De l'intérêt des «grandes valeurs»

Plus de cinq ans après la révélation de l’affaire Bettencourt, les juges du tribunal correctionnel de Bordeaux affirment que « les articles [de Mediapart] ont participé aux débats d’intérêt général et sociétal ». Une victoire au nom du droit fondamental des citoyens à être informés, selon le jugement.

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Comme le chemin fut long. Plus de cinq ans après la révélation à l’été 2010 de l’affaire Bettencourt, ce qui avait suscité quelques outrances du camp sarkozyste dénonçant alors nos supposées « méthodes fascistes », plus de deux ans après une censure inédite décidée par la justice civile dans ce même dossier, le tribunal correctionnel de Bordeaux a rendu, mardi 12 janvier, une décision qui pourrait faire date pour la liberté d’informer en France.

Non seulement les magistrats ont relaxé au nom de « l’état de nécessité » l’ancien majordome des Bettencourt, consacrant l’idée que pour lancer l’alerte il faut parfois se brûler les doigts (voir l’article de Michel Deléan), mais les 34 pages de leur jugement peuvent aussi se lire comme un plaidoyer implacable pour le journalisme, à condition qu’il serve l’intérêt général.

Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de voir que c’est au nom des « grandes valeurs », qu’elles soient constitutionnelles (à l’échelle de la France) ou conventionnelles (au niveau de l’Europe), celles-là même que le gouvernement voudrait mettre entre parenthèses en période d’état d’urgence, que la justice a fondé sa décision.

Pour commencer, les juges purgent en quelques lignes un mauvais débat qui a pourtant cristallisé pendant plusieurs années l’essentiel des discussions autour du rôle des médias dans l’affaire Bettencourt : était-il possible d’utiliser journalistiquement un matériau dont l’origine serait illicite, à partir du moment où la presse n’avait en rien incité les agissements du majordome ?

Nous l’avions dit avant l’audience, répété pendant : notre métier, précisément, consiste à obtenir des informations auprès de personnes qui ne sont pas censées nous les donner, voire violent des règles ou la loi pour le faire. C’est pour cette raison que le secret des sources a été inventé. Seuls deux critères fondamentaux doivent compter : le sérieux de notre travail et l’intérêt public de ce que nous écrivons. Toute autre considération ferait du journalisme un délit en soi, le cornaquant à un simple rôle de chambre d'échos de la communication officielle.

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Les juges abondent : « Le seul fait d’avoir détenu les enregistrements litigieux ne peut être reproché aux journalistes, sauf à retenir une infraction de recel d’informations d’origine illégale, une telle qualification des faits est prohibée par les conventions signées comme par la jurisprudence interne et européenne. » Mais ils vont même plus loin en affirmant que « sans qu’il soit absolu, il existe pour les journalistes un droit au secret des sources et il ne saurait être porté atteinte à ce droit par l’utilisation d’une autre incrimination ».

Le débat sur l’origine de l’information étant ainsi clos, les magistrats ont ouvert dans leur jugement celui du contenu. Il n’a jamais été question, pour Mediapart, de défendre l’idée qu’entre la vie privée et la liberté d’informer il y aurait un droit plus fondamental que l’autre. Ainsi que l’ont plaidé les avocats du journal, Mes Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman, il s’agit en réalité de deux véhicules dont il faut à tout prix éviter la collision. Dans leur jugement, les magistrats de Bordeaux consacrent ce jeu d’équilibre compliqué en observant, d’une main, que « le principe de protection de la vie privée est essentiel dans une société démocratique » et en notant, de l’autre, que « la liberté de la presse est un fondement de notre démocratie ».

Il n’y a par conséquent que l’étude du contenu produit par le journalisme qui puisse garantir la sauvegarde des deux, sous l’œil vigilant de la Convention européenne des droits de l’homme et de son article 10, que les magistrats résument ainsi : « Le droit à l’information du public […] commande de publier des informations de sujets d’intérêt général. Il s’agit d’une liberté essentielle sur laquelle reposent les fondations de toute société démocratique. Il ne saurait leur être porté atteinte sans motif exceptionnellement grave. »

Faisant grâce à Mediapart d’avoir « manifestement voulu éviter tout sensationnalisme » dans son traitement du dossier, les magistrats estiment que « les journalistes vont contribuer à mettre au jour un débat d’intérêt général ». Il en va ainsi de la fraude fiscale des Bettencourt, des conflits d’intérêts du ministre Éric Woerth ou du financement de la vie politique, qui « relève[nt] de la légitime information du public », selon le tribunal de Bordeaux.

Pour comprendre le contenu, il faut aussi regarder le contexte, nous disent encore les juges bordelais. Ce qui les amène à poser une lourde pierre dans le jardin de Nicolas Sarkozy, l’ancien président de la République s’étant démené pour dynamiter du sommet de l’État cette affaire dangereuse pour lui et les siens. Extrait du jugement : « Il doit être relevé le contexte très particulier de l’affaire Bettencourt et l’interférence du pouvoir exécutif et notamment du conseiller justice du président de la République. » Puis : « Face à un tel dysfonctionnement dans le cours normal de la justice, il était d’intérêt général que de tels faits soient portés à la connaissance du public et des citoyens. »

Constatant que les révélations de Mediapart et du Point ont permis de débloquer le piège judiciaire que constituait l’affaire Bettencourt quand elle était entre les mains agiles de l’ex-procureur de Nanterre, Philippe Courroye, les juges insistent : « Ces articles ont participé aux débats d’intérêt général et sociétal, notamment le nouveau débat de société relatif aux micro-partis et au financement de la vie politique, sans rentrer dans les éléments de la vie privée et des conflits familiaux. » Cette dernière phrase est cruciale.

À l’entrée de la salle d’audience du tribunal de Bordeaux où s’était tenu, en octobre 2015, le procès du majordome et des journalistes, il y a une statue de Montaigne, le penseur préféré de la ville. Gravée dans la pierre, cette citation de l’auteur des Essais : « Je ne peins pas l’être. Je peins le passage. » C’est aussi ce que la presse a essayé de faire, je crois, dans ce dossier : ne pas peindre l’être, la vie privée de Mme Bettencourt, mais peindre le passage, celui des informations qui permettent aux citoyens de savoir.

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