France

Paris voit son avenir en flou: n'est-ce qu'une "ville fatiguée et sans énergie"?

Dernier volet de notre série sur l'avenir de la capitale. Paris est mis en accusation: on lui reproche un certain immobilisme, un manque d'ambition, une paralysie politique. A l'échelle de la métropole, les projets tardent à se mettre en route. Y a-t-il danger? La ville peut-elle être dépassée? A-t-elle les moyens de rebondir? Mediapart vous livre quelques éléments de réflexion. Lire également, notre promenade historique avec photos et plans: depuis Haussmann, comment la ville a pensé son avenir.

Michaël Hajdenberg

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va Paris? Y a-t-il aujourd’hui une vision à l’échelle de la métropole? Ne serait-ce qu’une réflexion sur le devenir de la ville et de la région? Certes, comme Mediapart l’a exposé ces deux derniers jours, la capitale compte deux projets phares: l’aménagement des abords du périphérique et la construction de tours.

Mais est-ce bien suffisant? Ces développements sont-ils à la hauteur des enjeux de la capitale et de la métropole? Un certain nombre d’économistes, d’essayistes ou encore d’urbanistes en doutent.

«A la différence de New York, Londres et Tokyo, Paris ne s’inscrit pas dans la globalisation, affirme d’emblée Christian Lefèvre, professeur à l’institut français d’urbanisme et auteur de multiples études comparatives entre les grandes métropoles mondiales. Paris se pense d’abord comme capitale de la France. Paris ne se sent pas vulnérable en raison de son histoire et du rôle de l’Etat. Paris se sent fort et puissant. Mais c’est une erreur.»

Pour Christian Lefèvre, ce sentiment d’invincibilité serait dû à l’absence de crise: New York a eu la sienne avec la grande faillite de 1975. Londres à la fin des années 80. Tokyo dans les années 90. «Ces métropoles savent donc qu’elles sont vulnérables, se sentent en compétition et travaillent leurs atouts.»

Pendant ce temps, Paris se reposerait sur ses lauriers. «Il y a un problème central d’image, analyse Olivier Mongin, directeur de la revue Esprit. Attention: l’image, ce n’est pas la com’. L’image, c’est essentiel dans le dynamisme. Paris, à l’étranger et dans l’imaginaire, c’est toujours Haussmann, la mode, le passé. Les expositions à l’Hôtel de Ville confortent ce sentiment. On expose Willy Ronnis, Cartier Bresson, ce qui va dans le sens de cette image patrimoniale alors que Paris devrait porter des projets: réinvestir les enclaves, réparer les erreurs de l’après-guerre (front de Seine, voies sur berge, etc.), réinvestir les faubourgs, avoir une réflexion sur les mobilités et le périurbain pour recoudre Paris centre à la première couronne.»

Le mauvais exemple pointé du doigt, et dont Paris se rapprocherait, est toujours le même: Prague. Qui «s’enfonce», «s’enferme dans son patrimoine», «se repose sur les seuls touristes». A l’inverse des locomotives Londres et Berlin, «où vont les jeunes dès qu’ils ont cinq minutes», constate Olivir Mongin. Pour l’essayiste, «le territoire c’est du mental. Il faut sortir de cette ville fatiguée et sans énergie».

"Le pays a besoin d'une métropole forte"

Christian Lefèvre abonde: «A Londres, Ken Livingstone se vante en disant: "On peut se promener dans Londres toute une journée et ne pas entendre parler anglais." C’est surpositivé: climat de tolérance, d’accueil, preuve de multiculturalisme. A Paris, il y a beaucoup moins d’étrangers (18% contre 35% des résidents de Londres), mais cela effraie.»

Mais qu'est-ce qui justifie des jugements si sévères? Après tout, Bertrand Delanoë a été confortablement réélu. L’Ile-de-France reste l’un des premiers sites mondiaux de création de richesse, et la place la plus attractive d’Europe, avec Londres, pour les implantations d’entreprises mondiales. L’ONU place même l’Ile-de-France en deuxième position pour la qualité de vie. Où est le problème?

«Dans l’atonie générale de la région et la dégradation des fondamentaux économiques et sociaux», écrit Laurent Davezies, professeur à l’institut d’études d’urbanisme, qui argumente: «Le solde migratoire est négatif sur la région avec le départ des retraités mais aussi des jeunes actifs vers la province. Le nombre de Rmistes augmente (+25% à Paris et en Ile-de-France contre 11% en France entre 2000 et 2004). Paris a perdu 210.000 emplois entre 1990 et 1999, et de nouveau de 50.000 emplois entre 1999 et 2004. Dans le secteur privé, la perte est de 85.000 emplois entre 2000 et 2005.»

La Ville répond que la baisse a été enrayée lors des années 2005-2006. Ce qui ne suffit pas à rassurer Laurent Davezies, qui souligne que la contribution de l’Ile-de-France à la croissance française recule.

Après tout, est-ce si grave? Est-ce si problématique que l’emploi se déplace alors que pendant des années on a reproché à la capitale de capter toute la richesse du pays?

Ça l’est, si l’on en croit Laurent Davezies. «La métropole francilienne est le meilleur atout français. C’est presque l’unique pompe à redistribuer les richesses vers le reste du pays via les budgets publics et sociaux. L’avenir des pays se situe dans les métropoles, qui sont les seules à pouvoir mobiliser la quantité et la diversité des ressources nécessaires au développement d’activités compétitives. D’ailleurs, dans les autres métropoles mondiales, on observe une croissance de la population et des emplois dans la ville centre. »

Chacun pour sa peau

L’emploi, qui baisse fortement à Paris, augmente sensiblement en première et surtout deuxième couronne. Mais ce n’est pas pour autant que les ménages qui y habitent en profitent. Car combien de temps faut-il pour rejoindre Cergy-Pontoise quand on habite Saint-Denis, Melun quand on habite Nogent-sur-Marne? Les transports convergent vers Paris alors que, dans la région, 70% des déplacements se font de banlieue à banlieue.

Or dans cette subite redistribution des cartes, chacun abat les siennes. «A l’international, l’Ile-de-France ne se présente pas de façon unitaire, pointe Christian Lefèvre. L’agence régionale du développement, créée en 2001, était censée élaborer une stratégie de développement à l’échelle régionale. Mais en réalité, elle fait surtout des statistiques. Nous n’avons donc pas d’agence de développement comparable à Londres, qui a su attirer les industries créatives (publicité, médias, innovations scientifiques) par la multiplication des partenariats public/privé. »

En Ile-de-France, c’est plutôt chacun pour sa peau. «Les Yvelines et les Hauts-de-Seine (UMP) refusent de faire partie de l’Etablissement public foncier d’Ile-de-France créé par la région (PS). Le Val-d’Oise a sa propre stratégie de développement avec le Japon. Pourquoi pas une stratégie par commune tant qu'on y est?, s’interroge Christian Lefèvre. C’est une erreur grossière de croire que chaque département peut s’en sortir en se repliant. Il faut changer d’échelle. Or le schéma directeur de la région Ile-de-France n’établit pas de priorité. Il ne défend aucune position. Il se contente d’un inventaire à la Prévert. Alors forcément tout le monde est d’accord.»

Un grand nombre d’urbanistes et de chercheurs pointent ce manque de priorité, d’axe central, et réclament une sorte de label. «Ce pourrait être la qualité de vie. On développerait cette idée comme un atout», suggère Christian Lefèvre. D’autres avancent l’idée d’une «vraie éco-région, au-delà des mots».

L’architecte Eric Lapierre pense qu’on pourrait faire de Paris une ville-modèle en matière de logement «plutôt que de vouloir tout faire, trois crèches ici, seulement 20 logements par là». Pour l'exemple, il rappelle l'effort réalisé par Madrid en matière de transports: «En six ans, la moitié du réseau métropolitain de Paris.»

Pour Olivier Mongin, cette absence de ligne directrice marque clairement un problème de gouvernance politique: «C’est essentiel d'avancer sur cette question car tout est politique. Qui décide? Qui maîtrise? Sur quel territoire? On ne peut pas dire, "concentrons-nous sur les projets et nous verrons plus tard pour la gouvernance".»

"Beaubourg ne pourrait plus voir le jour aujourd'hui"

C’est pourtant l’approche privilégiée par le secrétaire d’Etat au Grand Paris, Christian Blanc, qui n'a pas souhaité répondre à nos sollicitations, et qui a remis ce débat à plus tard. En attendant, «chacun des acteurs fait des propositions, mais pour conserver ses acquis», déplore Christian Lefèvre.

Le chercheur explicite: «La Région ne parle pas à la mairie, qui ne parle pas aux arrondissements, qui ne parlent pas aux communes limitrophes, qui ne parlent pas aux départements, qui ne parlent pas aux chambres de commerce, qui ne se parlent pas entre elles. Quant aux acteurs économiques et politiques, ils ne se parlent pas non plus. Or il faut un lieu où l’on discute. Sans dialogue, on ne peut pas faire de politique.»

Pour l'instant, le périmètre du territoire a monopolisé le débat. «Mais il faut arrêter de se poser ces questions insolubles sur les frontières ou sur une nouvelle instance, plaide Christian Lefèvre. Quand Tony Blair a créé le Grand Londres, c’est lui qui a décidé, et il a repris un périmètre historique. Il n’y a pas de justification historique à considérer la petite couronne. En revanche, nous avons la région Ile-de-France. Elle existe, n’ouvrons pas la porte aux débats interminables. Après, il faut que l’Etat s’investisse. 80% de l’autorité du Grand Londres vient directement de l’Etat. Mais quand il s’agit de prendre une décision, il y a une seule voix, celle du maire du Grand Londres. Ce qui permet des réformes. Jusqu’à présent par exemple, les borroughs (communes) avaient le pouvoir de délivrer les permis de construire. Une réforme va donner ce pouvoir au maire du Grand Londres. »

La métropole avançant au ralenti, Paris parvient-il au moins à faire bouger son territoire administratif? A se mouvoir? A inventer? La question fait grincer des dents. Alors qu’à Londres, le maire travaille en permanence avec une équipe d’urbanistes de très haut niveau, à Paris, les urbanistes rechignent à s’exprimer, par crainte de subir les représailles d’une mairie jugée «paranoïaque».

Tous pointent toutefois les mêmes travers: le manque de prospectives depuis 40 ans, et un peu moins unanimement, le manque de projets d’ampleur. Les rares qui osent s’exprimer le font avec prudence: «C’est à partir du moment où Paris a eu un maire, en 1977, que les choses se sont figées», avance ainsi Eric Lapierre.

Comme beaucoup d’architectes, il plaide pour plus de diversité dans la ville, plus d’audace. «L’idée n’est pas de faire un musée Guggenheim à chaque coin de rue. Mais de ne pas faire que de l’architecture d’accompagnement, toujours la même. Or on n’ose rien, car on a trop peur des associations. Beaubourg ne serait tout simplement plus possible aujourd’hui. »

Adapter les services de la capitale à ceux qui n'y habitent pas

Dominique Alba, directrice générale du Pavillon de l’Arsenal (Centre d'information, de documentation et d'exposition d'urbanisme et d'architecture de Paris), ne voit pas les choses de cette façon. Pour elle, si les projets ont été moins nombreux, c’est parce qu’une ville ne change pas en profondeur en permanence, «mais répond à des cycles». Le développement de nouveaux territoires, entre les Maréchaux et le périphérique, symboliserait l'entrée dans un nouveau cycle.

Une version qui ne satisfait pas pleinement les architectes. Beaucoup regrettent cette «culture du compromis poussée à l’extrême, qui conduit à des choix à l’eau tiède, comme celui retenu pour le projet des Halles». Trop frileuse la mairie? Jean-Philippe Vassal regrette la surabondance de l’aménagement urbain: «Les trottoirs, les séparations bus/piétons, est-ce si important? L'aménagement urbain, c’était la mode dans les années 90, en provenance de Barcelone, puis dans toute l'Europe. Mais on pourrait très bien rester simple dans l’aménagement. Pourquoi une telle sophistication dans le tramway (granit, gazon ...)», s'interroge Jean-Philippe Vassal.

L'architecte poursuit: "C’est superflu et ça coûte cher. Ne devrait-on pas plutôt se concentrer sur les problématiques des équipements et de l’habitat. Dans la ville moderne, il faut "mieux habiter", avec plus de confort. Repenser l’habitat de proximité. Vivre non loin d’un café, d’un cinéma, de son lieu de travail, d’un équipement sportif. Est-ce normal que je doive traverser Paris pour faire un squash ? Non, et c’est la preuve qu’il faut repenser la ville, l’articulation logements, équipements, services.»

Pierre Mansat, adjoint au maire (PC) aux relations avec les collectivités locales, réfléchit: «Des pans entiers de Paris peuvent évoluer de façon radicale, comme le 11e, le 20e, le 13e, le 19e, une grande partie du 18e ... » L'adjoint en appelle donc à un questionnement en profondeur de la ville de demain: «On a un retard considérable sur les Allemands: par exemple, on commence tout juste à construire des immeubles à énergie positive. Il faut bouger : on ne peut pas rester avec le moindre poteau, la moindre barrière ...»

Pierre Mansat énumère en vrac certaines des questions qu'il aimerait voir débattues: «La végétalisation, la lutte contre le réchauffement climatique, l’isolation des appartements, la modulation de ces appartements en fonction de l’évolution de la taille de la famille, les modes de déplacement... Il y a des problèmes concrets et immédiats qui se posent: où ranger sa poussette, son vélo. Et puis les gens demandent des terrasses, des balcons. Il faut aussi penser la mutualisation des équipements...»

Pour réfléchir à toutes ces questions qui constituent l'avenir de la ville, Pierre Mansat regrette le manque de prospectives sur la structuration de l’espace public. «Il n’y a pas d’école de Paris. La recherche se fait en ordre trop dispersé.»

Peu de réflexion sur l'avenir des Parisiens, donc. Et peut-être encore moins sur celui des non-Parisiens. L’adjoint au maire évoque «les besoins de la démocratie du sommeil: on ne peut pas répondre qu’aux électeurs. 4,5 millions de personnes circulent tous les jours à Paris, viennent y travailler, se promener, se cultiver. Se pose donc la question des services qu'offre la capitale. Quand ils rentrent chez eux le soir, tout est fermé: la sécu, la CAF (Caisse d’allocation familiale). Aujourd’hui, ces personnes sont obligées de poser des RTT pour ces problématiques administratives de base. On doit leur proposer ces services. Même chose pour la culture. Le cinéma municipal de Malakoff a mis en place une séance de cinéma à 12h15 pour que les salariés puissent voir un film à l’heure du déjeuner. L'initiative est intéressante. Quid de la garde d’enfants? Paris compte beaucoup de services marchands. Mais il y a tant d’autres services à rendre».

La crainte du scrutin municipal n'a certainement pas poussé la majorité PS à porter ces débats. Et l'opposition politique s'est révélée bien incapable de les soulever. L’élection étant passée, ne serait-il pas temps de les lancer ?