Après le succès massif de la première journée de mobilisation contre la réforme des retraites voulue par le président de la République, Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, maintient ses positions : alors qu’il soutenait au départ la première réforme d’Emmanuel Macron en 2019, il s’oppose cette fois à tout report de l’âge légal de départ à la retraite.
Il explique pourquoi il a demandé, et obtenu, que la prochaine journée de manifestations n’intervienne pas trop vite. Et il critique sévèrement les choix de l’exécutif, en rejetant tout accusation d’« irresponsabilité », et en appelant les parlementaires à prendre leurs responsabilités.
Mediapart : La manifestation intersyndicale de jeudi contre la réforme des retraites a été un succès indéniable. En avez-vous été surpris ?
Laurent Berger : Il y a plusieurs choses qui m’ont frappé dans cette réussite : l’ampleur, d’abord. Ça été une mobilisation exceptionnelle, une des plus forte depuis 30 ans. Et puis, la géographie de la mobilisation est assez étonnante : c’était partout. J’ai passé une partie de la nuit de jeudi à regarder des vidéos tournées dans des endroits surprenants, des villes où il y a 15 000 habitants, avec des cortèges de 3 000, 4 000, 5 000 personnes.
Cela manifeste une vraie opposition des travailleurs et des travailleuses au report à 64 ans de l’âge légal de départ. Ce vrai succès s’explique par le côté injuste, et ressenti comme tel, de la réforme, mais aussi par une vraie construction intersyndicale, qui repose sur deux fondamentaux.
Un : un mot d’ordre commun, auquel on ne déroge pas, « 64 ans, c’est non ». Deux : on a pris le temps de construire ensemble. Et on a donc réussi à mobiliser des salariés qui ne manifestaient pas auparavant. Dans notre cortège de jeudi, il y avait par exemple le syndicat de la propreté, et je n’ai jamais vu autant de militants et d’adhérents de ce syndicat dans la rue. Pour certains, ils repartaient travailler le soir même .
On a su construire ça. Ça nous oblige pour la suite, mais je ne vais pas vous cacher une vraie satisfaction.

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La CFDT qui descend dans la rue en masse, ce n’est pas fréquent…
Le fait d’être dans la rue, ce n’est pas nouveau pour nous. Pour contester un plan de licenciement, pour réclamer des augmentations de salaire pour les aides à domicile, on sait faire. Être dans une action intersyndicale, ce n’est pas nouveau, mais ça faisait longtemps.
C’était la première fois que vous étiez en tête de cortège juste à côté de Philippe Martinez, de la CGT ?
Il y a eu beaucoup cette question et on en a donc parlé avec Philippe, et c’est déjà arrivé, en fait. Nous, ce qui nous intéresse, c’est de ne pas nous mentir. Ce n’est pas un effort surhumain, parce qu’on s’entend bien. Mais nous avons aujourd’hui une maturité dans les relations intersyndicales : nous savons ce qui nous différencie, aucun n’a honte de ce qu’il est, de ce qu’il porte. Mais nous sommes d’accord sur le mot d’ordre, on est ensemble pour dire que les 64 ans, ce n’est pas possible.
La CFDT n’a pas changé, contrairement à l’idée qu’essayent de faire passer certains politiques. Simplement, il n’est pas possible de taper à ce point sur les travailleurs et les travailleuses modestes ou de qualification intermédiaire.
Parlons de la suite. La prochaine journée de mobilisation sera mardi 31 janvier. Jusqu’à jeudi après-midi, plusieurs de vos homologues penchaient plutôt pour jeudi 26. Pourquoi attendre, et est-ce une demande de la CFDT ?
Nous pensions qu’il fallait attendre, mais nous n’étions pas les seuls. Nous gagnerons la bataille si nous continuons à organiser des mobilisations de masse. Et ce n’est pas vrai qu’en manifestant à un rythme trop répété, on y arrivera. Pas parce que les gens seraient tout à coup d’accord avec la réforme, mais parce que manifester trop souvent leur est matériellement plus compliqué.
S’il y a eu autant de gens dans les cortèges des plus petites villes, c’est pour une part parce que les gens débrayent quelques heures, viennent manifester et repartent au boulot. Il faut maintenir cette possibilité.
Il faut que l’Assemblée nationale se prononce par un vote, notamment sur la mesure phare du projet. Ce serait bien. Ensuite on pourrait évaluer ce vote.
Le deuxième élément du rapport de force, c’est de continuer à gagner la bataille de l’opinion. Il faut qu’on convainque encore d’autres salariés des effets néfastes de cette réforme. La semaine prochaine, elle servira à cela. On a aussi une pétition qui tourne bien, qui atteindra bientôt les 700 000 signatures. Il faut qu’on arrive à un million.
Notre force, c’est d’être ensemble. On ne va quand même pas défaire l’unité syndicale pour une question de date.
Peut-être pas pour une question de date, mais qu’en est-il des modalités d’action ? Une partie des syndicats veulent durcir le mouvement.
On ne va pas se refaire, nous, à la CFDT. Toute dégradation de biens ou de personnes, on y est opposés. On peut ne pas être d’accord dans une démocratie, mais on se respecte.
Moi, couper l’électricité aux gens qui sont en désaccord avec nous [comme l’a suggéré le responsable de la CGT-Énergie – ndlr], je ne suis pas d’accord, ce n’est pas notre conception de la démocratie. On ne sera pas tous engagés par les actions des uns et des autres.
Nous, on va rencontrer les divers groupes parlementaires et pousser pour que les représentants de la CFDT aillent voir les députés. J’invite ces derniers, quelle que soit leur couleur politique, à regarder comment les gens se sont mobilisés dans leur circonscription. J’appelle d’ailleurs à la responsabilité : je pense qu’il faut que l’Assemblée nationale se prononce par un vote, notamment sur la mesure phare du projet. Ce serait bien. Ensuite on pourrait évaluer ce vote.
Pourtant, le gouvernement essaye toujours de vendre sa réforme comme juste…
Avec de plus en plus de mal, non ? La réforme des retraites est d’abord une réforme des finances publiques. Elle ne peut pas être juste, parce que le report de l’âge légal, c’est la mesure la plus injuste qui soit, on l’a toujours dit. L’économie générale de la réforme, c’est deux ans de travail de plus pour à peu près tout le monde. Quelqu’un qui bénéficie du dispositif carrières longues, et qui pourrait partir aujourd’hui à 60 ans, il faudrait lui dire qu’il va partir à 62 ans et que c’est un progrès ?
Certes, il y a quelques mesures plus positives, mais ce ne sont, dans la plupart des cas, que des amortisseurs à une augmentation de la durée du travail. Il y a aussi de profondes inégalités dans cette réforme. Aujourd’hui, certaines personnes qui continuent de travailler après 62 ans ont droit à une « surcote » et vont la perdre.
Par exemple, une de nos collègues, secrétaire administrative, avait calculé qu’en travaillant un ou deux ans de plus, elle aurait droit à 280 euros de plus par mois sur sa pension de retraite. Avec la réforme, elle va bien travailler jusqu’à 64 ans, mais sans cette surcote. Un cadre, lui, devait de toute façon aller jusqu’à 64 ans pour obtenir le « taux plein », car il a commencé à travailler plus tard. Et s’il prolonge d’un an, il aura droit à la surcote… C’est de la redistribution à l’envers !
Vous parlez de l’âge, mais votre position n’est pas tout à fait la même sur la durée de cotisation. En 2014, la CFDT avait accepté la réforme Touraine, qui fait augmenter progressivement cette durée. Que diriez-vous si Emmanuel Macron abandonnait toute mesure d’âge, et gardait seulement l’idée d’accélérer le rythme de cette réforme Touraine ?
Tout le monde sait que la CFDT ne veut pas d’une accélération de la réforme Touraine. Nous proposerons sans doute même à des députés de déposer des amendements visant à supprimer cette mesure.
Le président de la République a été élu, je ne remets pas en cause sa légitimité. Ce que je remets en cause, c’est cette conception selon laquelle son élection aurait été un référendum sur la réforme des retraites.
Mais soyons clair : ce qui nous remonte des salariés, c’est la question de l’âge. Si Emmanuel Macron abandonnait le report de l’âge légal, ce serait déjà une énorme victoire pour le mouvement syndical. S’il le retire, on commencera par célébrer cette victoire. Et après, on dira peut-être qu’il y a d’autres sujets à examiner.
Jeudi après-midi, depuis l’Espagne, Emmanuel Macron a affirmé que son élection à la présidentielle avait tranché le débat sur les retraites. Comment jugez-vous cette déclaration ?
Le président de la République a été élu, je ne remets pas en cause sa légitimité. Ce que je remets en cause, c’est cette conception selon laquelle son élection aurait été un référendum sur la réforme des retraites. Ce n’était pas le cas, évidemment.
Le soir de son élection, il a dit qu’il savait bien que beaucoup de Français n’avaient pas voté pour son programme, mais pour s’opposer à la candidate du Rassemblement national. C’était le sens de l’appel de la CFDT à voter pour lui dès le soir du premier tour : le Rassemblement national, c’est ce qu’on craint le plus pour notre pays.
Ce type de réaction est mortifère, parce que si demain on avait de nouveau au second tour de l’élection présidentielle un candidat Rassemblement national face à un candidat de l’espace républicain, il y aurait des citoyens qui se souviendraient de ces arguments.

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L’exécutif ou des représentants de la majorité vous reprochent aussi d’avoir changé.
J’ai regardé tous les textes de congrès de la CFDT sur les retraites : on a dit à chaque fois, sur une musique parfois différente, que l’âge est le critère le plus injuste. Ils savaient dès le départ qu’on était en opposition avec ça.
Sur le sujet des retraites, cela fait longtemps que la CFDT travaille à assumer sa part de responsabilité, même quand il y a parfois des conflits avec d’autres organisations syndicales. Et on ne renie aucun de nos engagements passés. Mais le discours autour des « responsables » et des « irresponsables », c’est insupportable.
On peut avoir des options différentes, cela ne fait pas des gens qui ne pensent pas comme soi des ennemis. Il faut arrêter de prendre les travailleurs et les travailleuses pour des êtres mineurs qui n’auraient rien compris.
Il faut rejouer arguments contre arguments : le niveau du déficit du régime des retraites justifie-t-il une mesure aussi dure ? Va-t-elle toucher d’abord les catégories modestes et intermédiaires des travailleurs ? Est-ce que les dispositifs proposés sont des mesures qui améliorent la vie concrète de chaque citoyen, ou simplement des mesures d’amortissement ? Menons le débat, et pas sur le registre de la morale.
Ce débat, l’avez-vous mené avec la majorité ou avec le gouvernement ?
Non, pas depuis la fin de la séquence de concertations et l’annonce de la réforme.
Mais, en décembre, vous en avez discuté avec Emmanuel Macron, il connaissait donc votre position ?
Oui, nous avons eu une discussion franche. Mais jeudi, j’ai été interviewé sur LCI et on m’a dit que le gouvernement était déçu, parce qu’on était censés avoir un deal. Il n’y a jamais eu de deal ! Quand j’ai vu la première ministre, je l’avais prévenue qu’on ne rigolait pas, et qu’il allait y avoir du mécontentement. La majorité pensait peut-être qu’on bluffait. On ne bluffait pas, on en a fait la démonstration.
Il y a une méconnaissance du monde du travail réel, de la profondeur de la société et de ce qui la traverse aujourd’hui – mais ce n’est pas le cas de la même manière à Matignon qu’à l’Élysée.
Le 16 janvier, vous deviez débattre avec Olivier Dussopt sur France Info, mais cela a été annulé. Le gouvernement refuse-t-il la confrontation ?
Je ne sais pas s’il la refuse, mais je crois que la manifestation de jeudi est un appel à ce qu’il y ait une discussion. Si c’est pour nous expliquer le bien-fondé de ce projet, elle ne servirait pas à grand-chose. Mais il peut aussi y avoir du débat démocratique, public. Pour la CFDT, l’idée n’est pas de dire qu’on ne veut plus rencontrer ou travailler avec un gouvernement. Mais il faut qu’il y ait du grain à moudre pour discuter.
Justement, depuis de longs mois déjà, l’exécutif a fermé la porte à toute réelle négociation avec les syndicats. Emmanuel Macron subit-il aujourd’hui le retour de bâton de cette stratégie ?
En tout cas, il y a encore des choses de cet ordre, y compris dans cette réforme : la première ministre a émis l’idée d’augmenter les cotisations retraites des entreprises, en échange d’une baisse des cotisations pour la branche accidents du travail et maladies professionnelles de la Sécurité sociale. Cela s’est fait sans aucune information, ni aucune consultation des organisations syndicales et patronales, alors que nous sommes justement en négociation sur ce sujet.
Est-ce qu’Emmanuel Macron subit un retour de bâton ? Je ne suis pas dans la revanche, ce n’est pas un truc de testostérone entre Emmanuel Macron et Laurent Berger. Mais il y a un double phénomène : une méconnaissance du monde du travail réel, de la profondeur de la société et de ce qui la traverse aujourd’hui – mais ce n’est pas le cas de la même manière à Matignon qu’à l’Élysée.
Et puis je crois qu’il y a trop peu de considération pour la société civile en général, et pour le syndicalisme en particulier.
La CFDT a aussi activement combattu les deux réformes successives de l’assurance-chômage. Un décret doit bientôt paraître pour réduire de 25 % la durée d’indemnisation des demandeurs d’emploi, dès début févier. Serait-il opportun de ne pas publier ce décret ?
Oui, c’est clair ! Au vu de la situation générale que nous vivons, mais aussi parce que le projet de réforme des retraites va envoyer plus de seniors au chômage ! Sur l’assurance-chômage, il y a aussi une différence de vue fondamentale avec l’exécutif : croire que c’est en tapant sur l’indemnisation des demandeurs d’emploi qu’on va recréer les conditions de retour à l’emploi, ça ne marche pas. Cela a été prouvé et archi-prouvé.
Le gouvernement dit l’inverse…
Peut-être, mais ce n’est pas vrai. Toutes les études qualitatives montrent, et je fais aussi parler mon expérience [Laurent Berger a été conseiller en insertion professionnelle – ndlr], que quelqu’un qui est sécurisé sur les questions matérielles, même faiblement, retrouve plus facilement un travail. Si on le met en précarité, cela ne marche pas.
Cette réforme de l’assurance-chômage est elle aussi totalement injuste. Elle part de l’idée que les chômeurs seraient des profiteurs. C’est malheureusement une bataille d’opinion qui est plus difficile à mener, on a du mal à mobiliser sur le sujet. Mais le gouvernement serait bien inspiré de ne pas publier ce décret, de temporiser.
Jeudi, on a fait la démonstration qu’il y a de la conflictualité sociale dans le pays. Le terreau de cette conflictualité, c’est un monde du travail en fatigue, dans lequel il y a des gens qui ont beaucoup de difficultés à vivre décemment. On n’est pas obligé d’en rajouter.