Retraites : le coup de force de Macron Reportage

Les ouvriers des entrepôts, loin des manifestations contre la réforme des retraites

Dans les plateformes logistiques de Mer (Loir-et-Cher), la contestation sociale contre la réforme des retraites peine à décoller. La crainte des pertes de salaire, l’indifférence aux enjeux et les leçons douloureuses de la période « gilets jaunes » pèsent.

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Mer (Loir-et-Cher).–  En une douzaine d’années, après un passé glorieux dans l’industrie du matelas, la zone d’activités de Mer (Loir-et-Cher) s’est transformée en une forêt de plateformes logistiques, profitant de sa position au centre du pays et de sa proximité avec l’autoroute A10. Une ville redevenue ouvrière (les employé·es de la logistique représentent un quart des ouvriers et ouvrières en France aujourd’hui), où l’opposition à la réforme des retraites est inexistante, contrairement à Blois, à 20 kilomètres de là, qui attire autour de 10 000 personnes à chacune des journées de mobilisation.  

Les raisons de cette apathie sont multiples. Michel, ancien ouvrier Epeda puis manutentionnaire au dépôt Colissimo, est aujourd’hui gérant du Café de la gare, un bar décati à la vitrine peinte en hommage à son idole, Johnny Hallyday. Il attribue d’abord cette inertie sociale à l’échec du mouvement des « gilets jaunes ».

« En novembre 2018, c’est ici, à Mer, qu’a démarré le mouvement des gilets jaunes à l’échelle du Loir-et-Cher. On était motivés, on occupait les ronds-points de la ZAC [zone d’activité commerciale – ndlr], on bloquait l’accès des entrepôts depuis l’autoroute et la départementale, se remémore Michel. Et tout ça pour quoi ? Macron n’en a jamais eu rien à faire de notre gueule. Il ne vit pas dans le même monde... Alors à quoi bon se révolter ? »

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Zone d’activité des Portes de Chambord, à Mer. © Photo Jordan Pouille pour Mediapart

De l’autre côté de la gare s’étend la vaste zone d’activités des Portes de Chambord. Une dizaine de plateformes logistiques et leurs parkings à travailleurs et travailleuses, le tout encerclé de grilles d’acier. En dehors de ces entrepôts austères, les lieux où se rassembler sont inexistants.

Un restaurant-routier tenu par une mère et sa fille a fait long feu. Quelques transformateurs électriques sont tapissés d’affiches à l’effigie de Marine Le Pen et Jordan Bardella, les deux figures de proue du Rassemblement national.

Devant une plateforme neuve de 58 000 m2, toujours dans l’attente de son occupant, un panneau de fin de chantier est tagué d’un large « On lâche rien ». Aucun lien avec la contestation de la réforme des retraites, ni même avec la grève de mars dernier des 35 ouvriers de la plateforme Agediss toute proche, par laquelle transitent les meubles Ikea.

Ces hommes avaient débrayé deux jours pour dénoncer les bas salaires, responsables, selon eux, d’un turn-over trop important. « Nos salaires ne sont pas compétitifs comparés à ce qui se pratique dans les autres plateformes logistiques sur la zone de Mer par exemple, avait déclaré un représentant du personnel. Notre métier, la manutention de meubles, n’est pas facile. Il y a toujours des postes vacants remplacés par des intérimaires qu’il faut former. On ne se sent pas du tout reconnus par la direction. »

Non, ce panneau rageur fait référence au combat d’habitant·es en lutte contre l’artificialisation des sols : à chaque nouveau chantier de plateforme, la zone d’activités s’agrandit sur des friches agricoles (lire notre reportage à ce sujet).

Difficile de perdre un jour de salaire 

Laurent Bidron est le secrétaire général de l’union locale CGT de Mer, et ouvrier à la plateforme ColiPoste, qui emploie 180 personnes, accompagnées d’une part fluctuante d’intérimaires, embauchés à la semaine. Cette main-d’œuvre se répartit tous les jours sur trois plages horaires, entre 5 h 30 et 3 h 30, pour traiter 300 000 colis quotidiens, 400 000 pendant les fêtes.

Ici, la mobilisation existe bel et bien, mais elle baisse d’une semaine à l’autre. « À l’acte 1 le 19 janvier, il y a eu 35 % de grévistes parmi les 180 titulaires. Puis 25 % à l’acte 2 le 31 janvier, et 15 % à l’acte 3 le 7 février », détaille le syndicaliste. Il justifie cette baisse de mobilisation par les bas salaires.

« La majorité des travailleurs touche le Smic. Alors avec les prix qui s’envolent, peu de gens peuvent se permette de perdre 60 euros, soit l’équivalent d’une journée de grève... et encore moins 120 euros, rappelle-t-il. Si la grève venait à durer, je pense que les ouvriers les plus motivés continueraient sur le même mode, à raison d’un jour débrayé par mois. »

Les raisons de manifester vont, selon lui, au-delà du report de l’âge de départ à la retraite. Par exemple, la manutention est de plus en plus pénible : « Désormais, toutes les marchandises arrivent en vrac, il n’y a plus de chariots dans les remorques. Ça permet d’y mettre 50 % de colis en plus, jusqu’au plafond, mais c’est beaucoup plus fatigant à décharger. »

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Aile d’entrepôt logistique Aosom en cours d’aménagement. © Photo Jordan Pouille pour Mediapart

Non loin se dresse l’importante plateforme du menuisier industriel Lapeyre, rouge et gris, opérée par le suisse Kuehne + Nagel. 72 000 m2, 76 CDI, plus les intérimaires. Chaque jour, 35 camions conteneurs en repartent. « Il y a beaucoup de précarité là-dedans. Les travailleurs ne se sentent pas concernés, ils ne prennent même pas nos tracts », commente Laurent Bidron.

À 13 heures, sur le parking, des salariés à la chasuble bleu ciel se détendent autour d’une voiture fatiguée. Les portières et le coffre sont ouverts. Des gobelets de thé sont disposés sur la plage arrière. On écoute de la musique, on palabre en visio sur les smartphones. La réforme des retraites n’inspire aucune discussion. Le mot « grève » ferme les visages. « On n’est pas d’ici, on ne connaît pas », lance l’un d’eux, avant d’inviter à démarcher l’entrepôt d’en face, l’un des deux que possède l’enseigne But à Mer.

But, « c’est une grosse boîte. Les gens ont de l’ancienneté, de meilleurs salaires », indique Laurent Bidron. On s’approche. Six hommes en jean, veste polaire bleu marine et chaussures de sécurité impeccables terminent leur pause cigarette. À les entendre, des collègues auraient débrayé contre la réforme des retraites. Quatre ou cinq à chaque journée d’appel à la grève, pas plus.

Depuis juin et l’effondrement d’une partie de la toiture du fait d’intempéries, des salariés de cette plateforme dénoncent leurs conditions de travail : le vent et le froid s’engouffrent dans les locaux. Des plaids ont été distribués aux caristes, des souffleurs d’air chaud ont été ajoutés mais les travaux ne sont toujours pas terminés. Le mouvement va-t-il prendre de l’ampleur dans leur entrepôt ? « Faut voir avec le chef. » Un quart d’heure plus tard, l’intéressé apparaît sans un mot, jauge son interlocuteur du regard, et lâche un « Faut voir avec le siège » avant de disparaître.

Mes équipes sont focalisées sur leur quotidien et les difficultés quotidiennes. Beaucoup sont jeunes, alors penser dès à présent à la retraite...

Emmanuel Benichou, directeur France d’Aosom

Arrivée à Mer en mars 2021, l’entreprise chinoise de décoration Aosom occupe l’un des anciens entrepôts de la zone, appartenant anciennement à Epeda. Une petite poignée de camions Geodis font ventouse sur les quais de chargement. Le directeur France d’Aosom, Emmanuel Benichou, dit n’avoir noté aucun mouvement social sur son site logistique du département, ni même sur les autres – Droue-sur-Drouette (Eure-et-Loir) et Artenay (Loiret).

« Je pense que mes équipes – 35 salariés – sont focalisées sur leur quotidien et les difficultés quotidiennes. Beaucoup sont jeunes, alors penser dès à présent à la retraite... On le voit bien, le sujet retraite arrive réellement après 40 ans, voire 50 ans, quand il faut épargner pour la préparer. »

Le responsable ne nie pas la pénibilité des métiers de la logistique. « Elle se manifeste pendant le déchargement des conteneurs à la main ou lors du “picking” [la récupération des colis – ndlr] sur les racks des produits commandés. Nous avons une réflexion interne de mécanisation partielle pour réduire cette pénibilité, mais ce type de projet est long et couteux. » Et, avance-t-il, l’automatisation peut être aussi synonyme de chômage : « Mécaniser, cela va dans le sens de la réduction de la pénibilité, mais cela condamne un peu plus ces emplois peu qualifiés, qui attirent des gens qui n’ont que leur force de travail à proposer. »

En face d’Aosom brille l’entrepôt argenté de Mondial Relay. Ici, le tri des colis se fait essentiellement de nuit. « Les grèves contre la réforme des retraites ont lieu le jour, mais le jour, mes gars dorment », sourit un responsable en nous montrant poliment la sortie.

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Depuis le 7 janvier 2023 notre confrère et ami Mortaza Behboudi est emprisonné en Afghanistan, dans les prisons talibanes.

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