Entreprises

Un gérant de supérettes aux prud’hommes contre Casino

Thierry Gautier est responsable de deux magasins du groupe français dans le Nord. Comme bien d’autres gérants, il accuse le groupe de se livrer à des manipulations comptables et espère voir son contrat requalifié en contrat de travail. Il passait mercredi devant les prud’hommes.

Dan Israel

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Dans des dizaines de villes de France, aujourd’hui comme depuis plusieurs années, des procès opposent toujours le groupe Casino à certains gérants de ses supérettes. À l’automne 2015, Mediapart a consacré une longue enquête aux conditions de travail de ces responsables de magasins Petit Casino, Spar ou Leader Price Express, dont le statut est à mi-chemin entre salariés et commerçants, et aux étranges déficits qui se creusent dans les comptes de dizaines de magasins. Nous avions notamment décrit les bizarreries comptables qu’ils constataient, et raconté qu’ils étaient de plus en plus nombreux à contester leur statut hybride, demandant à voir leurs contrats requalifiés en classiques contrats de travail et à se faire payer leurs heures supplémentaires.

Ces demandes, Thierry Gautier les a soutenues ce mercredi 3 mai devant les prud’hommes de Roubaix. Son cas, que nous avons commencé à aborder ici, mérite qu’on s’y arrête avec attention. Syndiqué CFDT du Nord (il fut délégué central pour le syndicat, lorsqu’il était encore représentatif chez les gérants Casino), l’homme est sans doute le seul à gérer deux magasins Casino sous deux statuts différents : il est gérant non salarié d’un Casino Shop à Roubaix, mais dans celui de Villeneuve-d’Ascq, il est franchisé, donc indépendant. Une position qui lui permet de constater « une différence de statut flagrante » entre les deux catégories de personnel Casino, en défaveur des gérants non salariés. En plus de la procédure aux prud’hommes, il fera aussi comparaître au tribunal de grande instance de Lille le groupe présidé par Jean-Charles Naouri, le 26 octobre prochain, par le biais d’une procédure de citation directe, qui vient d’être acceptée par le parquet.

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Jean-Charles Naouri, dirigeant du groupe Casino. © Reuters (Philippe Wojazer)

L’audience aux prud’hommes s’est déroulée devant un juge professionnel, le collège classique de juges représentant les salariés et les employeurs n’ayant pas réussi à s’entendre lors d’une audience précédente. La décision est attendue pour le 4 juillet. Casino récuse d’ores et déjà toutes les affirmations de son gérant. Dans un courrier de réponse à Mediapart, l’avocat du groupe les qualifie d’« accusations diffamatoires » (lire l’intégralité de la réponse sous l’onglet Prolonger). Depuis des mois, Thierry Gautier accumule pourtant les exemples et les éléments de preuve allant dans le même sens que l’enquête de Mediapart : anomalies de gestion, déficits non expliqués, contrôle à distance du système informatique des gérants… Accompagné des responsables de trois autres magasins, il a porté plainte contre le groupe pour escroquerie et est parvenu à réunir une centaine de gérants autour de son avocat : tous ont entamé des procédures aux prud’hommes.

Ce mercredi, Thierry Gautier a notamment réclamé près de 180 000 euros au titre des heures supplémentaires réalisées par son épouse et lui dans le magasin qu’ils tiennent depuis 2011 à Roubaix. « À nos yeux, la situation est claire, explique-t-il. Nous n’avons pas la liberté de gérer le magasin, qui ne nous appartient pas, pas plus que les marchandises qui s’y trouvent. Nous ne sommes que des salariés déguisés de Casino. » Comme bien d’autres gérants avant lui, il estime que le groupe lui impose de fait ses horaires de travail et sa politique commerciale. Une argumentation qui a, par le passé, plutôt bien réussi devant les prud’hommes, lesquels ont régulièrement accordé le paiement des heures supplémentaires ou des indemnités de licenciement en cas de rupture de contrat.

Casino préfère insister sur un autre point : « 80 % des décisions » lui sont favorables, estime le groupe, « en ce qu’elles confirment le bien-fondé du statut » de gérant non salarié. Le débat judiciaire est en fait complexe. Deux décisions récentes de la cour d’appel de Lyon, datées du 16 décembre 2016, ont reconnu toutes deux que le paiement des heures supplémentaires était obligatoire pour des gérants non salariés de Casino. « Contrairement à ce qu’affirme la société [Casino], les gérants non salariés bénéficient de tous les avantages accordés aux salariés par la législation sociale », insiste la cour dans les deux cas. Une précision importante, car Casino soutient systématiquement devant les tribunaux que, depuis une réécriture de leur statut, glissée dans une loi de janvier 2008, ce n’est pas le cas.

Le groupe estime donc qu’il n’a pas besoin de leur accorder tous ces avantages, dont les heures supplémentaires. Il peut appuyer son argumentation sur deux autres décisions judiciaires : le 31 mars dernier, la cour d’appel de Douai a refusé les heures supplémentaires à un couple de gérants, au motif que Casino ne pouvait pas surveiller réellement leurs horaires de travail. « De la même manière, un arrêt de non-admission vient d’être rendu par la Cour de cassation, rendant définitive une décision de la cour d’appel de Colmar, qui consacre la position adoptée par le groupe Casino sur la question des heures supplémentaires », précise l’avocat du groupe.

Interrogations autour des cotisations sociales

Mais outre ce débat, plutôt classique, Thierry Gautier développe une autre accusation, inédite. Il a alerté les prud’hommes, mais aussi le fisc et l’Urssaf, et il espère être suivi par le TGI de Lille lors de l’audience d’octobre prochain. Il assure que le groupe Casino fraude l’Urssaf en réduisant volontairement le montant des cotisations sociales payées, en faisant passer les gérants de magasin pour de véritables employeurs, ce qu’il n’estime pas être.

« Mes interrogations ont commencé fin 2014, avec un contrôle de l’Urssaf sur ma situation d’employeur, puisque j’ai quatre salariés dans mon magasin, raconte-t-il. On m’a demandé de nombreuses pièces comptables que j’étais incapable de fournir, car elles ne sont pas en ma possession. J’ai réalisé que les frais de personnel de mon magasin n’apparaissent nulle part, sur aucun document officiel, à part ceux que Casino envoie directement à l’Urssaf. Même mon comptable traite directement avec le groupe… »

Pour comprendre, il faut étudier un « bulletin de commission », équivalent de la feuille de paye, envoyé chaque mois par Casino. En février 2014, Thierry Gautier et sa femme ont par exemple perçu 5 725 euros de commission, correspondant à 6,2 % du chiffre d’affaires de leur magasin ce mois-là. C’est ce que fixe le contrat les liant à Casino. Ils ont aussi touché un bonus de commission de 330 euros, une aide de 2 060 euros pour financer une partie des salaires de leurs salariés. Leur bulletin prend aussi en compte l’équivalent de 260 euros en nature, pour leur logement de fonction. Le couple a donc touché environ 8 375 euros, versés par Casino. Mais il a déduit de cette somme les 6 200 euros qu’il a versés à ses salariés, ne conservant que 2 175 euros de salaire proprement dit.

Le problème, assure Gautier, c’est que Casino ne cotise pas sur la somme totale des 8 375 euros versés, mais seulement sur le salaire final de 2 175 euros. « Pour moi il s’agit d’une fraude à l’Urssaf, Casino réduit fortement l’assiette sur laquelle sont calculées les cotisations, indique le gérant. J’ai interpellé le groupe sur ce point dès début 2015 et j’ai senti un gros malaise de la part du service des ressources humaines. D’autant que j’ai découvert que certains gérants, pour la plupart des représentants de certains syndicats plutôt proches de la direction, se faisaient rembourser l’ensemble de leurs frais de personnel ! »

En février 2015, il rencontre quatre des plus hauts dirigeants du groupe au siège de Saint-Étienne, puis saisit les prud’hommes à l’été 2015. Il porte aussi plainte et finit par saisir directement le parquet, lequel lui accorde l’audience qui aura lieu en octobre prochain.

Le fisc s’interroge

Là aussi, Casino rejette ces accusations. « Il est acquis, notamment depuis un arrêt de la Cour de cassation du 23 juin 1960, que l’assiette de ces cotisations est constituée par la totalité des commissions versées aux gérants, déduction faite des salaires rétrocédés par ces derniers à leur personnel », précise l’avocat du groupe. Casino se réfère à deux autres textes qui lui permettent, selon son analyse, d’utiliser cette pratique de réduction de cotisations : une instruction de l’Urssaf datant de 1976 et une réponse de 2006 à une question au gouvernement lui permettant notamment d’être sûr de son bon droit… Le groupe souligne que s’il ne procédait pas ainsi, des cotisations seraient payées deux fois, une fois par le groupe et une fois par le gérant sur les salaires qu’il verse.

Pour appuyer ses dires, le gérant s’appuie pourtant sur une décision toute récente du fisc, qui vient de lui refuser de considérer comme des frais professionnels, déductibles de son revenu, les salaires qu’il verse aux employés de son magasin. Son épouse et lui vont donc devoir payer 25 000 euros de régularisation d’impôt. « Le fisc m’a indiqué que les frais de personnel ne constituent pas une charge déductible par les salariés, ce qui signifie en creux qu’ils m’ont considéré comme un salarié, et que je ne peux donc pas employer moi-même les salariés de mon magasin, conclut-il. Le fisc considère qu’il faudrait que j’utilise la procédure des indépendants, en déclarant des bénéfices industriels et commerciaux, mais je ne possède même pas les données qui me permettraient de le faire. »

Par ailleurs, depuis qu’il a commencé à protester en 2015, Thierry Gautier a constaté sur ses bulletins de commission que Casino ne déduit plus les salaires versés aux salariés du magasin dans le calcul de l’assiette des cotisations sociales à payer. « À ma connaissance, je suis le seul en France à bénéficier de ce traitement, dit-il. Pourquoi me l’accorder si je me trompe complètement dans mon analyse ? »

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