Plus de quatre ans après la mort de Rémi Fraisse, ce jeune pacifiste tué à 21 ans par la grenade offensive d’un gendarme mobile, le 26 octobre 2014 à Sivens (Tarn), l’affaire est examinée ce mardi 8 janvier en audience publique par le Conseil constitutionnel, qui va devoir se prononcer sur le bien-fondé des juridictions spécialisées en matière militaire pour les faits touchant au maintien de l'ordre, cela par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).
La famille de Rémi Fraisse et la Ligue des droits de l’homme (LDH) ont en effet obtenu, le 16 octobre dernier, que la chambre criminelle de la Cour de cassation juge sérieuse cette QPC et la transmette au Conseil constitutionnel.
Voici un an, deux juges d’instruction de Toulouse ont enterré le dossier pénal, en délivrant une ordonnance de non-lieu conformément aux réquisitions du parquet. Mais les avocats de la famille avaient, auparavant, soulevé l’incompétence de la juridiction toulousaine, spécialisée en matière militaire, devant la chambre de l’instruction d’abord, la Cour de cassation ensuite.
Arié Alimi et Patrice Spinosi, les avocats de Jean-Pierre Fraisse, le père de Rémi, avaient notamment soulevé une rupture des principes d’égalité devant la loi et devant la justice en déposant une QPC. Le code de procédure pénale (article 697-1) donne compétence aux juridictions spécialisées pour les infractions commises par un militaire de la gendarmerie dans le service du maintien de l’ordre. Cela institue « une différence de traitement injustifiée entre les parties civiles », exposent les avocats, « selon que l’auteur des faits dont elles sont victimes est un militaire de la gendarmerie (...) ou un membre de la police nationale, à l’égard duquel s’appliquent les règles de compétence de droit commun ».
« Cette rupture d’égalité n’est justifiée par aucune considération sérieuse, exposait notamment la QPC rédigée par Me Spinosi (dont Mediapart a pris connaissance). En effet, s’il a pu être considéré, notamment par le Conseil constitutionnel, que la spécificité du contexte militaire dans lequel intervenait la commission d’une infraction pouvait justifier l’établissement d’une procédure dérogatoire pour le traitement de cette infraction, il apparaît que cette spécificité militaire ne s’exprime aucunement dans le service du maintien de l’ordre. À tous égards en effet, l’exercice des fonctions d’un militaire de la gendarmerie dans le service du maintien de l’ordre ne s’exerce aucunement dans des conditions particulières du fait de la qualité de militaire, et il apparaît qu’un membre de la police nationale qui intervient dans le service du maintien de l’ordre se trouve dans une situation similaire en tout point, sans qu’il soit à son égard prévu de dispositions dérogatoires. »

La chambre criminelle de la Cour de cassation, dans son arrêt, juge la question sérieuse. Elle note que depuis plusieurs années, « le législateur a entendu mettre fin aux distinctions opérées entre les militaires de la gendarmerie et les fonctionnaires relevant de la police nationale en charge des opérations de maintien de l’ordre, tant quant à la désignation de l’autorité sous le commandement de laquelle ces missions sont remplies, que sur les hypothèses dans lesquelles les membres de ces services peuvent faire usage de leurs armes, notamment afin de mener à bien ces missions », sauf usage de moyens militaires spécifiques.
Au bout du compte, elle estime que l’existence d’une juridiction spécialisée pour les militaires « est susceptible de porter une atteinte disproportionnée aux principes d’égalité devant la loi et devant la justice ».
C’est maintenant au Conseil constitutionnel qu’il revient de trancher, et de dire si cette différence de traitement entre les justiciables est conforme à la Constitution. Le mémoire de Me Spinosi demande aux « sages » de « déclarer contraire à la Constitution les mots : “elles restent néanmoins compétentes à leur égard pour les infractions commises dans le service du maintien de l’ordre”, prévus au troisième alinéa de l’article 697-1 du code de procédure pénale ».
En cas de succès de cette QPC, « il faudra au minimum procéder à une modification du code de procédure pénale, et supprimer les juridictions spécialisées en matière militaire », estime Me Alimi. Même si les décisions du Conseil constitutionnel ne sont généralement pas rétroactives, l’avocat parisien espère qu’une censure pourra contribuer à faire annuler la procédure de Toulouse – la chambre de l’instruction est toujours saisie d’une demande d’annulation du non-lieu prononcé – et aboutir à la désignation d’autres juges d’instruction pour reprendre le dossier Rémi Fraisse.
Par un curieux hasard de calendrier, le procès d’un gendarme qui avait gravement blessé à la main la jeune Elsa Moulin en jetant une grenade de désencerclement dans sa caravane, le 7 octobre 2014 à Sivens, se déroule également ce mardi 8 janvier. Ce militaire sera jugé au tribunal correctionnel de Toulouse pour « violences aggravées par personne dépositaire de l’autorité publique et avec une arme, ayant entraîné une incapacité totale de travail supérieure à huit jours ».
Trois semaines avant la mort de Rémi Fraisse, cette scène hallucinante de violence avait été filmée par l’un des occupants de la caravane, ce qui a permis à la justice de mettre le gendarme fautif en examen, puis de le renvoyer en correctionnelle. Elsa Moulin, 25 ans à l’époque, avait failli perdre une main suite à l’explosion de la grenade lancée dans sa direction.
- Lire ci-dessous l’arrêt de la chambre criminelle dans l’affaire Fraisse