indécent”. »

Aux avant-postes de la désindustrialisation

D’autant plus indécent, pour les salarié·es que nous avons rencontré·es en ce début de semaine, que le projet vient s’ajouter à une litanie de mauvaises nouvelles et de mauvaises manières gouvernementales : « Il y a eu les ordonnances Macron, il y a eu le Covid, il y a la guerre en Ukraine et l’inflation », liste Sandrine Parizel. À quoi la syndicaliste ajoute le « quoi qu’il en coûte » alors que « l’hôpital est en train de crever », ou encore « les grands groupes qui font des bénéfices records, et on entend “les milliards, les milliards !”, et nous, on nous fait encore payer »

Corine Postel, retraitée de la fonction publique hospitalière, membre de la CGT, n’est pas en reste : « On se bat pour l’augmentation des pensions mais aussi pour la sauvegarde des services publics, la numérisation de tout ça crée des fractures. On se bat pour la maternité de Sedan, on se bat pour une meilleure prise en charge dans les Ehpad. » La conclusion à Nadège Guth, secrétaire générale CGT Mines et énergie Ardennes, qui travaille chez Enedis : « Les gens en ont ras le bol, un ras-le-bol général. » 

Ce ras-le-bol n’est pas né d’hier, ni même d’avant-hier. Les Ardennes ont été, bien malgré elles, aux avant-postes de la grande désindustrialisation de la France. En dix ans, entre 1974 et 1985, le département a perdu plus de 24 600 emplois dans le secteur de la métallurgie, une chute de 30 %.

Philippe Mathot, le responsable Renaissance local, est originaire de la vallée de la Meuse, dans une ville « très ouvrière, mais [où] les gens gagnaient bien leur vie ». Et puis la crise, « la grande crise de la sidérurgie », est arrivée et « des gens qui étaient heureux se sont trouvés démunis, au chômage ». « Il s’est passé à peine dix ans de temps entre abondance et inquiétude », dit cet ancien député âgé aujourd’hui de 70 ans. 

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Jean-Pierre Glacet (à droite), secrétaire général de Force ouvrière dans les Ardennes, aux côtés de son prédécesseur Daniel Blondeau. © Christophe Gueugneau

Jean-Pierre Glacet lui aussi se souvient. De la gare de Revin, où chaque matin « six mille personnes descendaient du train, alors qu’aujourd’hui il n’y a presque plus de train ». Sylvain Dalla Rosa, conseiller municipal d’opposition (PCF) à Charleville-Mézières accuse les pouvoirs publics de n’avoir « pas réagi » dans les années 1970. Pour lui, dire que le département est abandonné, « c’est un euphémisme ». « C’est traumatisant quand on regarde vers le passé, on ne voit que de la casse », souffle l’élu.

La casse se voit aujourd’hui dans les chiffres. À Charleville-Mézières, le taux de chômage est à plus de 10 % en 2022, il est de plus de 9 % dans l’ensemble du département. Mais ce n’est pas tout : en 2007, l’Urssaf comptait 62 000 emplois, elle en comptait 54 000 au dernier trimestre 2022. 42 % de foyers payent l’impôt sur le revenu, c’est sept à huit points de moins que le national, « et en plus, l’impôt recouvré est deux fois moindre qu’au niveau national », souligne Jean-Pierre Glacet. À quoi il faut ajouter 13 500 allocataires du revenu d’activité, 10 400 bénéficiaires du RSA…

La réforme de l’assurance-chômage, entrée en vigueur le 1er février, « va faire très mal ici », ajoute le syndicaliste, alors que « dans les Ardennes on dit déjà qu’il y a plus de radiations à Pôle emploi que dans la centrale nucléaire de Chooz ». « Cette réforme, elle va créer de la misère », dit-il, dans un département déjà accablé par la « spirale du chômage ».

Les jeunes et les vieux riches se barrent.

Philippe Mathot, responsable départemental Renaissance

Les années 1970 et 1980 n’ont pas été les seules à peser sur le département. Ces deux dernières décennies, d’autres plans sociaux d’ampleur ont traumatisé les habitants et pesé sur le chômage : Cellatex à Givet, liquidée en 2000 ; l’usine de fonte émaillée Porcher, fermée en 2011 ; Electrolux, à Revin, dont la fabrication de sèche-linge a été arrêtée en 2016, avant que l’usine ne soit reprise avant un nouvel arrêt brutal de la production en 2018 ; Tréfimétaux, filiale de KME, à Givet encore, dont la moitié des emplois a été supprimée en 2022 au nom de la compétitivité…

Dans ces conditions, non seulement le département ne crée pas d’emplois, mais en plus il se dépeuple et vieillit. La population des Ardennes est passée de 284 197 habitants en 2008 à 270 582 en 2019 ; celle de Charleville-Mézières de 50 876 en 2008 à 46 436 habitant·es en 2019. Dans la préfecture, les plus de 60 ans représentent 28,4 % de la population (un peu plus que la moyenne française). « On perd 4 à 5 habitants par jour », s’inquiète Jean-Pierre Glacet. 

Le syndicaliste est surtout alarmé par la fuite des jeunes, car c’est elle qui explique en grande partie le vieillissement de la population. « Ce sont les plus mobiles qui partent, les plus formés, les plus travailleurs, souligne-t-il. On ne garde que le reste, des gens qui vont bosser à pied ou à mobylette. » Les Ardennes ont énormément de mal à attirer des cadres, des médecins. Philippe Mathot, de Renaissance, constate : « Les jeunes et les vieux riches se barrent. »

Depuis 2019, Charleville-Mézières s’est dotée d’un ronflant « Campus Sup Ardenne ». De 746 étudiant·es la première année, le campus en accueille à présent plus de 2 500. Le financement du campus a été rendu possible grâce au Pacte Ardennes, signé en 2018 avec l’État et dont l’objectif est de redynamiser le département. « Une très bonne opération » pour Philippe Mathot, qui se félicite d’avoir enfin un « campus digne de ce nom ». Le communiste Sylvain Dalla Rosa est plus sévère, parlant d’un « bel écrin pour l’instant un peu désert »

Jean-Pierre Glacet souligne cependant qu’il y a un « miracle » dans les Ardennes : il s’appelle Hermès. Le fabricant de sacs à main de luxe s’est installé il y a une quinzaine d’années dans le département. Il devrait compter trois sites sous peu. Les salarié·es y sont plutôt bien payé·es et bien traité·es. Seul souci, selon le syndicaliste FO, « il y a des infirmières, des kinésithérapeutes, qui quittent l’hôpital pour aller bosser là-bas »

Philippe Mathot, lui, garde le moral. Certes, dit-il, « il y a eu un problème de déprime profond il y a quelques années, mais là, je pense qu’on remonte la pente, le problème c’est que la Nomenklatura ardennaise n’y croit pas assez ». Son objectif en tant que représentant du parti présidentiel est donc de « convaincre les gens qu’il est temps de reprendre en main son avenir, que nous pouvons réindustrialiser »

Noble projet politique qui se heurte cependant à une dure réalité : dans les Ardennes, comme dans beaucoup de départements paupérisés, le Rassemblement national prospère. Lors de la présidentielle de 2022, au second tour, Marine Le Pen a recueilli 56,67 % des suffrages, contre 43,33 % pour Emmanuel Macron. Seule la ville de Charleville a vu une tendance inverse : Marine Le Pen à 43,86 %, et Emmanuel Macron à 56,14 %. Trois candidats RN se sont qualifiés pour le second tour des législatives. Aucun n’a été élu mais jusqu’à quand cela pourra-t-il tenir ? 

Tactique du coucou

C’est la question que tout le monde se pose dans le département. Avec ce paradoxe : sur le terrain, le RN a déserté. « Il y a 25 ans, il y avait une structure militante FN mais maintenant il n’y a plus personne, et pourtant son score augmente », s’alarme Philippe Mathot, alors qu’il n’y a même pas de chef de file RN dans les Ardennes. Loïc Diaz, son ancienne figure locale, est passé chez Reconquête.

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Sylvain Dalla Rosa, élu communiste (opposition) de Charleville-Mézières. © Christophe Gueugneau

« Dès qu’il y a une crise sociale, c’est le RN qui ramasse », tranche Sylvain Dalla Rosa. S’il estime que le PCF, avec 150 militant·es à jour de cotisation et environ 300 militant·es mobilisables, reste la première force politique du département, il ne peut que constater « le déclin des forces de gauche, qui va de pair avec le déclin économique ». Pour Jean-Pierre Glacet, l’explication est simple, il s’agit d’une « vengeance dans l’urne ». Vengeance contre l’abandon des pouvoirs publics, de droite comme de gauche, « d’Emmanuel Macron, de François Hollande comme de Nicolas Sarkozy »

Face à cet invisible rouleau compresseur, les militant·es ardennais·es semblent démuni·es. « On forme, on informe, on rappelle que le RN est radicalement anti-syndicaliste, explique Mélanie Martinet de la CGT. On rappelle que Marine Le Pen dit qu’elle veut la retraite à 60 ans tout en annonçant des baisses de cotisations sociales jusqu’à trois fois le Smic. » 

Le problème, selon Sandrine Parizel, c’est que l’extrême droite « pratique la tactique du coucou » : un collège ferme, la maternité de Sedan est menacée, et « quelques jours plus tard, on voit apparaître des tracts du RN ou de Reconquête » ou bien « une pétition en ligne est lancée »

Irvin Buchemeyer fait cet amer constat : « Dans nos bases, on a des personnes qui votent RN, c’est sûr, mais on ne le sait pas. Le monde ouvrier d’aujourd’hui, c’est une grosse base militante pour l’extrême droite, il faut qu’on regarde le problème en face. » En attendant, beaucoup dans les Ardennes voient mal comment, lors des prochaines élections municipales, des petites villes pourraient échapper au Rassemblement national.

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Depuis le 7 janvier 2023 notre confrère et ami Mortaza Behboudi est emprisonné en Afghanistan, dans les prisons talibanes.

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