Nantes (Loire-Atlantique).– La libération de la parole chez les salarié·es, les atermoiements du côté de la direction… La publication début septembre de l’enquête de Mediacités consacrée à Audencia a suscité un émoi considérable au sein de l’école de commerce. Et même au-delà, dans tout l’enseignement supérieur nantais et hexagonal.
« Ça effraie et en même temps ça fait du bien que ça sorte. Ces graves dysfonctionnements sont à l’exact opposé des valeurs affichées par l’école, comme la RSE [responsabilité sociale et environnementale – ndlr], etc. Il faut les faire connaître à l’extérieur pour que ça change », synthétise une salariée qui a joint Mediacités après la parution de notre enquête.
Comme elle, 23 personnes, travaillant ou ayant travaillé au sein de l’établissement, nous ont contactés ces quinze derniers jours pour ajouter leurs témoignages aux 19 recueillis précédemment. Ils viennent de tous campus (Audencia en compte trois, rien qu’à Nantes), de tous niveaux hiérarchiques, de toutes fonctions (administratifs ou enseignants-chercheurs), avec une ancienneté variant de un an à plusieurs décennies. Des femmes, principalement, comme pour les premiers témoignages.

« Je ne suis plus seule victime et ça fait du bien de le lire dans la presse », écrit une ex-salariée. « C’est une compréhension de tout ce que j’ai vécu à l’école : le stress, la pression, la manipulation, le rabaissement, complète une autre. C’est très bien parce que ça donne envie de témoigner à son tour, enfin. Pour soi et pour les autres. » Les larmes aux yeux, une cadre de l’école nous confie : « Jusqu’ici, je me disais que j’étais folle, que mon histoire hyper douloureuse était singulière. À la lecture de l’enquête, j’ai eu de la tachycardie. Ça décrit exactement ce que je vis. Ce management ultra-pyramidal et brutal, ce sexisme permanent… »
C’est bien une libération de la parole qu’a provoquée notre enquête. Qui fait remonter de profondes douleurs : les burn-out, les arrêts maladie, les crises d’angoisse, l’envie d’en finir avec la vie, même. Des mois voire des années de souffrance retracés dans beaucoup de témoignages. « Quand je m’approche du bâtiment d’Audencia, j’ai du mal à respirer, j’étouffe, rapporte cet autre salarié. J’entre et je sors le plus vite possible, pour éviter de croiser mon N+1 ou le service RH. Sinon c’est la crise de panique qui m’a déjà envoyé à l’hôpital. »
« C’est vraiment l’école de management, qui ne sait pas… manager ses équipes, résume une autre employée. Les choix sont imposés violemment, jamais discutés. Quand on questionne une décision, ça tourne aux sanctions brutales et au harcèlement jusqu’à la démission ou au licenciement. On est terrorisés dès qu’on dit “je ne peux pas”, “je ne sais pas” ou “j’ai une autre idée”. » Une ancienne de l’école se rappelle : « Je me sentais sous pression permanente, infantilisée par mon N+1 qui se moquait méchamment de moi dans mon dos. Pour la première et la seule fois de ma vie, je pleurais au travail. »
Je ne conseillerais à personne de travailler à Audencia.
Au fil des récits, ce sont souvent les mêmes situations qui reviennent. La bascule rapide dans le mépris ou les actes blessants d’un supérieur (qui manipule parfois les collègues), le non-dialogue, la disgrâce, les pièges tendus, les lettres d’avertissement, les entretiens préalables aux licenciements immédiats. À l’image de cette ex-employée : « Moi, il y a eu une demande matérielle anodine et tout a basculé. Mon manager se met face à moi et m’agresse verbalement devant tout le monde. Les tensions et les humiliations, en public, se mélangent ensuite pendant des mois jusqu’à ce que je préfère partir du jour au lendemain. Je ne conseillerais à personne de travailler à Audencia. »
Dans ce contexte de pression systémique, encouragé par la féroce concurrence entre les grandes écoles de commerce, rares sont ceux qui ont l’énergie ou les moyens de se défendre juridiquement, alors que les instances collectives sont défaillantes : CSE marginalisé, très faible implantation syndicale via la CFDT, direction RH « qui noie le poisson et fait le jeu de la direction générale », comme le résume un salarié.
À cela s’ajoute encore l’indifférence marquée de la tutelle, la chambre de commerce et d’industrie (CCI) Nantes-Saint-Nazaire. Sollicitée, cette dernière n’a pas souhaité réagir à nos nouvelles révélations, tout comme… la CFDT (lire notre Boîte noire et les annexes de cet article). « Il y a des alertes mais zéro contre-pouvoir en interne. Alors rien ne se passe. Si on remonte jusqu’aux administrateurs, leur profil est majoritairement très business et chiffres, loin de l’enseignement. C’est la CCI qui est le vrai donneur d’ordres », note un ancien dirigeant.
Dans ce flot de nouveaux témoignages, une seule personne affirme spontanément « ne pas se retrouver dans [cette] description de la vie au sein d’Audencia. Mon expérience a été globalement très positive. Ils ont toujours été bienveillants », confie-t-elle. Maigre contrepoint face au déferlement de douleur exprimé par nos contacts. « Leurs méthodes sont tout simplement à vomir », décrit ainsi une source expérimentée. « Les managers d’équipe subissent tellement de pression de la direction pour atteindre des objectifs démesurés que ces hommes ou ces femmes – elles se mettent au diapason – emploient tous les moyens pour tenter d’y arriver, même les plus nocifs pour la santé des employés », poursuit-elle.

« Le rapport qualité/prix pour les étudiants n’est plus top, comme avant. Il y a de beaux discours sur l’enseignement de la RSE, mais c’est du flan », confie un autre. La responsabilité du directeur général, Christophe Germain, et de son DG adjoint, Makram Chemangui, est sans cesse pointée. « Le directeur Christophe Germain est caractériel, émotif et fait travailler les gens la peur au ventre. Tant que personne, en haut, ne dit “le management par la terreur, ça n’est ni normal, ni moral, ni efficace pour l’école”, rien ne va changer », regrette un ancien dirigeant.
Souligné dans notre première enquête, le sexisme latent régnant au sein de l’administration d’Audencia est encore une fois mis en lumière par nos interlocuteurs. À leur tour, ils rappellent les promotions hiérarchiques masculines, la composition du comité exécutif – six hommes pour deux femmes, qui assurent la direction au quotidien –, la prime de 50 000 euros versée à une dizaine d’hommes (et une femme) pour le projet d’avenir de l’école… Malgré les belles paroles, le phénomène y semble donc bel et bien incrusté.
« Il y a une acceptation des décisions, des mots et des comportements sexistes. Des femmes réduites à opiner du chef… À dire : “Tout à fait Christophe”, “Tout à fait Makram” », décrit une ancienne de la maison. « J’étais vue comme ultra fiable par mon chef alors j’ai postulé trois fois en 18 mois pour avoir plus de responsabilités. Trois refus des RH, avec à chaque fois une excuse bidon, un document qui manquait, etc. J’ai senti le plafond de verre en plein sur ma figure », relate une autre employée.
Un système dysfonctionnel, comme l’a constaté la médecine du travail, qui a alerté l’inspection du travail en juillet. À la suite de notre enquête, le médecin du travail - avant peut-être l’inspection du travail - s’est déplacé sur le campus principal de l’école jeudi 22 septembre, pour rencontrer le CSE et la direction générale. Une direction qui, justement, ne sait plus sur quel pied danser et tente de laisser passer l’orage. En interne, elle a d’abord tenté de minimiser les révélations de Mediacités, « pour ne pas donner de crédit à ce journal à scandales » (sic). Oralement a été évoqué dans un premier temps « un problème qui ne concerne que quelques personnes, dans un département [la formation continue – ndlr]. Elles utilisent un média pour servir leurs intérêts avant tout ».
Amorce d’un timide mea culpa
Une version battue en brèche par les plus de 40 témoignages et la centaine de documents que nous avons recueillis et consultés. Et par… la direction d’Audencia elle-même. Le jour de notre première publication, cette dernière décide en effet de faire appel à une agence de communication de crise. Le directeur général, Christophe Germain, entame ensuite une tournée des campus (son DGA Makram Chemangui restant beaucoup moins visible) lors d’une demi-douzaine de rencontres. « C’était pour prendre la température et surtout identifier les taupes. De toute façon, comment celui qui est au centre du problème pourrait-il le résoudre ? », s’interroge une participante. Comme un aveu, la direction a ensuite proposé de mettre en place quelques mesures, centrées sur la surcharge de travail avec peut-être aussi un audit externe sur le management.
Finalement, le 20 septembre, deux courriels signés du directeur général puis du président du conseil d’administration (CA), Laurent Métral, arrivent dans les boîtes aux lettres des quelque 500 salarié·es d’Audencia. Sous la plume de Christophe Germain, on peut lire l’amorce d’un timide mea culpa : « Les quatre années passées ont été denses, soutenues et ont entraîné des charges de travail conséquentes pour replacer notre École [sic] à la place qui doit être la sienne dans son champ concurrentiel. Cela a pu engendrer, pour certaines et certains, des difficultés ou de la souffrance au travail, ce que je regrette. »

Aux principaux points soulevés par notre enquête, le directeur général répond avec les mêmes arguments que ceux qu’il avait employés avec nous (voir l’intégralité de son courriel ainsi que celui envoyé par Laurent Métral dans nos annexes). En restant vague et incomplet sur les faits. Un détail parmi d’autres : à la mi-2022, il y a déjà eu 23 départs d’Audencia. À ce rythme-là, leur nombre atteindra à la fin de l’année ceux enregistrés depuis 2017 sur une année complète, soit entre 39 et 50.
Concernant le controversé projet de campus à 60 millions d’euros mené avec le promoteur Réalités qui doit ouvrir à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) d’ici trois ans, ou encore le chômage partiel potentiellement frauduleux de 2020, les explications sont pour le moins minimalistes, signe d’une gêne marquée.
Que va-t-il se passer désormais, outre le travail de la médecine et de l’inspection du travail ? Plusieurs administrateurs ou partenaires de l’école (dont Nantes Métropole) attendent des réponses de la direction générale sur la situation sociale critique que nous avons décrite. Le président du CA, Laurent Métral, les a devancés en l’inscrivant à l’ordre du jour du conseil d’administration du mardi 27 septembre. « Je vous informerai des dispositions qui seront prises et des actions qui seront mises en œuvre pour apporter des réponses concrètes à ces situations », a-t-il écrit aux salarié·es d’Audencia.
Une énième tentative d’étouffement ou le début d’une prise de conscience ? « Si c’est pour se faire accompagner par un cabinet extérieur et que ça prend des mois, ça ne sert à rien. Il faut un grand coup de balai ! », prévient un ancien. « C’est terrible, mais on se le dit entre nous : est-ce qu’on va attendre qu’un collègue saute du toit d’Audencia pour que les choses changent au niveau de cette direction qui se croit intouchable ? », ne supporte plus une salariée.