Leo quitte Milan pour Rome, où tout semblait possible, ville qui porte en elle une « ivresse particulière qui brûle les souvenirs ». Il y mène une existence erratique et plutôt décousue, se laissant porter au gré des rencontres. Pas ou peu de projets, pas d’argent, des emplois subalternes dans le milieu du journalisme.
Mis au ban d’une famille milanaise respectable, il erre de salon en salon, va au cinéma, boit trop ou s’abstient au contraire drastiquement, porte un regard mordant sur les cercles artistiques de l’époque, sur le pouvoir de l’argent, sur les faux-semblants et les impuissances de l’amour. Souvent accompagné de Graziano, son grand ami, et sans doute le seul, un inconditionnel du Dernier des Mohicans, il tente d’écrire avec lui un film, par un été brûlant, et ce n’est qu’un des nombreux épisodes de cette vie « brancale », parmi les plus réussis en ce qu’il allie cocasserie et grandeur.

Le roman tout entier est cinématographique. Notons d’ailleurs que Gianfranco Calligarich est aussi scénariste. On suit Leo et ses pérégrinations, on voit et vit chaque détail. La dernière scène du roman frôle le sublime, mais dans un silence feutré, « voilà, c’est tout ». On évolue de plan en plan, on pense évidemment sans cesse à Fellini ; la vie de Leo ressemble souvent à s’y méprendre à un long rêve. En épigraphe, Ferenczi et T. S. Eliot, un psychanalyste et un poète, semblent inscrire le roman dans son entier dans cette double filiation du rêve et de la poésie.
C’est un voyage à Rome que ce Dernier Été en ville, un voyage intime et profond, voyage des sens, dans une lumineuse mélancolie. Car si tristesse il y a, c’est une tristesse douloureuse et douce à la fois, sans esthétisme.
Parce que ce qui compte avant tout, dans tout ce que le jeune homme entreprend, est le plaisir. Cela peut paraître assez contradictoire, quand on mesure le degré de désenchantement et de mélancolie de ce personnage qu’on a du mal à quitter à la fin du roman. Et pourtant, malgré la douloureuse solitude, malgré la violence avec laquelle il s’enfonce dans la destruction, ravagé par le chagrin de la perte, Leo est aussi un personnage rayonnant. C’est de ce contraste mystérieux que naît la magie du roman de Gianfranco Calligarich, et sa sensualité.
Tout est sensible, comme cette fin de la première nuit partagée avec Arianna dans les rues de la ville : « Un silence cristallin enveloppa le boulevard. Sur le côté, les maisons semblaient tapies sur les trottoirs et, bien que le ciel restât noir, sans nuances, on sentait que la nuit prenait lentement la direction de l’aube parce que c’est après trois heures que la nuit remonte de ses abîmes, ruisselantes de rêves. »
Chaque instant de l’existence de Leo est rempli d’une sensualité inouïe qui en fait un être vibrant mais aussi soumis à une retenue que l’on devine torturante. Ce déchirement intérieur reflète son amour pour la magnifique et bouleversante Arianna, qu’il aime plus que tout mais à qui il ne peut quasiment rien manifester. Cette femme est une apparition perpétuelle, elle irradie le jeune Leo qui demeure impuissant tant il l’aime, probablement : « Elle arriva avec moins de vingt minutes de retard sur le trottoir écrasé de soleil. Ses talons s’enfonçaient dans mon cœur. Elle portait une robe à rayures blanches et bleues, je n’avais jamais rien vu d’aussi frais. »
Le Dernier Été en ville est un roman d’amour, amour pour Arianna, très certainement, mais pas uniquement. Leo aime son ami Graziano et le regard qu’il pose sur lui est d’une tendresse immense, il aime son ancienne amante Claudia, il aime la ville puissante et fragile, la mer, la littérature, le parfum des lilas qui est aussi le parfum d’Arianna. Il aime la vie, celle à laquelle on s’abandonne, sans complaisance, c’est-à-dire celle que l’on accepte de vivre dans toutes ses anfractuosités, y compris les plus inquiétantes.
Ce premier roman est d’une tendresse exceptionnelle dans la douleur, curieuse union qui suscite à la fois l’émotion et le désir, désir de pouvoir porter un regard sur la beauté de chaque instant sans que la peur de souffrir nous arrête. C’est ce à quoi parvient Leo, dans une acceptation lumineuse de ce qui survient, au gré du hasard, des rencontres, des insuffisances et des failles de chacun, sans aucune résignation pourtant.
La nostalgie désenchantée du roman ne flirte jamais avec l’amertume ou le ressentiment. Rome au mois d’août, le « mois noir », que Leo déteste, demeure pourtant d’une beauté sidérante : « Sous le soleil assassin, la ville était déserte, les rues vides et les places pavées sonores couvertes d’une couche de poussière incandescente. L’eau se faisait rare et les fontaines s’effritaient, révélant leur grand âge, avec leurs pansements de plâtre et les touffes d’herbe jaunâtre qui pointaient hors de leurs lézardes. Les chats se cachaient à l’ombre des automobiles et vers le crépuscule seulement, les gens commençaient à sortir des maisons pour se réunir autour des étals de pastèques, en attendant le vent. » Ce Dernier Été en ville est inoubliable.
* * *

Gianfranco Calligarich,
Le Dernier Été en ville,
trad. de l’italien par Laura Brignon,
Gallimard,
212 pages, 19 €