Les leçons de Bruno Latour

Le philosophe Bruno Latour est mort la nuit dernière. Et cette disparition a de quoi affecter l’ensemble des terrestres.

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La dernière fois que nous avions croisé le chemin de Bruno Latour, pendant l’entre-deux-tours de la dernière élection présidentielle, dans son appartement de la rue Danton à Paris, il avait un air crépusculaire : la faute, conjoncturellement, au score médiocre du candidat écologiste qu’il avait soutenu et, plus structurellement, aux conséquences d’un cancer multirécidiviste qui l’avait annoncé à l’article de la mort depuis plusieurs années déjà et, sans doute aussi, aux inquiétudes planétaires dont son œuvre était traversée depuis longtemps.

« Ça n’arrête pas, chaque matin ça recommence, écrivait-il ainsi dès 2015 dans Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique (La Découverte). Un jour, c’est la montée des eaux ; un autre, la stérilisation des sols ; le soir, c’est la disparition accélérée de la banquise ; au journal de vingt heures, entre deux crimes de guerre, on nous apprend que des milliers d’espèces vont disparaître avant même d’être proprement répertoriées ; chaque mois, les mesures de CO2 dans l’atmosphère sont plus mauvaises encore que celles du chômage ; chaque année qui passe, on nous apprend que c’est la plus chaude depuis la fondation des stations météorologiques ; le niveau des mers ne fait que monter : le trait de côte est de plus en plus menacé par les tempêtes de printemps ; quant à l’océan, chaque campagne de mesures le trouve plus acide. C’est ce que les journaux appellent vivre à l’époque d’une “crise écologique”. »

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Bruno Latour à Paris en 2020. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

Cette ambiance crépusculaire restait toutefois tenue à distance par sa modestie et son ironie. « Je ne vois pas bien ce que je peux faire pour vous mais si vous y tenez » et « je reconnais qu’il est difficile, pour quelqu’un qui a écrit un mémo sur l’hégémonie potentielle, au niveau national ou mondial, de la classe écologique, de se retrouver à 4,5 % [au premier tour de la présidentielle – ndlr] », avaient ainsi été ses premiers mots prononcés avant de commencer l’entretien qu’il avait alors accordé à Mediapart.

Cette dernière phrase dit sans doute pourquoi la disparition du penseur français le plus célèbre au monde, au sortir d’un été plus meurtrier et écocidaire que tous les précédents, ne concerne pas seulement sa famille, son éditeur et complice Philippe Pignarre et toute la nébuleuse de pensée qui s’est forgée à son contact : les philosophes Baptiste Morizot, Pierre Charbonnier, ou Émilie Hache, les historien·nes Frédérique Aït Touati ou Estelle Zhong Mengual, les architectes Alexandra Arènes, Axelle Grégoire ou Soheil Hajmirbaba, l’anthropologue Nastassja Martin, pour n’en citer qu’une petite fraction…

Mais également l’ensemble des « terrestres » selon le magnifique néologisme forgé pour désigner le fait que le sort du monde et de l’humanité ne se situe pas entre les mains des seuls « terriens » mais de l’ensemble des êtres qui peuplent la planète, et de la manière dont s’organisait leurs relations.

Une pensée éclectique et parfois ardue

Il est en effet difficile, sinon impossible, de penser la politique contemporaine et notre sort collectif sans en passer par la pensée de Bruno Latour, dont la résonance s’est amplifiée avec l’épidémie de Covid-19. Et pourtant demeure le sentiment, qu’à l’heure de sa mort, il ne nous a pas légué tous les outils susceptibles d’affronter l’urgence et la gravité de la situation qu’il a pourtant contribué à penser et à décrire. Voire qu’il en a oblitéré quelques-uns, jusqu’à susciter quelques formes d’agacement même chez celles et ceux qu’il avait éveillé à la nécessité de faire « face à Gaïa ».

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Dans son ouvrage Bruno Latour. Une introduction (La Découverte 2018, Polity Presse, Cambridge 2016), Gérard de Vries, professeur de philosophie des sciences à l’université d’Amsterdam, introduit ainsi la « philosophie empirique » du penseur disparu dans la nuit du 8 au 9 octobre : « Une chambre des merveilles véritablement déconcertante. L’ensemble de l’œuvre de Bruno Latour fait penser à un cabinet de curiosités du début des temps modernes. Il traite de sujets aussi différents que la vie de laboratoire dans l’institut Salk sous la direction du Prix Nobel Roger Guillemin (La vie de laboratoire, 1979), l’histoire partagée entre microbes, microbiologistes et société, (Pasteur : guerre et paix des microbes, 2001) le sort tragique d’un système innovant de transports publics (Aramis ou l’amour des techniques, 1992), la manipulation des dossiers et le passage du droit dans les procédures du Conseil d’État, juge administratif suprême (La Fabrique du droit, 2002), la géopolitique à l’époque de l’Anthropocène (Face à Gaïa, 2015), la religion (Jubiler ou les tourments de la parole religieuse, 2002), l’économie (L’Économie, science des intérêts passionnés, 2006), l’ethnopsychiatrie (Petite Réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, 1996), la modernité (Nous n’avons jamais été modernes, 1991, Enquête sur les modes d’existence, 2012) et même Paris (avec Émilie Hermant, Paris ville invisible, 1998), la politique (Politiques de la nature, 1999), la philosophie des sciences (La science en action, 1989, L’Espoir de Pandore, 2001)… »

Il serait donc impossible de prétendre ressaisir en quelques paragraphes une pensée aussi éclectique et parfois ardue, mais toujours fondée sur une exigence de description et d’enquête, modélisée dans son ouvrage Enquête sur les modes d’existence (La Découverte, 2012) et prolongée dans son dernier livre paru il y a seulement deux semaines, Puissances de l’enquête. L’école des arts politiques (Les Liens qui Libèrent, 2022) en collaboration avec Frédérique Aït Touati, Jean-Michel Frodon et Donato Ricci.

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Bruno Latour y propose un « manifeste compositionniste » affirmant que « la politique n’est pas une science, ne pourra jamais l’être, quelque nom qu’on lui donne et à quelque science que l’on se voue. C’est un art, ou plutôt des arts, ce qu’on appelle justement les arts politiques. Les arts par lesquels on cherche à composer progressivement le monde commun. Le monde commun est à composer, tout est là. Il n’est pas déjà là, enfoui dans une nature, dans un universel et des croyances et qu’il suffirait d’écarter pour que l’accord se fasse. Il est à faire, il est à créer, il est à instaurer : si le monde commun est à composer, on peut rater sa composition. »

Depuis une grosse dizaine d’années, Bruno Latour avait probablement le sentiment que l’humanité était en train de rater dans les grandes largeurs cette composition d’un monde commun et s’était lancé dans l’écriture de livres davantage grand public et touchant plus directement à la « politique », quelque méfiance qu’il ait eue pour les mots trop abstraits ou trop englobants. Une trajectoire logique pour penser les moyens d’agir face au « nouveau régime climatique » qu’il avait examiné dans Face à Gaïa.

Dans ce dernier, au sujet duquel il était venu dans les studios de Mediapart, il montrait que l’enjeu écologique et le bouleversement climatique étaient tels que « ce qui aurait pu être une crise passagère s’est transformée en une profonde altération de notre rapport au monde. Il semble que nous soyons devenus ceux qui auraient pu agir il y a trente ou quarante ans – et qui n’ont rien fait ou si peu. Étrange situation d’avoir franchi une série de seuils, d’avoir traversé une guerre totale, et de ne nous être aperçus à peu près de rien ! »

Que faire quand on est contraint d’admettre que la Terre est active, sans qu’elle ait pour cela besoin de posséder une âme ? Pour Bruno Latour, l’urgence était de saisir que la Terre « n’a pas seulement un mouvement, mais aussi un comportement », et que nous sommes dans une « situation de guerre », preuve en serait que le Giec n’a pas, en 2007, reçu le prix Nobel de chimie ou de physique, mais bien celui de la paix.

Le philosophe comparait ainsi la situation de l’humanité à celle de l’Allemagne en 1944, en rappelant le livre de l’historien Ian Kershaw, La Fin, montrant que c’est dans la dernière année de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’Allemagne avait renoncé à tout espoir de victoire, qu’elle a perdu plus de civils et de militaires que dans les quatre années précédentes, faute d’avoir été capable de modifier la logique dans laquelle elle était prise.

C’est parce que le caractère évident de la menace ne nous fera pas changer d’avis qu’il faut se préparer à refaire de la politique.

Bruno Latour

Difficile, cependant, de faire face à Gaïa sans se laisser emporter par le « déni, l’hubris, la dépression, l’espoir d’une solution raisonnable ou la fuite au désert ». Pour faire entrer l’anthropocène dans l’arène politique, Bruno Latour avait récemment livré trois ouvrages d’intervention, tous publiés aux éditions La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, et partant du constat que « c’est parce que le caractère évident de la menace ne nous fera pas changer d’avis qu’il faut se préparer à refaire de la politique. »

Dans le premier, intitulé Où atterrir ? Comment s’orienter en politique (2017), dont il avait offert les premiers éléments lors d’un échange organisé par la Revue du Crieur à Grenoble, Bruno Latour partait d’une hypothèse forte reliant trois éléments qui dominent l’histoire de l’après-1989 et dont les connexions restaient souterraines :  « Tout cela participe du même phénomène : les élites ont été si bien convaincues qu’il n’y aurait pas de vie future pour tout le monde qu’elles ont décidé de se débarrasser au plus vite de tous les fardeaux de la solidarité – c’est la dérégulation : qu’il fallait construire une sorte de forteresse dorée pour les quelques pour cent qui allaient pouvoir s’en tirer – c’est l’explosion des inégalités ; et que pour dissimuler l’égoïsme crasse d’une telle fuite hors du monde commun, il fallait absolument rejeter la menace à l’origine de cette fuite éperdue – c’est la dénégation de la mutation climatique. »

Pour Latour, l’alternative était alors relativement simple : « Ou bien nous dénions l’existence du problème, ou bien nous cherchons à atterrir. » Tout en reconnaissant le talon d’Achille de « tout texte qui prétend canaliser des affects politiques vers de nouveaux enjeux », il se demandait alors : « Est-ce que je dois me lancer dans la permaculture, prendre la tête des manifs, marcher sur le Palais d’Hiver, suivre les leçons de Saint François, devenir hacker, organiser des fêtes de voisins, réinventer des rituels de sorcières, investir dans la photosynthèse artificielle ? »

Où et comment « atterrir »

La réponse à cette vaste et récurrente question de savoir « que faire » s’articulait pour lui d’abord autour de la nécessité de « tout cartographier à nouveaux frais ». Pour le philosophe, il était en effet temps de « parler non plus des humains mais des terrestres » et de dresser la liste des êtres avec qui l’on partage un « terrain de vie » défini comme « ce dont un terrestre dépend pour sa survie et en se demandant quels sont les autres terrestres qui se trouvent dans sa dépendance ». Une tâche qui impliquerait selon lui de ne plus perdre de temps à « arpenter l’ancien vecteur droite/gauche [qui] a retardé les mobilisations et les négociations nécessaires », mais plutôt de faire basculer la ligne de front au motif que « malgré les apparences, ce ne sont pas les attitudes qui comptent en politique, mais la forme et le poids du monde auxquels ces attitudes ont pour fonction de réagir ».

Dans le second, Où suis-je ? Leçons du confinement pour les terrestres (2021), il assénait d’emblée : « Vous avez tous compris que la pandémie du Covid-19 […] préfigure une situation nouvelle dont vous ne sortirez pas », et cherchait à tirer quelques enseignements de ce moment « à la fois si douloureux et si tragiquement intéressant » où la marche du monde telle que nous la connaissions a été mise à l’arrêt.

« Maintenant que je sens que je dois avec effort tirer dans mon dos une longue traînée de CO2 qui m’interdit de m’envoler en prenant un billet d’avion et qui embarrasse désormais tous mes mouvements, au point que j’ose à peine taper sur mon clavier de peur de faire fondre quelque glace lointaine », le malaise ne cesse de s’accroître, constatait alors Bruno Latour. « Cette tasse de café ruine un sol des tropiques ; ce tee-shirt renvoie dans la misère un enfant du Bangladesh ; du steak saignant que je me réjouissais de manger émanent des bouffées de méthane qui accélèrent encore la crise climatique », ajoutait-il encore.

Mais cette situation constituait, si l’on cesse de croire que nos formes étatiques ou nos modes d’existence individuels et collectifs seraient autotrophes (selon le terme que les écologiques emploient pour désigner les organismes qui se nourrissent par eux-mêmes en extrayant du soleil ce dont ils ont besoin pour vivre), aussi l’occasion de penser un atterrissage contrôlé comme condition d’évitement d’un crash inévitable. Et potentiellement de sortir de l’hypocrisie profonde d’une déconnexion entre « le monde dans lequel je vis, en tant que citoyen d’un pays développé, et, de l’autre, le monde dont je vis, en tant que consommateur de ce même pays ». Pour poser plus brutalement la question de savoir « sur quelle terre vais-je bien pouvoir vivre, moi et mes dépendants ? ».

Faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même

Bruno Latour

La prolongation de cette réflexion sur où et comment « atterrir » avait débouché sur un dernier livre, coécrit avec le sociologue Nikolaj Schultz, qui avait suscité davantage de réticences que les deux premiers, dans lesquels certaines métaphores peu convaincantes et/ou les réticences de Bruno Latour à prendre vraiment en charge les dimensions conflictuelles des situations décrites tout en voulant redéfinir les coordonnées des batailles nécessaires pour habiter notre condition présente ne faisaient pas d’ombre à l’ampleur de la pensée politique qui était déployée.

Dans ce Mémo sur la nouvelle classe écologique (2022), Bruno Latour tentait une redéfinition des fronts politiques avec comme idée de « faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même » et de redéfinir ainsi les termes du combat politique. Cette « classe écologique » ou « classe géosociale », notait Latour, « on l’intimide aisément en l’accusant de n’être pas assez de « gauche ». Tant qu’on ne clarifie pas ce point, elle ne saura jamais comment définir ses combats par et pour elle-même. »

Selon lui, pourtant, elle serait « bien de gauche, et même au carré ». Parce qu’elle « conteste la notion de production, on doit même dire que la classe écologique amplifie considérablement le refus d’autonomiser l’économie au dépens des sociétés ».

Latour y assumait toutefois son refus d’aligner celle-ci sur la tradition de « lutte des classes » dont la formulation resterait trop profondément liée à la notion et à l’idéal de la production. « Même s’il est toujours tentant de faire rentrer une situation nouvelle dans un cadre reconnu », il serait plus « prudent de ne pas se précipiter pour affirmer que la classe écologique prolonge simplement les luttes anticapitalistes ».

S’il affirmait ainsi garder du marxisme l’attention aux conditions matérielles, Latour jugait que « ce n’est plus la même matérialité » dont il est aujourd’hui question, et que cela transforme en profondeur la façon de penser la lutte politique. Pour lui, même si la conquête de l’appareil d’État demeurait nécessaire, il ne servait à rien d’occuper l’État « sans avoir derrière soi des classes assez préparées et motivées pour accepter les sacrifices que le nouveau pouvoir, en lutte avec le régime de production, va devoir leur imposer ».

Les critiques de la « classe écologique »

À quoi tient alors que la vision de la classe écologique portée par Latour laissait un sentiment d’insatisfaction ou d’incomplétude ? Une première raison est liée à une vision sans doute trop « esthétique » et descriptive de la politique. Latour écrivait ainsi : « On est clairement en train de changer d’esthétique. C’est tout l’intérêt des conflits de classes au sens d’Elias qu’ils commencent d’abord par des changements de manières – de goût et de dégoût – bien avant de se cristalliser en conflit d’intérêts. »

Selon lui, toute l’histoire des mouvements sociaux montrerait qu’il faut « un très long temps pour faire s’aligner, même approximativement, les manières, les valeurs, les cultures avec la logique des intérêts ; ensuite, repérer les amis et les ennemis ; puis, développer la fameuse “conscience de classe” » et, enfin, « inventer une offre politique qui permette aux classes d’exprimer leurs conflits sous une forme instituée ».

Mais outre qu’on pourrait lui opposer que le temps est peut-être aujourd’hui moins, si l’on veut vraiment sauver la planète, à l’institution qu’à la destitution, son affirmation qu’il « faut pourtant admettre que, pour l’instant, il est difficile de tracer des fronts bien nets entre les amis et les ennemis », relève sans doute davantage d’une réticence à penser la politique comme conflit que de la réalité.

On peut ainsi douter que la « classe géosociale » que Latour appelle de ses vœux, classe à la fois « en soi » et « pour soi », autant descriptive sociologiquement que performative politiquement, puisse se fonder sur la seule proposition d’« un intense travail de description des situations vécues » formant « l’indispensable étape avant l’émergence d’une classe qui se reconnaîtrait elle-même comme capable de définir le sens de l’histoire », en commençant par une « autodescription qui révèle le porte-à-faux entre le monde où vous vivez et le monde dont vous vivez » permettant de prendre la mesure des « sacrifices immenses par lesquels il va falloir passer ».

Ce travail d’articulation entre conditions matérielles de l’existence et configuration des luttes, entre géographie et politique, entre les territoires dont on dépend et qui dépendent de ce qu’on y fait, n’a pas attendu le concept de « classe géosociale » pour se formuler, ainsi que le précisait un texte de Géographie en mouvements, férocement intitulé « Bruno Latour, écologie du vide » et jugeant quelque peu tardive la découverte qu’il « va falloir rajouter à toutes les définitions disons classiques des oppositions de classes, l’ancrage dans le territoire ».

Mais on touche ici à la deuxième raison pour laquelle la proposition de Bruno Latour peut paraître ne pas se hisser à la hauteur des enjeux qu’il a pourtant lui-même contribué à cerner, à savoir sa difficulté à penser la politique autrement que comme un parlementarisme tempéré permettant de voir s’opposer les goûts et les opinions afin d’aboutir à un consensus.

Ainsi que le notait l’économiste Jean-Marie Harribey, dans un post de blog, « hors de l’idéologie la plus outrancière, il y avait au moins une hypothèse relativement admise dans les sciences sociales qui n’avaient pas totalement jeté aux orties l’enseignement de Marx : les classes ne pouvaient être comprises que dans une dialectique les unes par rapport aux autres. Définir une classe seule, sans vis-à-vis, n’avait jusqu’ici aucun sens. C’est pourtant à réussir le tour de force de lui en donner un que s’attachent les auteurs de ce Mémorendum. »

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En tentant de forger ce concept de « géoclasse », censé réunir dimension sociale et écologique, Bruno Latour pense aller plus avant que lorsqu’il proposait un « Parlement des choses », dépassant les impasses de la constitution moderne dualiste entre la société et la nature et défendait la mise en place de nouvelles institutions parlementaires des « puissances d’agir » aussi hétéroclites que l’Amazonie, le climat, Total, les nations autochtones, afin de composer les contours d’un monde commun.

Mais, il demeure, pour reprendre les termes de Léna Balaud et Antoine Chopot dans leur ouvrage Nous ne sommes pas seuls. Politique des soulèvements terrestres, une « contradiction fondamentale » qui invaliderait selon eux « le projet latourien » et se trouve « liée à son étrange indifférence à toute analyse des rapports de pouvoir structurant le monde capitaliste ». Comment en effet convaincre des multinationales comme McDonald’s ou Total de siéger dans une assemblée où ils devront concéder leurs responsabilités face à des représentants des océans ?

Pour ces auteurs, les « Parlements non humains » mis en œuvre par les Latouriens, dans une logique étendue de représentation, au sein d’une nouvelle « démocratie des affectés », que ce soit en 2015, en amont de la COP 21 avec le « Théâtre des négociations » ou plus récemment avec le « Parlement de Loire », mis en place depuis 2019, demeurent insatisfaisants.

Qui possède en effet la légitimité pour représenter ces nouvelles entités non humaines ? Bruno Latour a longtemps considéré que les scientifiques étaient les mieux placé·es pour faire parler des entités non humaines, mais avait proposé, plus radicalement et récemment, un autre critère de légitimation en jugeant que « peuvent être porte-parole ceux et celles qui s’effondrent si un non-humain s’effondre. » Ce serait le fait d’être coaffecté qui deviendrait ainsi un critère de légitimation.

Toutefois, estiment Balaud et Chopot, « l’originalité de ces expérimentations ne doit pas masquer les implications politiquement contestables de la réduction du lieu de la communauté politique au modèle de l’assemblée parlementaire ». Qui décide en effet de l’ordre du jour ? « On peut être tiré·e au sort, mais pas décider de l’ordre du jour ; on peut représenter les orangs-outans, mais pas à condition de chercher un partenariat avec les représentant·es de l’huile de palme et de la pâte à tartiner. » Pour eux, la représentation des terrestres non humains doit opérer autrement que dans la démocratie représentative, elle-même en crise, des humains.

Ils distinguent, à titre d’exemple, dans les combats contre certains projets d’aménagements et de superstructures autour de la Loire, l’expérience issu des travaux du « Parlement de la Loire » inspiré par la pensée de Latour, et une autre expérience contemporaine, celle du Village de la Loire. Pour eux, le premier vise à remplacer le peuple des seuls humains pour laisser place à la puissance collective de la Vie, mais demeure impuissant en dépit de la prétendue révolution copernicienne qu’il entend porter. Dans le second cas, l’enjeu a été de construire le sujet collectif du « Village de la Loire » et de son bassin versant, « peuple plus qu’humain qui apprend à se défendre contre un projet inutile et imposé de bétonisation d’un fleuve encore relativement sauvage ».

Pour Chopot et Balaud, « si les deux initiatives sont vouées à se rencontrer, et peut-être même à faire alliance contre des ennemis communs, elles ne construisent pas la même “écopolitique”. D’un côté, on cherche à modifier l’ordre du pouvoir par le renouvellement des formes de gouvernement et des êtres gouvernés, en incluant de nouveau sujets complexes non humains. De l’autre, on cherche à déjouer et à interrompre la reproduction d’un ordre économique jugé écologiquement insoutenable, asocial et inégalitaire ». Ainsi, on « entre en politique non depuis un statut de porte-parole officiel, mais depuis le vivant, sujet d’un monde habité et qui nous habite ».

Des réserves qui n’empêchent pas de mesurer tout ce que notre politique contemporaine doit à la pensée de Bruno Latour et de s’inquiéter à nouveau de ce qu’il nous avait dit lors de l’entretien mené en avril dernier : « Le contraste entre le calme avec lequel nous continuons à vivre tranquillement et ce qui nous arrive est vertigineux. »

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