[En accès libre] Si le Rassemblement national accède au pouvoir

Ce qu’un pouvoir d’extrême droite ferait à notre justice

Le RN ne cache pas son envie de durcir le ton, tout en rognant encore un peu plus sur l’indépendance des magistrats. Une politique dangereuse qui visera les étrangers, pourrait cibler les adversaires politiques et affaiblirait encore un peu plus la justice des mineurs ou la lutte contre les discriminations.

Michel Deléan et Jérôme Hourdeaux

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Habitué à taper à coups redoublés sur une justice qui serait forcément laxiste, inefficace ou militante, le Rassemblement national cache à peine son rêve d’une reprise en main. Depuis l’annonce de la dissolution le 9 juin, et plus encore après les résultats du premier tour des législatives, un malaise diffus s’est donc emparé d’une bonne partie du monde judiciaire, quand ce n’est pas de l’angoisse à l’état pur.

Remise en cause de l’État de droit, délégitimation des institutions, recours au référendum, affaiblissement des contre-pouvoirs : le programme illibéral du parti d’extrême droite porte son lot de menaces, de même que la politique ultra-répressive, inégalitaire et discriminatoire que le parti entend mettre en œuvre, selon les professionnels interrogés par Mediapart.

Premier péril : si le parti d’extrême droite arrive au pouvoir, le statut actuel de la magistrature permettra au nouveau garde des Sceaux de faire son choix parmi les nominations de procureurs. Ni François Hollande ni Emmanuel Macron n’ont en effet mis en œuvre la réforme constitutionnelle demandée par les magistrats du parquet, qui aspirent à avoir le même statut d’indépendance que leurs collègues du siège, dont les hiérarques sont nommés sur proposition et après avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM).

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Le tribunal de Paris en 2022. © Sébastien Calvet / Mediapart

« Demain, un pouvoir politique pourrait tout à fait passer outre à un avis défavorable du CSM pour un poste de procureur, ce qui ne s’est pas vu depuis Rachida Dati [quand elle était garde des Sceaux en 2007 – ndlr] », prévient un haut magistrat, inquiet des nominations partisanes qui pourraient être imposées aux postes clés du parquet, sans tenir compte des critères de compétence et d’expérience qui primaient le plus souvent jusqu’ici. Au fil du temps, avec l’extrême droite, les postes de procureur général et de procureur, chargés de mettre en œuvre l’action publique, de poursuivre pénalement et de réclamer des peines, pourraient progressivement être remplacés.

Postes ultra-sensibles

Ce risque de nominations partisanes inquiète l’Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire). « Le politique a toujours voulu que la justice ne soit pas un pouvoir », rappelle Ludovic Friat, le président de l’USM, qui réclame de longue date des garanties statutaires pour le parquet. Même peur au Syndicat de la magistrature (SM), où Judith Allenbach, membre du bureau, pointe la « latitude » laissée au pouvoir exécutif « de se défaire des procureurs qui ne seraient pas dans la ligne », notamment dans les « juridictions se trouvant sur des territoires fréquemment confrontés à des mouvements de protestations et de manifestations ».

Les postes ultra-sensibles (procureur de Paris, procureur national antiterroriste, procureur national financier…) font évidemment partie du lot. Qui viendrait requérir fin septembre au procès de Marine Le Pen et des assistants parlementaires du RN, et avec quelles instructions ? De quelle autonomie bénéficierait encore le parquet ? Même question pour des alliés de l’extrême droite comme Vincent Bolloré, qui est menacé d’un procès pour une affaire de corruption électorale au Togo et en Guinée.

Quant au ministère de la justice, l’urgence est déjà là. « Les postes de directeur des services judiciaires et de sous-directrice de la magistrature sont actuellement à pourvoir », avertit une personnalité du sérail. « Un nouveau garde des Sceaux pourrait les choisir dès la semaine prochaine, tout en se constituant un cabinet à sa main. Quant aux autres postes d’administration centrale, qui sont à la discrétion du gouvernement, on peut imaginer que la directrice des affaires criminelles et des grâces va sauter. Les nominations des directeurs d’administration au Conseil des ministres pourront difficilement être contestées par le président de la République. »

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Salle d’audience du tribunal de proximité à Aubervilliers, en janvier 2024. © Ludovic Marin / AFP

La volonté du RN de procéder à une refondation du corps des magistrats par un élargissement au « tour extérieur », sans passer le concours de l’école de la magistrature, effraye également. La perspective de voir affluer d’anciens policiers ou gendarmes (par exemple) pour siéger dans les tribunaux ne rassure pas.

« Il existe déjà des voies d’accès indirectes à la magistrature, mais des conditions ont été fixées. Les personnes reçues ont une formation d’un an, et ne pourront pas représenter plus d’un tiers des recrutements », rappelle Ludovic Friat. « Aujourd’hui, ces magistrats sont recrutés sur leurs qualités juridiques et professionnelles. On ne prend pas en compte vos convictions politiques et vos engagements. Ce qui nous inquiète, c’est que cela puisse changer », expose le président de l’USM. « La loi organique a déjà ouvert plus largement la magistrature. Je ne vois pas comment et en quoi l’ouvrir plus. »

Judith Allenbach complète. « C’est un grand classique de l’extrême droite de s’attaquer à la sociologie de la magistrature. La Pologne, par exemple, avait baissé l’âge de la retraite des magistrats pour forcer le départ d’office de certains hauts magistrats déplaisant au pouvoir en place. » Une mesure finalement jugée illégale par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) en 2019.

Lutte anticorruption : la grande oubliée

Aux prises avec les juges dans plusieurs affaires de financement politique, le RN est muet sur les questions de probité des élus et des décideurs publics. Son programme n’évoque que la fraude sociale, mais jamais la fraude fiscale ni la corruption, au coût pourtant plus élevé. Rien n’indique que l’extrême droite au pouvoir pousserait les feux de la répression contre les délinquants en col blanc, alors que le tableau n’est déjà pas toujours reluisant.

« Au quotidien, on constate déjà que les affaires de corruption sont mal traitées en dehors de Paris. Dans les tribunaux de province, quand un lanceur d’alerte vient mettre en cause des élus locaux, c’est extrêmement compliqué », témoigne Jérôme Karsenti, l’un des avocats de l’association Anticor. « Les logiques de réseaux sont infernales. Il est compliqué pour un procureur de poursuivre un grand maire. J’ai des dossiers de corruption pourtant limpides dans lesquels il ne se passe rien ou presque. » Le manque de moyens en magistrats et en enquêteurs n’arrange rien.

La situation est meilleure à Paris, où le Parquet national financier (PNF), créé après l’affaire Cahuzac, s’est progressivement imposé comme une institution efficace et relativement indépendante. « Mais depuis quelques années, on est de plus en plus dans la transaction, avec les conventions judiciaires d’intérêt public (CJIP) et les comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC). Ça devient une justice lucrative », constate Jérôme Karsenti, en faisant allusion aux amendes parfois colossales prononcées dans ce cadre-là. Au vu des enjeux, le PNF et les services d’enquête spécialisés en matière financière ne sont pas suffisamment dotés, poursuit l’avocat d’Anticor. « Le risque, demain, c’est que l’on aille encore plus loin dans cette renonciation aux moyens d’investigation de la justice. »

Le refus des gouvernements Castex, Borne et Attal de donner son agrément à Anticor n’augurait déjà rien de bon. Alors avec le RN… Chez Transparency France, on rappelle d’ailleurs que toutes les démocraties illibérales ciblent les ONG anticorruption. « En Hongrie, Transparency est sous enquête d’un bureau des ingérences étrangères », signale David Dupré, responsable du plaidoyer vie publique à Transparency France.

« Nous sommes inquiets, moins pour nous que pour l’écosystème : des créations récentes comme l’Agence française anticorruption (AFA), le Parquet national financier (PNF) et la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) sont encore fragiles », alerte David Dupré. Chez Transparency France aussi, on considère que « le silence du RN sur la corruption n’a rien de rassurant ». « La question des moyens va vite se poser, et on voit bien où seront les priorités budgétaires. »

Une répression tous azimuts

« Police partout, justice nulle part ! » Ce slogan soixante-huitard résonne singulièrement, à la veille d’un second tour des législatives où le RN est grandement favori. La vision d’une justice encore moins indépendante et d’un blanc-seing donné aux forces de l’ordre inquiète particulièrement Patrick Baudouin, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH).

« La vision consistant à dire que l’on va renforcer la répression fait que la prévention sera encore moins d’actualité, s’alarme l’avocat. Cela veut dire renforcer les pouvoirs de la police, avec des mesures comme l’assouplissement de l’usage des armes, la présomption de légitime défense, des pouvoirs accrus et encore moins de contrôle et de sanctions, alors qu’on se plaint déjà d’une grande impunité des forces de l’ordre. » Avec le spectre de bavures policières encore plus nombreuses.

Retour des peines plancher, nouvelles lois sur la sécurité, toujours plus de contrôles de la population et de surveillance, « on voit bien l’orientation qui serait donnée », poursuit Patrick Baudouin.

Les fameuses peines plancher hérissent également le Syndicat de la magistrature. « C’est une mesure contre laquelle on a toujours lutté dès son introduction sous Nicolas Sarkozy, et il est très inquiétant de la voir revenir », lâche Judith Allenbach. « On retire son pouvoir d’appréciation au juge, dont le rôle est censé être d’individualiser la peine. L’idée derrière est que les juges sont laxistes et donc incapables d’apprécier correctement quelle peine appliquer. En instaurant les peines plancher, c’est pourtant le cœur de son office qu’on lui retire. »

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Au tribunal de Paris, pendant les comparutions immédiates de personnes arrêtées par la police pendant les manifestations violentes des « gilets jaunes » en 2018. © Denis Allard / Rea

La limitation annoncée des aménagements de peine est également pointée comme très inquiétante par le SM. « De nombreuses études le prouvent, la sortie de prison sans préparation ni réadaptation progressives démultiplie le risque de récidive », rappelle Judith Allenbach. « Si en fin de peine, les personnes condamnées sont livrées à elles-mêmes et qu’elles ne sont pas accompagnées comme il se doit, elles risquent de rester aux prises avec la précarité et la délinquance. »

Au passage, le RN annonce vouloir construire encore plus de places de prison, comme tous les gouvernements depuis plus de vingt ans. Mais les prisons françaises sont déjà pleines à craquer : un record vient encore d’être battu le 1er juin, avec 77 880 personnes détenues pour seulement 61 694 places disponibles. Et la perspective d’une politique encore plus répressive ne devrait rien arranger.

Enfin, sur un autre terrain, Patrick Baudouin voit venir un risque de noyautage par l’extrême droite des préfectures et des juridictions administratives, là où se décident le sort des étrangers, mais aussi celui des arrêtés anti-manifs, anti-casseroles ou anti-mendicité, autant d’entorses aux libertés individuelles déjà constatées ces dernières années.

La liberté d’expression des fonctionnaires, des syndicats, des associations, des lanceurs d’alerte et des journalistes est un sujet également très présent chez les militants des droits humains et les défenseurs des libertés. Se défiant de la justice comme de la presse, Marine Le Pen a ainsi annoncé, fin 2021, son souhait de faire condamner plus sévèrement les violations du secret de l’enquête. La protection des sources des journalistes n’étant vraiment pas la tasse de thé du RN.

Mineurs en danger

Le programme du RN prévoit également de durcir la justice des mineurs notamment en supprimant l’excuse de minorité, les allocations familiales aux parents de mineurs récidivistes, ou en instaurant de courtes peines dans des centres éducatifs fermés, avertit Patrick Baudouin. « Les enfants de la bourgeoise et des beaux quartiers, eux, seraient épargnés. » Même préoccupation au Syndicat des avocats de France (SAF). « Le plus grave, c’est de mettre d’un côté les bons enfants, et de l’autre les mauvais enfants. Établir une dichotomie entre ceux qu’il faut protéger selon le RN, et puis la mauvaise graine », résume Élisabeth Audouard, coresponsable de la commission mineurs au SAF.

Elle dénonce « un arsenal répressif » qui tend à appliquer aux « mauvais enfants » le système des adultes. « Or l’enfant est un adulte en devenir. Un enfant délinquant est un enfant en danger, il a besoin d’une politique éducative collective. » L’avocate balaye au passage les mensonges du RN sur les moins de 13 ans qui ne feraient pas l’objet de poursuites. « Ils peuvent tout à fait être entendus et retenus dans le cadre d’une enquête. Avec cette criminalisation des enfants, on prétendra un jour qu’ils sont dangereux dès la crèche ! »

« Pour le RN, la seule réponse éducative, c’est l’enfermement, dans des centres éducatifs fermés ou des casernes désaffectées, on ne sait pas trop. Or l’enfermement, cela ne peut être qu’un moment très temporaire pour un mineur, et seulement pour reconstruire autre chose. Ils ne veulent pas travailler l’éducatif avec des moyens importants pendant ce moment-là. Tel que c’est présenté, c’est une exclusion pour protéger la société », assène Élisabeth Audouard. Avocate dans les Bouches-du-Rhône, elle constate déjà au quotidien le manque de moyens et de foyers disponibles pour exfiltrer les jeunes de leur cité quand ils sont victimes de travail forcé dans le trafic de stupéfiants.

Le droit du travail menacé

Déjà mis à mal depuis longtemps, le droit du travail à la sauce RN risque de profiter beaucoup plus aux grandes entreprises qu’aux salariés et aux petits patrons, avertit aussi Judith Krivine, la présidente du Syndicat des avocat de France (SAF). « On se doute bien qu’ils mentent sur le social. Qu’il s’agisse des prud’hommes, des affaires de barèmes ou de licenciements économiques, on ne voit rien qui laisse entrevoir une amélioration pour les salariés », déclare l’avocate. En cas d’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, le droit syndical et le droit de grève ne devraient pas être renforcés non plus, loin de là.

« Quant aux discriminations, ça va être l’horreur, prophétise Judith Krivine. Je pense par exemple à l’aide juridictionnelle pour les sans-papiers, qui a été validée récemment par le Conseil constitutionnel. Ou aux affaires dans lesquelles a été reconnue une discrimination systémique, par exemple dans le secteur du bâtiment avec le système de sous-traitance en cascade, où des dommages et intérêts ont été accordés à des sans-papiers qui étaient exploités. »

La présidente du SAF s’avoue tout aussi inquiète en ce qui concerne la répression des violences sexistes et sexuelles, ou encore celle des atteintes à l’environnement.

Toutes les personnalités interrogées par Mediapart se demandent à quel point pourront résister le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la Cour de cassation aux visées d’un pouvoir exécutif d’extrême droite qui entend remettre en cause l’État de droit et prétend ignorer les juridictions internationales. La liste des périls n’est pas close.