Le chiffre est édifiant et constant. Chaque jour, une équipe de chercheur·es de Grenoble mesure le taux de masculinité de la presse écrite française. Diffusé en temps réel sur un site internet dédié, il s’affiche autour de 75 % – au cours de la semaine écoulée, c’est même entre 77 % et 78 %. Dans nos articles, les personnes citées sont donc en moyenne aux trois quarts des hommes. Les femmes sont en partie effacées de l’actualité quotidienne. Et quand elles sont présentes, elles le sont bien souvent dans des rôles stéréotypés.
Le constat n’est pas nouveau, mais la méthode, si. Car les recherches menées par Gilles Bastin, professeur de sociologie à l’Institut d’études politiques de Grenoble, François Portet, professeur d’informatique, et Ange Richard, doctorante, tous deux à l’université Grenoble-Alpes, permettent d’analyser à la fois les personnes dont on parle, celles que l’on cite, et la manière dont nous introduisons les citations. Le volume des données analysées est aussi inédit.
Il regroupe l’ensemble de la presse d’information quotidienne française. Mediapart s’est aussi prêté à l’exercice, en fournissant à l’équipe de recherches les contenus publiés pendant plusieurs mois, et depuis notre création en 2008. Depuis, nous avons lancé nos propres instruments de mesure pour continuer à réfléchir sur nos pratiques journalistiques (lire notre Boîte noire et notre billet de blog).
Parce qu’il faut aussi mesurer pour comprendre la réalité médiatique, et parce que la presse joue évidemment un rôle crucial dans la construction de nos représentations du monde. « Une plus grande diversité – par exemple en termes de genre, d’âge, d’origine sociale ou d’appartenance ethno-raciale – donne au public un aperçu plus complet des problèmes auxquels une société est confrontée », explique ainsi Gilles Bastin. Entretien.
Après plusieurs mois de recherches, vos analyses montrent que le taux de masculinité des médias est proche de 75 %. Avez-vous été surpris par ces résultats ?

Ange Richard : Non, pas vraiment ! De nombreuses études ont été menées sur des sujets similaires, avec des approches et des méthodes différentes, et nos résultats corroborent tout à fait ce qui est trouvé dans ces autres recherches. Par exemple, le Global Media Monitoring Project mène une étude de la présence des femmes dans les médias d’une centaine de pays, sur une journée tous les cinq ans. L’édition de 2020 a compté 24 % de femmes dans les sources médiatiques. Ce pourcentage a très peu bougé. Il a même diminué par rapport aux résultats de l’édition de 2010.
Toutes les études sur différents pays, journaux et thématiques que nous retrouvons dans la littérature comptent environ trois fois plus d’hommes que de femmes dans les médias, ce qui est le résultat que nous observons jour après jour grâce à nos indicateurs.
Gilles Bastin : Paradoxalement la surprise de cette recherche, c’est la régularité des résultats obtenus. Lorsque l’on calcule le niveau de masculinité des articles de n’importe quel média jour après jour, on arrive à un résultat très stable, alors que la caractéristique de l’actualité, c’est de changer chaque jour !

Bien sûr, il peut y avoir des variations assez rapides, comme dans le cas des Jeux olympiques, pendant lesquels nous avons observé que la plupart des journaux que nous étudions laissaient une place plus grande aux femmes. Mais globalement les variations sont très faibles à court et moyen terme. Cela signale l’existence de normes sociales très fortes dans la production des contenus des médias.
Peut-on faire des différences d’un journal à l’autre ?
Gilles Bastin : Oui, il y en a. Dans l’échantillon réduit que nous suivons tous les jours, il est évident que L’Équipe a un taux de masculinité des mentions et des citations très nettement supérieur aux autres journaux. Cela tient sans aucun doute à la spécialisation de ce journal dans l’information sportive mais cela reste surprenant. Près de 20 % des lecteurs de ce journal sont des femmes mais 90 % des mentions dans le journal vont à des hommes…
L’autre journal spécialisé de l’échantillon, Les Échos, réussit à se maintenir au niveau des titres généralistes en termes de masculinité des mentions. C’est assez remarquable étant donné les sujets économiques qu’il traite. En termes de citations en revanche, il donne plus la parole aux hommes que le reste de la presse.
Pour ce qui est de la presse nationale généraliste, les principaux titres sont assez proches, entre 70 et 80 % de mentions et de citations masculines.

Vous avez également analysé les données de Mediapart. Vous constatez un taux de masculinité relativement proche du reste de la presse. Mais vous avez aussi remarqué une différence selon les types d’articles notamment. Que signifient ces variations ?
Gilles Bastin : Dans le cas de Mediapart, nous avons travaillé un peu différemment puisque la rédaction nous a donné accès à l’ensemble des archives de ses articles et que nous avons pu confronter nos résultats avec les perceptions et les pratiques des journalistes.
Globalement, les articles de Mediapart sont à peu près au même niveau de masculinité que ceux de la presse écrite quotidienne mesurés sur le site, soit autour de 75 %. Mais ce chiffre cache des différences au sein du journal en fonction du type d’article, des services et des sujets des articles.
Les articles a priori les plus contraints par le monde « réel », à savoir les reportages, sont les moins masculinisés, alors que les chroniques, les partis-pris et les analyses, des exercices dans lesquels ne se pose pourtant pas la question de la disponibilité de femmes pour répondre aux questions des journalistes, sont les articles qui mentionnent et citent le plus d’hommes !
Si l’on exagérait un peu cette tendance, on pourrait dire que plus les journalistes vont sur le terrain, plus ils trouvent des femmes à mentionner et citer. Moins ils y vont et moins ils pensent à des femmes à mentionner ou à citer…
Il existe une différence de dix points de pourcentage entre les pratiques des journalistes femmes et celles des journalistes hommes.
Pour ce qui est des services ou des rubriques du journal, il y a un contraste très fort entre d’un côté l’émission « À l’air libre », qui est de très loin la moins masculinisée en termes d’invité·es puisqu’elle atteint presque la parité, et de l’autre l’enquête, qui est la plus masculinisée. Les autres rubriques sont presque alignées sur la moyenne du journal.
Tout cela s’explique en partie par les sujets traités dans les articles. Les articles portant sur la police, la justice, le terrorisme ou les entreprises sont nettement surmasculinisés. Ceux portant sur les violences sexistes et sexuelles, l’écologie, l’éducation, la pauvreté, la société se rapprochent de la parité (sans jamais l’atteindre cependant).
Mais peut-on y remédier ? Ou faut-il se résoudre à traiter un « réel » très masculin ?
Gilles Bastin : Notre analyse montre au contraire qu’il n’y a pas de fatalité liée aux sujets eux-mêmes. Plusieurs sujets liés à l’actualité internationale comme l’Asie et l’Amérique du Sud sont traités de manière moins déséquilibrée du point de vue du genre dans le journal que d’autres comme le Moyen-Orient ou les États-Unis. Le nucléaire, quant à lui, un sujet a priori assez typiquement masculin, est traité de manière quasi paritaire dans le journal.
Une dernière question que nous avons abordée est celle du lien entre le niveau de masculinité des articles et le genre des auteur·es. Il existe une différence de dix points de pourcentage entre les pratiques des journalistes femmes (69,7 % de masculinité dans leurs articles) et celles des journalistes hommes (79,2 %). Cet écart reste significatif, même si l’on prend en compte le fait que les hommes et les femmes ne travaillent pas sur les mêmes sujets ou dans les mêmes rubriques du journal.

Il paraît donc évident que le chemin vers la parité des contenus passe par une meilleure représentation des femmes à tous les niveaux de la rédaction et sur tous les sujets – y compris à Mediapart, qui est déjà plutôt exemplaire dans ce domaine. L’effet est immédiat : lorsqu’un article est cosigné par un homme et une femme, son taux moyen de masculinité est inférieur de quatre points de pourcentage à celui des articles signés par des hommes uniquement.
Constate-t-on les mêmes résultats pour les citations entre guillemets rapportées dans les articles que pour les mentions de personnes (exemple : « Valérie Pécresse est candidate » ou « Emmanuel Macron ne veut pas d’un débat ») ?
Ange Richard : En ce qui concerne les citations, elles sont légèrement moins masculines que les mentions, mais de peu : on a 71 % d’hommes cités dans les articles de Mediapart en 2021, avec à peu près les mêmes disparités selon les sujets. Mais il y a une tendance à la baisse sur les dernières années puisqu’il y a dix ans, le pourcentage se situait plutôt autour des 82 %.
Aucun sujet n’atteint cependant la parité des citations, sauf pour les articles sur les violences sexistes et sexuelles, où 48 % des citations sont attribuées à des hommes pour 52 % à des femmes.
Pour les citations, il y a un phénomène additionnel qui peut faire d’autant plus pencher la balance : les sujets pour lesquels les articles utilisent le plus de citations de personnes sont les relations internationales et la politique, deux sphères de la société qui sont marquées par une présence majoritaire des hommes. C’est particulièrement vrai pour les relations internationales.
Les citations sont liées au contexte du travail des journalistes. Pour l’international, elles ne peuvent pas toujours être obtenues directement, car c’est trop coûteux pour les rédactions d’être présentes en direct partout et d’envoyer leurs journalistes sur des terrains qui seraient très loin. Dans ces domaines-là, il y a donc moins de possibilité de choisir qui l’on va pouvoir citer, et les citations disponibles (par exemple, dans des communiqués ou des dépêches) auront plus de chance d’être des citations d’hommes.
De manière générale, avez vous constaté une évolution au fil des années ?
Gilles Bastin : La possibilité que nous avions de remonter dans le temps depuis la création du journal en 2008 nous a permis de montrer que le taux de masculinité des articles, qui avait eu tendance à augmenter entre 2010 et 2017, a commencé à baisser régulièrement à partir de ce moment. Si le rythme auquel se fait cette baisse reste le même, la parité pourrait être atteinte dans les articles de Mediapart en 2029, ce qui n’est pas si loin de nous.

Cela étant dit, on observe aussi que cette baisse a été obtenue depuis 2017 de deux manières principalement. En limitant d’une part le nombre d’articles hyper-masculinisés ne mentionnant pas ou presque pas de femmes. En publiant, d’autre part, des articles donnant très largement visibilité et parole à des femmes, avec un taux de masculinité parfois inférieur à 50 % (par exemple dans le domaine des violences sexistes et sexuelles).
La question qui reste pour décider de l’évolution à venir est donc celle de l’évolution générale des articles dont le taux de masculinité est voisin de la moyenne du journal. Ceux-là sont moins faciles à repérer ou à éviter que les articles mentionnant ou citant uniquement des hommes. Mais ils portent sur des sujets sur lesquels il sera sans doute plus difficile de donner la parole à davantage de femmes.
Pourquoi ?
Parce que cela suppose pour les journalistes de remettre en question des routines de travail bien établies. De se demander par exemple pourquoi la personne qui répond à tel ou tel moment est un homme, s’il y a des femmes dans telle ou telle organisation dont la parole est moins favorisée et, dans ce cas, comment la faciliter. De chercher aussi des angles un peu différents sur les sujets que l’on traite. De faire attention au vocabulaire que l’on emploie dans l’article, etc.
Pour la direction du journal, cela suppose aussi sans doute une plus grande attention au détail des articles publiés, éventuellement avec l’aide d’outils de mesure comme ceux que nous avons élaborés.
Vous avez aussi travaillé sur la manière dont les citations sont introduites. Que nous disent les recours aux verbes les plus usités, et les différences constatées entre hommes/femmes ?
Ange Richard : Nous avons observé les verbes qui ont plus de probabilité d’être utilisés pour introduire les citations d’hommes ou de femmes, les façons de dire « dire » en quelque sorte. On constate là aussi des différences assez parlantes.
Chez Mediapart, les femmes ont plus de chance de « rapporter », « témoigner » ou « raconter », « marteler » et « reprocher », aussi, tandis que les hommes vont davantage « annoncer », « déclarer » ou « proposer », ou encore « rétorquer » et « avertir ».
Les citations des femmes sont donc placées plutôt du côté du témoignage, tandis que celles des hommes seraient plutôt du côté de l’assertion. Cela va de pair avec ce que nous constatons sur l’évolution des indicateurs, avec une montée des sujets concernant le traitement des femmes dans la société, notamment sur les violences sexuelles et sexistes, pour lesquels les femmes seront plutôt interrogées en tant que victimes ou témoins.
Vous avez aussi travaillé sur les papiers politiques plus spécifiquement. Les résultats sont édifiants : la parité progresse moins vite dans la presse qu’à l’Assemblée. Pourquoi ?
Gilles Bastin : La France a connu une véritable révolution politique depuis les années 1990 avec une série de quatre chocs de parité lors des élections à l’Assemblée nationale. Ceux-ci ont fait baisser le niveau de masculinité de l’Assemblée – qui était voisin de 95 % avant 1997 – de plus de 35 points de pourcentage.
La parité devrait être atteinte à l’Assemblée nationale vers 2035 mais les journaux étudiés l’atteindront beaucoup plus tard.
Il était tentant de se demander si les principaux journaux qui traitent l’actualité politique avaient suivi ce mouvement dans leur couverture des parlementaires. Et c’est bien ce qui s’est passé lors du premier choc en 1997. Mais, par la suite, la diminution de la masculinité des contenus s’est arrêtée, alors que celle de l’Assemblée accélérait.
Tout se passe comme si les médias ne pouvaient pas passer sous un plancher de l’ordre de 80 % d’hommes mentionnés dans leur couverture de la vie publique, et ce malgré la forte féminisation de ce secteur de l’actualité. Si l’on s’amuse à projeter les tendances actuelles dans le futur, on se rend compte que la parité devrait être atteinte à l’Assemblée nationale vers 2035 mais que les journaux étudiés dans cette recherche l’atteindront beaucoup plus tard : vers 2065, au mieux, pour Libération et après 2100, au pire, pour L’Humanité.
C’est très étonnant mais on peut l’expliquer de plusieurs manières. Tout d’abord, dans les années 1990, il y a eu un débat public sur les enjeux de parité – il a contribué à créer un climat favorable dans les rédactions. Une fois la loi passée [sous Lionel Jospin – ndlr], ce débat a diminué très fortement et l’incitation à changer de pratiques aussi.
Une autre explication réside dans l’angle choisi sur la vie politique. Le seul journal qui ait continué à s’ajuster aux chocs de parité jusqu’à celui de 2012 dans le corpus étudié est un journal local qui, contrairement aux autres, traite davantage l’action des parlementaires dans leur circonscription et moins la politique politicienne.
Enfin, il faut prendre en compte l’inertie des pratiques politiques et celle des pratiques journalistiques : plus de femmes à l’Assemblée nationale ne signifie pas plus de femmes avec du pouvoir et des fenêtres de visibilité médiatique offertes par des positions de rapporteur ou des responsabilités politiques. Cela ne signifie pas non plus davantage de femmes dans les carnets d’adresses des journalistes.
Pourquoi est-ce important de mesurer la masculinité dans la presse ? Quel problème cela pose-t-il en termes d’information ?
Gilles Bastin : Sur le fond, le problème est celui de la diversité des médias. Il ne fait aucun doute que la diversité des sujets et des sources d’information dans les médias contribue à la qualité du débat public. Une plus grande diversité – par exemple en termes de genre, d’âge, d’origine sociale ou d’appartenance ethno-raciale – donne au public un aperçu plus complet des problèmes auxquels une société est confrontée.
Elle donne également une voix à une plus grande partie de la population qui peut du coup se sentir davantage invitée à exprimer son opinion et à participer à la discussion des questions publiques. Enfin, elle aide à développer ce que la philosophe Martha Nussbaum appelle « l’imagination narrative » : la capacité à se mettre à la place des autres. En ce sens, s’assurer que l’actualité est traitée de manière « multiperspectiviste », comme dit le sociologue Herbert Gans, devrait être un objectif des médias.
C’est finalement la seule manière de garantir que celles et surtout ceux qui ont plus de temps, de ressources ou de pouvoir ne soient pas les seuls à pouvoir se faire entendre. L’inégalité de représentation des hommes et des femmes dans les médias – la surmasculinisation des sources citées par les journalistes ou des personnes mentionnées dans les articles – est sans doute l’entorse la plus visible, la moins justifiable et la plus débattue dans l’espace public à ce principe de diversité. C’est la raison pour laquelle nous avons voulu contribuer à mieux la décrire et l’expliquer.
Peut-on dire que la presse est sexiste ? Et pourquoi l’est-elle ?
Gilles Bastin : Il y a toute une littérature sur cette question qui a montré, à partir de très nombreuses études de cas, que les médias ont systématiquement tendance à donner moins de place dans leurs contenus aux femmes qu’aux hommes. Ils produisent aussi une représentation orientée des hommes et des femmes qui tend à ôter à ces dernières le pouvoir d’agir sur la société. Par exemple, en les présentant plus souvent comme des victimes de processus sociaux qui les dépassent et qui sont décidés souvent par des hommes, ou encore en les réduisant à leur fonction matrimoniale ou maternelle.
La société reflétée par les médias n’est donc pas du tout paritaire, très loin de là même.
En insistant sur la place des médias dans la reproduction des normes et de la culture, la sociologue américaine Gaye Tuchman a proposé dans les années 1970 de parler en ce sens d’annihilation symbolique des femmes dans les médias.
Les choses ont-elles changé sensiblement ? Certes, des femmes ont accédé à des positions de visibilité forte en politique, dans le sport ou l’économie. Mais quand on s’intéresse, comme nous le faisons, à l’ensemble des hommes et des femmes qui atteignent la visibilité médiatique, jour après jour et pas seulement à l’occasion de certains événements ou dans certains secteurs d’activité, force est de constater que de très fortes inégalités restent présentes.
La société reflétée par les médias n’est donc pas du tout paritaire, très loin de là même. Les stéréotypes que nous avons mesurés sont aussi toujours bien présents, par exemple dans le type de rubriques qui sont les moins surmasculinisées (la santé et l’information people sont actuellement les seules à passer sous la barre des 50 % d’hommes mentionnés ou cités dans les journaux quotidiens) ou encore dans les choix de verbes introduisant les citations…
Évidemment on peut répondre à cet argument en disant que les médias ne font que refléter le sexisme de la société dans son ensemble.
Et c’est faux ?
Gilles Bastin : C’est un argument dont la fonction est en général d’éteindre le débat et d’occulter le fait que des différences existent entre les médias. D’occulter aussi que des changements, même lents ou limités, sont possibles lorsque les rédactions s’en donnent les moyens. D’occulter enfin que d’autres institutions ont su s’adapter plus rapidement à l’exigence de parité dans notre société.
Tout cela ne signifie cependant pas qu’il est facile de corriger les biais favorables aux hommes dans les médias. Ils tiennent en partie aux normes de hiérarchisation de l’information dans la profession journalistique, qui placent grosso modo au sommet les sujets pour lesquels on trouve le plus d’hommes parmi les sources (la politique, l’économie, les relations internationales, etc.), aux routines de travail des journalistes qui demandent parfois à leurs sources une disponibilité et une autorité que les hommes s’accordent davantage que les femmes, comme l’a montré le cas récent de la pandémie de Covid-19, ou qui n’ont pas l’habitude de déchirer régulièrement leurs carnets d’adresses pour s’adapter aux changements de la société.
Ils tiennent aussi évidemment à la place des femmes dans les rédactions. Nous savons que les femmes écrivent de manière plus paritaire et plus diversifiée du point de vue des sources que les hommes. Nous savons aussi qu’elles sont de plus en plus nombreuses dans les rédactions. Pourtant, elles n’arrivent pas encore assez à peser sur les choix éditoriaux pour que tout cela ait un impact sur le traitement de l’actualité.
Il faut ajouter aussi un dernier argument. Peu de médias en France ont l’habitude de dialoguer avec les chercheur·es ou de faire eux-mêmes de la recherche sur leurs pratiques, puis d’en tirer des conclusions. Les journalistes ont tendance à faire plus confiance à leur « sens » de l’actualité pour prendre des décisions et les patrons de presse à mettre en avant le fait que les médias sont des entreprises qui n’ont pas spécialement à prendre en compte des demandes de la société dans leurs décisions.
Ces deux attitudes ne favorisent pas la prise de conscience des biais dans les contenus. Tout cela change heureusement, comme en atteste d’ailleurs le travail approfondi que nous avons pu engager avec votre rédaction et que nous menons aussi à l’AFP à partir de données exhaustives et en lien avec les équipes rédactionnelles.
Les médias sont parfois réticents à se remettre en question. Ils peuvent aussi légitimement questionner vos chiffres. Comment avez-vous bâti vos indicateurs ? Comment établissez-vous que telle citation est attribuée à un homme ? Comment décidez-vous qui est un « homme » ou une « femme » ?
Ange Richard : Nous nous concentrons pour l’instant sur deux types de mesure : les personnes dont le prénom est mentionné dans les textes publiés par les journaux, et les personnes dont les propos sont cités dans ces articles. Ces deux indicateurs montrent deux aspects des déséquilibres de genre de manière différente.
Pour les mentions, nous comptons les prénoms présents dans le texte et nous leur attribuons un « score de masculinité ». Ce score est calculé grâce à une base de données Insee des naissances en France. Il correspond à la probabilité que ce prénom ait été attribué à un garçon dans cette base de données (1 signifie que 100 % des bébés portant ce prénom sont des garçons). Ensuite, nous calculons la moyenne de tous ces scores pour chaque article, ce qui nous donne une mesure de masculinité des mentions.
Pour la mesure des personnes citées, c’est un processus un peu plus complexe : nous utilisons un algorithme qui permet de reconnaître les citations dans un texte, et la personne qui est citée à chaque fois. Nous déterminons ensuite le genre de cette personne grâce à plusieurs indices : le pronom (il/elle), le prénom, le nom du métier (la présidente/le président). Nous agrégeons tout cela ensuite en comptant le nombre de femmes et le nombre d’hommes dans les citations que nous avons trouvées pour chaque article, ce qui nous donne notre indicateur de la masculinité des citations (1 veut dire que pour 100 % des citations dans un article, ce sont des hommes qui sont cités).
Sur le site que nous avons créé pour rendre ces mesures publiques, nous utilisons les liens publiés sur Twitter par les principaux journaux quotidiens vers leurs articles pour analyser le contenu. Tous les jours, notre algorithme parcourt à partir de ces liens le texte accessible gratuitement, en général les premiers paragraphes, effectue les calculs sur chaque article, puis fait une moyenne sur tous les articles du jour par journal (la méthodologie est présentée en détail ici).
François Portet : Les techniques que nous utilisons pour calculer les indicateurs proviennent du Taln (Traitement automatique du langage naturel), qui est une branche de l’Intelligence artificielle (IA). Les traitements que nous employons reposent sur des modèles linguistiques qui permettent d’identifier des ensembles de mots ou ponctuations caractéristiques des citations ou des références citées.
Le déséquilibre de genre ne se traduit pas uniquement dans les mentions et citations, mais également dans les stéréotypes de genre traditionnels.
Comme aucun traitement automatique n’est parfait, nous avons évalué nos algorithmes sur des ensembles d’articles représentatifs de nos données et validé l’approche. Étant donné le volume considérable d’informations publiées par les médias chaque jour, cette méthode présente de nombreux avantages par rapport à un travail manuel qui serait fait sur chaque article.
La prochaine étape consistera à concevoir des modèles de traitement acquis par des techniques d’apprentissage profond (deep learning), à partir d’ensembles de données de plus en plus vastes généralement trouvés sur Internet (Wikipédia, journaux en ligne, forums de discussion, réseaux sociaux).
Quels sont les objectifs que vous poursuivez, en tant qu’équipe de recherche ?
Gilles Bastin : Notre premier objectif relève de la production de la connaissance, en nous appuyant sur des méthodes issues aussi bien des sciences sociales que de l’informatique. Mais il est évident que ce projet, du fait de l’importance du sujet, dépasse le simple cadre de la recherche académique.
Nous nous sommes donc engagé·es dans une démarche d’ouverture des données de la recherche afin de contribuer à éclairer au mieux le débat public. Le site genderednews que nous avons ouvert il y a quelques semaines est la première étape de ce processus de mise en discussion publique de nos résultats.
Nous espérons pouvoir aller plus loin dans les mois qui viennent en intégrant un plus grand nombre de médias à nos calculs et en proposant des mesures plus fines des écarts de représentation entre hommes et femmes et des stéréotypes de genre dans les médias.
François Portet : Le déséquilibre de genre ne se traduit pas uniquement dans les mentions et citations, mais également dans les stéréotypes de genre traditionnels. Par exemple, certains stéréotypes voudraient que les femmes présentent des traits « communaux » (gentilles, attentionnées, chaleureuses), alors que les hommes des traits « agentiques » (compétents, efficaces, compétitifs).
Cela se reflète dans une étude récente d’Isabel Pereira Fernandez sur un corpus d’articles de journaux concernant le football. Elle a pu montrer que les journaux mettent davantage l’accent sur la vie privée des footballeuses, tandis que les footballeurs masculins sont davantage mis en avant pour leurs performances et leurs réalisations sur le terrain.
Une piste de recherche consiste donc à définir des méthodes de traitement automatique du langage naturel (Taln) pour reconnaître automatiquement ces stéréotypes.
Ange Richard : En plus de proposer des indicateurs pour mesurer le déséquilibre des contenus, nous souhaitons également essayer d’apporter des éléments d’explication pour ces mesures très constantes. C’est une partie de ma thèse, qui se concentre sur les déséquilibres dans les citations en particulier. Pour comprendre les mécanismes qui sont derrière les résultats que nous obtenons, je mène des entretiens avec les journalistes. Je travaille notamment sur la manière dont ils et elles travaillent avec les sources citées.