« Quelqu'un a construit une entreprise dissimulée à l'intérieur de nos salles en cachant ses positions par d'autres positions totalement fictives et a réussi à échapper à tous nos contrôles.» C'est en ces termes que Daniel Bouton, le PDG de la Société générale, expliquait le 24 janvier la fraude dont sa banque avait été victime. Un homme seul, «un terroriste» lancera même un responsable de la Commission bancaire. Aujourd'hui, la banque et ses avocats s'efforcent de tenir un discours apaisant, affirmant que le rapport d'audit comme le rapport de l'inspection générale publiés vendredi n'apportent rien de plus qu'on ne savait déjà.
A la lecture du rapport de synthèse (lire ici) – complétant celui qu'elle avait déjà établi en mars – que l'inspection générale de la banque a publié en même temps que le rapport d'audit du cabinet PricewaterhouseCoopers, beaucoup de nouveautés, pourtant, surgissent au détour des phrases. Il y a un homme certes. Mais il y a aussi une organisation, une culture, qui, dans les deux rapports, semblent mis en cause.
Reprenant une à une les opérations de Jérôme Kerviel, l'inspection générale remarque que «son activité frauduleuse a démarré dès 2005 et a pris des proportions massives à partir de mars 2007». Au 30 juin 2007, le trader a déjà engagé 28 milliards d'euros sur ses positions, sans que personne ne s'en rende compte. La position sera soldée à l'été pour atteindre à nouveau plus de 30 milliards fin octobre. Là encore, personne ne s'alarme, personne ne vérifie des contreparties qui se révéleront fictives. A la fin, il aura engagé 49 milliards d'euros, soit autant que la capitalisation boursière de la banque.
Contrairement à ce que la Société générale a soutenu, Jérôme Kerviel n'était pas seul. «Nous avons relevé des traces de complicité interne, celle d'un assistant trader.» Ce dernier, qui n'est pas subalterne contrairement à ce que l'appellation pourrait laisser croire mais qui a, au contraire, mission de contrôler ce que font les traders, aurait apporté son aide à Jérôme Kerviel et saisi pour lui un certain nombre d'opérations frauduleuses. Ce qui permettrait d'expliquer qu'il ait pu sans rencontrer de difficultés passer les différents verrous informatiques et détourner les alertes.
La supervision de JK s'est avérée défaillante
Mais la charge la plus lourde porte sur les responsables hiérarchiques de Jérôme Kerviel. «La supervision de JK s'est avérée défaillance surtout en dépit des nombreuses alertes fournissant motif à vigilance ou à investigation.» «Le supérieur hiérarchique a toléré qu'il prenne des positions intraday sur les futures sur indices et sur certaines actions, ce qui n'était pas justifié compte tenu de son mandat.» «La supervision quotidienne de JK par son nouveau manager direct s'est révélée défaillante tandis que la chaîne hiérarchique n'a pas réagi de manière appropriée à plusieurs signaux d'alerte», note l'inspection générale. Pourtant, tous les signaux, à un moment ou à un autre, ont retenti: des résultats trop fort par rapport à ce qu'aurait dû faire cette table de marché, une consommation de trésorerie trop importante, des frais de courtage qui explosent, des dépassements de limite et surtout les avertissements d'Eurex, la place de contrepartie allemande. C'est sur ce dernier point que l'inspection générale de la banque semble le plus gênée. Car comment expliquer que le questionnement par deux fois de cet organisme soit resté sans effet. «J'ai eu une première réponse un mois après mon intervention. Et la réponse qu'on m'a faite était volontairement incompréhensible», a déclaré Michaël Zollweg, responsable d'Eurex, devant la brigade financière, comme l'a rapporté le Canard enchaîné.
Pourtant, il y a eu pendant tout ce temps des contrôles. Ceux-ci «ont bien été effectués et menés conformément aux procédures mais n'ont pas permis d'identifier la fraude», note l'inspection générale. Pour expliquer cette situation, celle-ci insiste sur l'efficacité des techniques utilisées par Jérôme Kerviel, la variété des opérations. Elle remarque aussi que «les opérateurs n'approfondissent pas au-delà des procédures prévues». «Des contrôles qui auraient permis d'identifier la fraude manquaient», souligne-t-elle aussi. On ne saurait dire moins. C'est presque par hasard que la banque a découvert la fraude. Il a fallu qu'un tout autre organisme de contrôle chargé de vérifier la conformité de fonds propres réglementaires de la banque s'émeuve des positions prises par la table de Jérôme Kerviel pour que la fraude soit découverte.
Pourquoi Jérôme Kerviel a-t-il pu continuer ses opérations tant de temps? Pourquoi ses supérieurs hiérarchiques ne s'en sont-ils pas émus? Pourquoi les alertes et les mécanismes de contrôle n'ont-ils pas fonctionné? Une partie des réponses à ces questions figurent peut-être en annexe du rapport de l'inspection générale. Delta One, là où travaillait Jérôme Kerviel, connaît une activité qui explose. Et Jérôme Kerviel, grâce à ses opérations frauduleuses qui lui permettent soit de compenser des pertes, soit de rapatrier des gains qu'il n'aurait pas dû faire, en est le meilleur trader. Entre 2005 et 2006, note l'inspection, son résultat est multiplié par six et représente 59% du résultat du desk. Il figure alors parmi les meilleurs traders – au 15e rang – de l'activité arbitrage. S'attaque-t-on à un homme qui rapporte tant d'argent ?
La Société générale a pris les premières mesures en renvoyant les supérieurs hiérarchiques directs, notamment Eric Cordelle. Une réorganisation interne est en cours. La justice continue son enquête et pourrait la conclure vers le 15 juillet. La direction de la banque, elle, espère tourner la page de l'affaire Kerviel après son assemblée générale, le 27 mai. Mais il n'est pas sûr que ses efforts d'explication, et les mesures prises, suffisent pour clore le dossier. La mise en cause de certains responsables hiérarchiques, les défaillances dans les contrôles comme dans les systèmes informatiques mis en lumière par les deux rapports risquent de donner quelques arguments à certains actionnaires. Plusieurs procédures de class action ont été engagées aux Etats-Unis. La banque pourrait devoir faire avec cette menace pendant de longs mois.