Après avoir retracé en quelques chansons emblématiques les luttes anticoloniales et post-coloniales au Maghreb (à voir ici), Mediapart poursuit sa série sur les musiques maghrébines avec un deuxième volet consacré aux musiques de l’exil et de l’immigration. Car leur développement musical en France est indissociable de l’histoire du Maghreb avec, pour spécificité, un répertoire qui s’adresse d’abord à un public immigré.
Cette fois, la musique sert l’émancipation des bataillons d’immigrés venus reconstruire la France, de leurs enfants, de générations entières qui embrassent deux cultures, deux pays. Elle sert aussi des luttes cruciales contre les discriminations, les violences policières, pour les droits des travailleurs étrangers.
Pour dérouler et questionner cette histoire passionnante, encore trop méconnue, Mediapart retrouve les historiennes Naïma Yahi et Hajer Ben Boubaker, qui mènent un travail rare et précieux sur les musiques maghrébines.
Naïma Yahi est spécialiste des musiques maghrébines. À son actif, plusieurs travaux, dont un doctorat sur l’histoire culturelle des artistes algériens en France (1962-1987), mais aussi des expositions, des comédies musicales comme Barbès Café. Elle est directrice adjointe de l’association Villes des musiques du monde.
Hajer Ben Boubaker est chercheuse indépendante, sur les musiques arabes et les luttes de l’immigration. Elle est la conceptrice et l’animatrice du podcast « Vintage Arab » (à retrouver sur toutes les plateformes de streaming). Elle est la réalisatrice du documentaire radio Taos Amrouche, 1913-1976, une déchirure algérienne consacré à cette artiste singulière, française et algérienne, chrétienne et kabyle, romancière et chanteuse, entre la France et l’Algérie.
Dès les années 1930, l’artiste algérien Mohamed al-Kamal chante la rudesse du climat de France, la précarité de l’immigré et s’impose comme l’un des pionniers de la chanson de l’exil (el ghorba) à enregistrer en France.
Comme dans les musiques des luttes anticoloniales et post-coloniales, les femmes occupent une place centrale. L’immigration maghrébine étant initialement dans sa temporalité masculine, les femmes de la première génération de l’immigration sont d’abord des sujets dans un répertoire qui chronique les cœurs tourmentés par l’amour, l’épouse restée au pays, la nostalgie de la terre natale, puis elles deviennent des artistes de premier plan.
Au tournant des années 1950, les femmes commencent à s’installer en France métropolitaine, les chorales de femmes kabyles sont les premières à se produire notamment sur l’antenne de l’ORTF.
Les Kabyles Ourida Aït Farida ou Bahia Farah chantent les premiers duos avec les chanteurs de l’exil comme le légendaire Slimane Azem, artiste et ouvrier à l’usine.
À mesure que se structure et se développe en France l’industrie du disque et du spectacle maghrébin, se pose la question de la diffusion. Certains lieux jouent un rôle essentiel, en particulier les cabarets. « Les plus célèbres à Paris sont El-Djazaïr ou encore le Tam-Tam, ouvert par le père de l’icône de la chanson algérienne, Warda, retrace Hajer Ben Boubaker. Il voulait l’appeler “Le Grand Maghreb”, mais celui-ci lui a été refusé, car c’était, pour l’État français, trop connoté anticolonial, indépendantiste. »
Les Algériens sont les précurseurs des cabarets à l’instar de Salim Halali. Né dans une famille juive berbère à Annaba, surnommé le « Bécaud arabe », il est une figure de la chanson judéo-arabe. Sidi h’bibi, titre culte, sera repris par plusieurs artistes, telle la Mano Negra. Riche (par ses ventes d’albums et l’animation des mariages des plus grosses fortunes du monde arabe), il transforme en 1947 un hôtel particulier de l’avenue Montaigne à Paris en un cabaret : Ismaïlia Folies.
« Les cabarets sont fréquentés par une clientèle huppée, des vedettes comme Belmondo, Delon ou des politiques comme Mitterrand, retrace Naïma Yahi. Les travailleurs immigrés n’ont pas les moyens de glisser le petit billet de 500 francs dans le décolleté de la danseuse orientale et fréquentent les cafés. Les Algériens après 1962 gardent le privilège du débit de boisson, de la licence IV. Les cafés sont les centres sociaux où l’on va à la recherche d’un écrivain public, mais aussi où l’on écoute de la musique pour pleurer, boire ou jouer aux dominos. »
Dans ces cafés, les scopitones, ces juke-box, sorte d’ancêtres du clip musical, jouent un rôle important dans la diffusion de la musique des artistes du Maghreb mais aussi du Moyen-Orient. Le tunisien Mohamed Jerrari, qui commence sa carrière en France, y figure en bonne place.
À partir des années 1970, la présence hommes-femmes dans ces machines va s’équilibrer. Les plus grandes chanteuses telles Cheikha Rimitti, Noura, Chrifa, Hnifa vont enregistrer des scopitones.
Les musiques du Moyen-Orient ont une influence considérable, avec la diffusion de comédies musicales égyptiennes qui développent des cinémas à l’adresse de la communauté maghrébine (le Louxor à Paris en est un emblème) et font les heures glorieuses de l’industrie du disque arabe avec la musique maghrébine. Parmi les grandes voix, citons le Syro-Égyptien Farid al-Atrache, l’Égyptien Mohamed Abdel Wahab.
Sans oublier l’incontournable « Voix des Arabes », la diva égyptienne Oum Kalthoum, qui se produit à Paris à l’Olympia en 1967, trois soirs de suite. Trois concerts mythiques, où se sont massivement pressés les ouvriers immigrés, qui ne sont pas des machines-outils dépourvus d’émotions.
« Les médias français ont été étonnés de voir dans la file ces forçats du labeur, ces invisibles des Trente Glorieuses, sacrifier leurs économies pour cette quatrième pyramide d’Égypte comme on la surnommait, raconte Naïma Yahi. Ils n’imaginaient pas que ces ouvriers puissent avoir des loisirs et être groupies d’une chanteuse, une femme non voilée, car leurs préjugés ne les voient pas aduler une femme libre. Oum Kalthoum incarne la fierté d’être arabe. »
La décennie des années 1970 marque l’avènement des luttes de l’immigration autour de sujets majeurs comme la carte de résidence, les conditions de vie dans les foyers Sonacotra, le racisme, l’exploitation à l’usine. Ces enjeux habitent la musique et les pratiques artistiques qui vont servir des batailles cruciales contre les discriminations, pour les droits des travailleurs, comme par exemple l’accès à leur culture d’origine dans les usines.
Première particularité, beaucoup des artistes sont des ouvriers-artistes, tel Slimane Azem… « Ces artistes-chanteurs chroniquent leur quotidien par nécessité de survie, explique Naïma Yahi. A Moh A Moh, de Slimane Azem, qui s’adresse au poète Si Mohand, raconte l’exil sans retour, qui est un leurre, on croit qu’on rentrera, et un an, dix ans passent, on est toujours là. C’est cet emprisonnement dans l’exil qui est chroniqué. »
Le mythe du retour au pays se construit dans les années 1970. « Dahmane al-Harrachi met en garde celui qui pense que l’exil, c’est la ruée vers l’or. Dans Ya Rayah (« Ô partant ») [une de ses chansons les plus célèbres, reprise par Rachid Taha et traduite dans le monde entier – ndlr], il dit : “Comme d’autres avant toi, tu partiras et tu reviendras.” Quand leurs femmes vont les retrouver, elles qui se plaignaient de l’absence de leur mari au pays vont souffrir de l’arrachement à la terre natale et du manque des leurs restés de l’autre côté de la Méditerranée. »
Il n’y a pas que le nationalisme, l’amour, la nostalgie du bled, le labeur à l’usine, le mal-logement dans les bidonvilles qui hantent les paroles. Il y a aussi le racisme, la xénophobie qui prolifèrent, structurent la société française, à l’usine, sur les chantiers, dans les foyers Sonacotra gardés quasi militairement par des anciens appelés en Algérie. Et il y a le chômage qui surgit et grandit.
L’œuvre de Mohamed Mazouni, le dandy venu de Blida en Algérie, en témoigne. « Dans Clichy, il s’adresse à sa mère, lui explique la difficulté à trouver du travail dans une France de la fin des Trente Glorieuses, après le choc pétrolier de 1973 et la fermeture des frontières qui s’ensuit et frappe les immigrés. Il raconte aussi le racisme ordinaire », détaille Hajer Ben Boubaker.
Mohamed Mazouni, c’est aussi un autre refrain ancré dans les mémoires : « Adieu la France, bonjour l’Algérie. / Quand je t’ai quittée, combien j’ai pleuré. / Finie souffrance, finie l’indifférence, / Bientôt je serai avec toi ma chérie. »
En cette décennie post-guerre d’Algérie et post-mai 1968, surgit de manière de plus en plus aiguë la question des crimes sécuritaires et racistes. En 1972, le MTA, le Mouvement des travailleurs arabes, le premier mouvement massif d’immigrés depuis la guerre d’Algérie, s’organise en France. Très surveillé par les renseignements généraux et en particulier par le SAT-FMA, le service de police créé pendant la période coloniale, qui a perduré et continué de surveiller les Algériens en France après la guerre, le MTA va éprouver la répression féroce du pouvoir et de ses officines. Nombre de ses leaders seront expulsés.
« Les militants du MTA comprennent que la musique est un vecteur pour éveiller l’intérêt des travailleurs immigrés et proposent des chansons avec du contenu politique », décrypte Hajer Ben Boubaker. Dans les usines, foyers et cafés à Barbès, à Paris et ailleurs, des émissions sur cassettes comme « Ici, radio Assifa » sont distribuées et parlent des conditions de vie des travailleurs, de luttes franco-françaises contre le racisme, le mal-logement, ou concernent la région du Maghreb, comme la question du Sahara occidental.
1972, c’est aussi l’année où, acquise des luttes, une loi autorise les travailleurs étrangers à accéder aux fonctions de délégués du personnel et d’élus au comité d’entreprise (à condition de parler et écrire le français). Dans les usines, à l’instar de celle de Renault de Flins (Yvelines), le plus ancien des sites d’assemblage de la firme au losange, qui employait plus de 20 000 ouvriers au début des années 1970, dont une écrasante majorité venue du Maghreb, on se bat aussi pour l’accès à la culture d’origine et bénéficier des avantages au comité d’entreprise. On s’implique aussi dans les luttes ouvrières dans l’industrie automobile, la sidérurgie ou les mines.
Décennie 1980. Entre les générations, un pont musical s’opère. Les enfants d’immigrés préservent, s’approprient, réinventent l’héritage des parents et continuent de lutter en parlant de certains enjeux qui sont encore d’actualité, comme les violences policières et les crimes racistes. Un groupe s’impose : Carte de séjour et son meneur Rachid Taha, emporté il y a deux ans par une crise cardiaque, figure singulière du rock, qu’il a fusionné avec le raï et le chaâbi de son Algérie natale. On pense automatiquement à une chanson, la reprise raï de la chanson de Charles Trenet qui va les révéler.
« Carte de séjour, ce n’est pas une rupture mais une continuité qui ne le sait pas encore », explique Naïma Yahi. Le thème de la ghorba, l’exil, s’essouffle, pour laisser place aux préoccupations du travailleur immigré, d’où la carte de résidence de Slimane Azem. »
« La génération dite “beur” dans les années 1980 apparaît au milieu des années 1970 à travers de nouvelles figures. C’est le début de la “world music”, on mélange les codes d’un peu partout. Djamel Allam mélange les sonorités folks à des chansons ancestrales kabyles, les Abranis proposent un rock kabyle psychédélique, Idir reprend la mélodie orale féminine des poèmes avec un son à la Maxime Le Forestier… »
« Au début des années 1980, les crimes racistes qui frappaient les pères dans les années 1970, comme celui de Mohamed Diab, frappent les fils, poursuit Naïma Yahi. Entre 1981 et 1983, 43 jeunes Maghrébins sont abattus, soit dans le cadre d’un crime sécuritaire, soit dans le cadre d’un crime raciste. Cette flambée de violence va pousser cette jeunesse héritière des luttes du MTA à s’organiser. »
« Rock Against Police » copie les expériences londoniennes de « Rock Against Racism » en proposant du rock et des débats en bas des tours pour dénoncer le racisme et les violences mortifères qui frappent les jeunes Arabes dans les quartiers, cette jeunesse qu’on appelle immigrée alors qu’elle est née en France.
En même temps que naît et explose ce rock contestataire en riposte aux crimes racistes, des radios apparaissent, portées par la jeunesse maghrébine née en France, telles Radio Soleil Goutte-d’Or, Radio Soleil Ménilmontant à Paris, Radio Zaâma d’banlieue dans la région lyonnaise. « On y diffuse la musique des parents mais aussi cette nouvelle génération qui produit sa propre musique et parle de sa propre condition », résume Hajer Ben Boubaker.
« La jeunesse des années 1980, son embryon, c’est le comité des jeunes qui accueille la marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983, des figures militantes comme Tarek Kawtari, Farid Talba, qui vont fonder le MIB. »
Le MIB, Mouvement de l’immigration et des banlieues, est l’une des tentatives les plus emblématiques d’organiser politiquement l’immigration post-coloniale en France, de ne plus raser les murs, courber l’échine. Le MIB fédère une quarantaine de groupes et d’associations issus de divers quartiers de France abandonnés.
« Le MIB fait suite aux mobilisations contre les expulsions des doubles peines, rappelle Naïma Yahi. Il n’y a pas que les assassinats, il y a aussi les expulsions de jeunes Maghrébins condamnés au pénal. Ce mouvement perdure et accompagne des initiatives comme le Comité Adama, qui en est l’héritier. Aujourd’hui, en 2021, les combats pour la justice et la vérité autour de crimes racistes et sécuritaires sont héritiers du MIB, qui lui-même est héritier du MTA qui se mobilisait pour les mêmes raisons. »
Naturellement, les artistes cheminent avec le MIB comme ils ont cheminé avec le MTA. Et une décennie plus tard, en 1997, c’est le rap qui l’emporte. Plusieurs artistes de rap, dont des membres du groupe IAM, du Ministère A.M.E.R, produisent le CD 11 min 30 contre les lois racistes, et en faveur du MIB.
« 1997, c’est l’année de la promulgation des lois Debré qui accentuent les lois Pasqua qui rendent de plus en plus difficile l’accès à la nationalité française, et remettent en question le droit du sol, fondement de la nationalité et de la nation française, explique Hajer Ben Boubaker. En introduction, on entend Madj d’Assassin Productions et le réalisateur Jean-François Richet lire un texte inspiré du MIB. Cet album, c’est la continuité de mémoire. On fait ça pour le MIB et pour rappeler l’histoire de l’immigration. Il y a de la mémoire de l’exil, de l’histoire coloniale et la mémoire des luttes autour de la carte de résidence. » L’initiative, inspirée des rappeurs afro-américains, fait date « aussi parce que c’est l’une des seules fois dans l’histoire du rap où l’on réunit tous ces gens qui parfois ne s’entendent pas. »
Dix ans plus tard, en 2007, Mouss et Hakim, les deux frères Amokrane, à l’origine de Zebda avec Magyd Cherfi, plus connus pour Tomber la chemise, se tournent vers la mémoire paternelle. Ils réalisent un projet musical Origines contrôlées qui met à l’honneur les chansons préférées de leur père, ouvrier maçon algérien, illettré mais mélomane. Cet album, en kabyle, arabe et français, constitue un bond en avant dans l’exhumation et l’affirmation de ce patrimoine culturel de la France et du Maghreb.
« Ils n’avaient presque pas intérêt à se tourner vers ce patrimoine-là, eux plus associés à Toulouse et Claude Nougaro. Cette réconciliation avec ce qui les compose dans leur diversité fait découvrir la chanson de l’exil, l’histoire de l’immigration, analyse Naïma Yahi. Ce travail de rendre audible et de transmettre d’abord aux enfants d’immigrés mais également au plus grand nombre ces chansons de France, c’est que la boucle est bouclée puisque ces Français sont héritiers de cette immigration. »
Dans la réappropriation de ce répertoire de l’exil par les enfants de l’immigration, dominé par les hommes, les femmes pourraient paraître absentes. Elles ne le sont pas mais le travail de mise en lumière reste encore à faire. « Il ne faut pas oublier la difficulté pour les femmes, pas seulement maghrébines, à émerger en tant qu’artistes, là où c’est plus simple pour les hommes, quelles que soient l’époque et l’origine », constate Hajer Ben Boubaker.
Dans les années 1980, le groupe DjurDjura, emmenée par la chanteuse kabyle Djouhra Abouda, accompagnée par des choristes, incarnées par ses soeurs puis à leur séparation par d’autres musiciennes, avait portes ouvertes dans les plus grandes émissions de variété françaises. En tenue traditionnelle berbère, elles chantent des odes d’inspiration sociale et féministe.
Aujourd’hui, de nombreuses artistes en sont les héritières directes, comme Samira Brahmia qui porte en étendard la chanson de l’exil au féminin.
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