France

Oui, il faut d'urgence défendre la liberté de la presse

Reporters sans frontières et Mediapart ont organisé, lundi 24 novembre, une soirée en défense d'une presse libre et indépendante. Environ sept cents personnes ont participé à ce "off" des Etats généraux présidentiels de la presse, au Théâtre national de la Colline, à Paris. C'était une soirée de libre parole, mêlant témoignages et réflexions, associant journalistes, lecteurs, blogueurs, artistes, intellectuels, tous concernés par le sort de l'information en démocratie. Alors que débute aujourd'hui l'examen parlementaire du projet de loi audiovisuel, notre propos était d'offrir une tribune à la profession comme au public, à rebours de l'opacité organisée au sommet de l'Etat. Lire aussi notre édition participative (cliquez ici).

Edwy Plenel

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Comment promouvoir une liberté au lointain si on ne la défend pas au plus près? Cette question est au cœur de la soirée organisée, lundi soir 24 novembre, à Paris, au Théâtre national de la Colline, par Reporters sans frontières et Mediapart, en défense d'une presse libre et indépendante. Fondée à Montpellier, au milieu des années 1980, l'association RSF est devenue un symbole mondial de la défense intransigeante de la liberté d'expression, du droit à l'information et de la profession de journaliste. Mais, sauf à passer pour des donneurs de leçons, on ne saurait mener à bien ce combat sans être exemplaires ici même. Toute régression de la liberté de l'information en Europe, où l'Etat de droit se veut la règle, est une bonne manière faite à tous les régimes qui n'en ont cure. Or, à la faveur d'une crise industrielle doublée d'une crise professionnelle, cette liberté est aujourd'hui l'objet en France d'une offensive systématique qui vise à l'amoindrir et à la soumettre.

Le point de départ symbolique de cette soirée, ce sont évidemment ces prétendus Etats généraux de la presse actuellement organisés par la présidence de la République française, dont le titulaire assure encore pour quelques semaines la présidence de l'Union européenne. Notre étonnement commun est la deuxième raison du rapprochement de Mediapart et RSF pour l'organisation de cette soirée en forme de protestation. Comment accepter ce renversement des valeurs où le pouvoir s'arroge une mainmise sur le contre-pouvoir? Comment l'admettre quand l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme condamne explicitement l'ingérence des pouvoirs publics? «Toute personne, stipule-t-il, a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière.» Comme le dit ironiquement l'un des nombreux témoins qui participeront à notre manifestation, Caroline Fourest, c'est un peu comme si l'on demandait au pape Benoît XVI d'organiser des Etats généraux de la laïcité...

Ces faux Etats généraux mettent en scène, sans grande précaution, une soumission du paysage médiatique aux volontés du pouvoir. Les ressorts de cette normalisation sont affichés sans vergogne, avec pour objectif explicite la réduction de l'indépendance conquise par les journalistes. C'est d'abord la maîtrise de l'agenda médiatique par l'imposition permanente du calendrier présidentiel, de sa communication immédiate et de ses apparences fabriquées – à tel point que certaine presse courtisane en vient, dans un climat orwellien, à devancer les désirs du pouvoir en modifiant les photographies qui le représentent. C'est ensuite le contrôle des responsables de médias et de rédactions, dont l'épisode de Paris Match en 2006 avec le renvoi brutal d'Alain Genestar fut l'anticipation – cet enjeu est clairement au centre de la réforme de l'audiovisuel public qui, avec la nomination solitairement présidentielle des dirigeants, annonce la fin de l'esprit de service public, remplacé par l'annexion par l'Elysée d'une télévision et d'une radio d'Etat.

Un cri d'alarme en direction du public

C'est enfin la mainmise générale des amis milliardaires de cette présidence sur l'ensemble du paysage médiatique, dans un mélange des genres et des activités où l'information devient monnaie d'échange avec le pouvoir exécutif – l'objectif clairement affiché par l'Elysée est d'accroître la marge de manœuvre de ces acteurs financiers en faisant sauter nombre de verrous protecteurs du pluralisme et empêcheurs de concentration. Le libéralisme économique ici revendiqué est l'antithèse d'un libéralisme politique. Profitant de la crise économique et, plus largement, des incertitudes d'une époque de transition, pour renforcer un Etat fort, sécuritaire et policier, où même les écrits sont désormais criminalisés, ce pouvoir défend âprement les intérêts égoïstement privés de ses amis tout en privatisant à son seul profit l'expression publique. De ce point de vue, et par-delà des particularités nationales qui différencient les itinéraires de MM. Berlusconi et Sarkozy, les situations française et italienne ne sont pas éloignées: les deux dirigeants entendent se mêler directement des programmes de l'audiovisuel public, confortent sa concurrence privée pour affaiblir son influence, expriment clairement leur désir de réduire l'autonomie de ses rédactions.

La brutale réactivation par Nicolas Sarkozy de l'offense au président de la République, disposition de la loi de 1881 sur la liberté de la presse tombée en désuétude depuis le mandat de Georges Pompidou (1969-1974), illustre ce retour en arrière où la liberté d'expression est désignée comme une menace pour l'ordre en place. Ces trente dernières années, alors même que l'Europe promouvait ce droit individuel, pilier d'une liberté collective, face aux pays qui le piétinaient, il était de plus en plus entendu que la puissance du pouvoir appelait la libre critique, sans contrainte ni entrave. C'est ainsi que, dans sa jurisprudence sur l'article 10, la Cour européenne de Strasbourg précisait clairement: «Les limites de la critique admissible sont plus larges à l'égard d'un homme politique que d'un simple particulier: à la différence du second, le premier s'expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance.»

De poupées vaudoues moqueuses à une inoffensive pancarte protestataire, en passant par d'irrévérencieux T-shirts, nous sommes désormais fort loin de cette tolérance, et nous aurions bien tort, par-delà leur ridicule, de ne pas prendre au sérieux ces alertes. Tout comme la diabolisation d'Internet par l'actuel pouvoir, de son expression indocile et de sa richesse imprévisible, son désir manifeste de le surveiller, voire de le censurer, ces épisodes judiciaires expriment sans fard une crainte de la liberté qui porte atteinte aux principes fondamentaux de notre droit et de notre démocratie. L'enjeu est évidemment de contrôle: contrôler l'information, éviter ses surprises, empêcher ses révélations. Nous aurions également tort de croire que ces efforts autoritaires seront toujours vains. Il arrive, même dans nos démocraties apparemment surinformées, que la vérité se perde et que le mensonge s'impose. Après tout, n'est-ce pas, pour les journalistes que nous sommes, la grande et amère leçon de la présidence de George W. Bush qui a vu, après le 11 septembre 2001, un mensonge d'Etat devenir mensonge médiatique et entraîner avec lui l'opinion américaine dans un soutien aveugle à une guerre désastreuse?

Tel est le principal message de notre soirée: un cri d'alarme en direction du public, de l'opinion, des lecteurs, des élus, des intellectuels, des citoyens. Ce qui se joue actuellement n'est pas une bataille corporatiste où ne seraient en jeu que les avantages ou le sort d'une profession particulière. Car le journalisme n'a d'autre légitimité que l'impérieuse nécessité d'une information rigoureuse et pluraliste pour permettre aux citoyens d'être libres de leurs choix et autonomes dans leur réflexion.

C'est cet impératif que la normalisation en cours met en péril. Elle profite de la crise profonde de nos métiers, liée à la révolution industrielle que symbolise l'avènement numérique mais également imbriquée, en France, à un profond malaise démocratique. Que cette crise appelle des réponses nouvelles, des échanges professionnels, des solutions concertées, c'est l'évidence. Mais certainement pas en échange d'une servitude nouvelle et d'une régression démocratique. 

En acceptant l'actuelle procédure présidentielle, par insigne faiblesse, aussi bien économique que morale, la presse dominante s'engage dans une impasse où elle croit se sauver en se perdant. Car c'est son mandat démocratique qu'elle renie, mandat qui devrait être le socle de la relation de confiance avec ses lecteurs.