Gérald Darmanin, le ministre qui dissout plus vite que son ombre

Après une manifestation antifasciste à Nantes, le ministre de l’intérieur a annoncé son intention de dissoudre le collectif « Nantes révoltée », animateur d’un média alternatif local. Outil administratif conçu contre les groupes factieux, la dissolution est avant tout utilisée comme une arme de communication et de neutralisation politique. 

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Mardi, face à l’Assemblée nationale, Gérald Darmanin a annoncé son intention de dissoudre « Nantes révoltée », un média alternatif local, engagé dans les mouvements sociaux et contre les violences policières. 

Le ministre de l’intérieur répondait à une question de la députée LREM de Loire-Atlantique, Valérie Oppelt, quelques jours après une manifestation antifasciste à Nantes, pendant laquelle la police a reçu des projectiles, des vitrines ont été dégradées et une bagarre a éclaté devant un bar que les manifestants associent à l’extrême droite. 

Le cortège n’avait pas été déclaré en préfecture, ce qui est fréquent à Nantes (la manifestation n’a pas été interdite pour autant). Selon Ouest-France, deux personnes ont été arrêtées et l’une d’entre elles devait être jugée en comparution immédiate lundi, pour violences. D’après Gérald Darmanin, cet homme a finalement été condamné à une peine de prison ferme. 

Mais pour le ministre, le véritable instigateur des violences est ailleurs. Il présente ainsi Nantes révoltée comme un « groupement de fait » (c’est-à-dire un collectif n’ayant pas adopté la forme associative), « d’ultragauche », qui « répète sans cesse des appels à la violence et ce week-end contre l’État et les policiers »

« Une fois que les choses seront construites et que nous serons inattaquables, je proposerai au président de la République la dissolution » de Nantes révoltée, a ajouté Gérald Darmanin.

La procédure de dissolution administrative se déroule en plusieurs étapes. Le ministère de l’intérieur doit d’abord rédiger et développer ses arguments dans un projet de décret, qu’il notifie à ceux qu’il identifie comme les responsables du groupe concerné. S’ouvre alors une phase contradictoire de quinze jours, pendant laquelle le groupe visé par la procédure peut faire valoir ses arguments pour contredire ceux de l’administration. À l’issue, si le ministre souhaite aller jusqu’au bout, il doit présenter un décret en conseil des ministres. 

À ce jour, aucun projet de dissolution administrative de Nantes révoltée n’a été notifié à quiconque, comme le confirment Raphaël Kempf et Aïnoha Pascual, avocats du collectif. La procédure n’a donc pas commencé. Contacté par Mediapart, le cabinet de Gérald Darmanin n’a pas donné suite à nos demandes de précisions sur ses motivations. 

Depuis vendredi, plusieurs élus locaux se sont émus des débordements de la manifestation antifasciste, accusant Nantes révoltée d’y avoir contribué. 

Dans un courrier au ministre de l’intérieur, la présidente de région Christelle Morançais (LR) appelait ainsi à la dissolution du groupe et affirmait que Nantes révoltée « légitime les manifestations brutales et les saccages répétés du centre-ville » depuis plusieurs années, tandis que ses membres « contribuent à faire de Nantes la capitale des violences d’ultragauche en France »

Le député LREM François de Rugy s’est associé à la demande de dissolution, estimant que « la mouvance “Nantes révoltée” échappe aux condamnations grâce à des méthodes d’action clandestine (y compris le floutage des visages que vous dénonciez pour les policiers…) et bénéficie de la mansuétude d’une partie de la majorité municipale. Mais tout a une fin ». En réponse, Nantes révoltée a traité François de Rugy de « mangeur de homard enfariné ». François Jolivet, député LREM de l’Indre, s’est quant à lui félicité que le gouvernement agisse « pour dissoudre les associations séparatistes, antirépublicaines, violentes »

L’équipe de Nantes révoltée, qui se définit comme « un média autonome et engagé », a publié un communiqué sur son site, lundi, pour réagir aux menaces de dissolution. L’un de ses membres, qui préfère ne pas voir son nom publié pour éviter que « la parole se centralise autour d’un individu », commente auprès de Mediapart : 

« Gérald Darmanin organise une dissolution sans savoir qui il va dissoudre, ni ce qu’il reproche au groupe ciblé. Il ignore sans doute que nous sommes un média. S’il nous reproche d’appeler à des manifestations ou de nous en prendre aux violences d’État, il devra dissoudre un certain nombre d’organisations et de syndicats en France. 

Outre un ministre accusé de viol, les gens qui s’en prennent à nous sont Christelle Morançais, une amie personnelle de François Fillon et Nicolas Sarkozy, et l’amateur de homard François de Rugy. Ces gens-là prétendent dicter ce qui est légal ou pas. 

90 % des médias sont possédés par des milliardaires. Des pétainistes monopolisent le temps d’antenne. Des youtubeurs fascistes appellent à tuer des gens et créent une revue vendue dans toutes les gares. Mais le gouvernement se sent menacé par un petit média local, bénévole et indépendant. Il doit avoir atteint un niveau de fébrilité extrêmement élevé. 

C’est peut-être l’occasion de mettre un coup d’arrêt aux attaques de ce gouvernement contre la liberté d’expression et la presse libre. » 

Créé en 2012, Nantes révoltée publie pour l’essentiel des articles d’opinion « au service des mobilisations en cours », auxquelles ses contributeurs participent (lire l’enquête de Mediacités, publiée en 2017). Dans des revues papier (neuf numéros à ce jour), sur son site, via ses comptes Facebook (188 000 abonnés), Instagram (50 000 abonnés) et Twitter (34 600 abonnés), le collectif d’inspiration libertaire se concentre sur l’actualité des luttes sociales. Il prend régulièrement position contre la répression des manifestations, les violences policières ou le racisme. 

Mardi, le préfet de Loire-Atlantique, Didier Martin, semblait beaucoup plus réservé que son ministre sur une éventuelle dissolution. À ses yeux, ce n’est « pas aussi simple qu’il y paraît, sinon ça aurait pu être fait depuis longtemps »

Au même titre que n’importe quel média, et comme tout particulier qui s’exprime publiquement, les animateurs de Nantes révoltée sont passibles de poursuites pénales s’ils commettent des délits de presse : diffamation, injure, provocation à la haine, atteinte à la vie privée, etc. Ses responsables légaux, ses contributeurs, les propriétaires de ses comptes sur les réseaux sociaux, bien qu’anonymes, peuvent être identifiés si une enquête de police le nécessite. 

En 2021, le préfet de Loire-Atlantique a d’ailleurs signalé au parquet de Nantes une campagne parodique lancée par Nantes révoltée, qui détournait les affiches de recrutement de la police nationale. En 2015, la procureure de Nantes avait personnellement déposé plainte contre Nantes révoltée, pour un autocollant qui l’accusait nommément d’avoir « protégé les policiers qui blessent et qui mutilent » en classant des plaintes sans suite.

En préférant l’arme administrative à la voie judiciaire, Gérald Darmanin assimile Nantes révoltée à un groupe factieux, à des fins de communication politique. Il tente de faire endosser à ce collectif, animateur d’un média, la responsabilité de violences commises lors de manifestations. Pour répondre à l’émotion des élus, il brouille volontairement les frontières entre ce qui relève d’une prise de position politique, pouvant être radicale, satirique ou provocatrice, et des comportements qui tomberaient réellement sous le coup de la loi. 

Pour Raphaël Kempf et Aïnoha Pascual, les avocats de Nantes révoltée, cette menace de dissolution ne correspond à aucune réalité : 

« La loi de 1936, alors adoptée pour lutter contre les groupes de combats et milices privées d’extrême droite, et maintes fois remaniée depuis – jusque récemment par la loi dite “séparatisme” – ne permet pas au gouvernement de dissoudre Nantes Révoltée. 

Qu’une loi d’exception soit appliquée pour neutraliser des opposants politiques est toujours un scandale, qu’elle soit aujourd’hui convoquée pour museler et dissoudre un média est une nouvelle étape sans précédent dans la répression et la restriction de la liberté d’expression. » 

Dans un communiqué, le syndicat Solidaires 44 dénonce des « manœuvres d’intimidation intolérables » contre « des collectifs militants qui dérangent ». L’union syndicale rappelle qu’elle a, elle aussi, relayé l’appel à la manifestation antifasciste du 21 janvier, « et qu’elle l’assume pleinement ». Une pétition de soutien à Nantes révoltée a déjà recueilli plus de 13 000 signatures.

Une dissolution administrative implique toujours une dose d’opportunisme. Fin 2020, après l’assassinat de Samuel Paty, le gouvernement a dissous coup sur coup plusieurs organisations accusées d’appeler à la haine : le collectif Cheikh Yassine, BarakaCity, les Loups gris et surtout le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), association de défense des droits des musulmans. Le cabinet de Gérald Darmanin assumait alors de vouloir « harceler et déstabiliser » la mouvance islamiste.  

Contre ceux qui lui reprochent de s’acharner contre les musulmans, le gouvernement peut faire valoir qu’il a récemment dissous plusieurs groupes d’extrême droite, comme Génération identitaire, les Zouaves Paris et l’Alvarium.  

Depuis l’état d’urgence de 2015, et plus encore lors du quinquennat d’Emmanuel Macron, le rythme des dissolutions s’est accéléré. Parce que cette mesure envoie un signal fort à l’opinion publique, parce qu’elle désigne des « ennemis de la République » à la vindicte générale, parce qu’elle est plus rapide et moins contraignante que le recours à la justice – pas besoin de preuves d’infraction, les soupçons suffisent –, cette voie est à la fois utilisée comme un outil de communication politique et de neutralisation. 

La loi « séparatisme », promulguée en août 2021, a encore étendu les possibilités de dissolution administrative. Celle-ci peut désormais viser les organisations qui incitent aux « agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens » (au hasard, des vitrines). Auparavant, les autorités pouvaient déjà invoquer la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, l’incitation à commettre des actes de terrorisme ou à participer à des manifestations armées, la dérive vers une milice privée ou l’objectif de porter atteinte à la forme républicaine du gouvernement. 

Les dissolutions administratives compliquent la vie des groupes visés, en les empêchant de mener à bien une démarche collective, quelle qu’elle soit. Elles ont des conséquences, y compris financières. C’est l’un des objectifs poursuivis. Leurs membres sont passibles de poursuites pénales s’ils tentent de reconstituer l’organisation dissoute. Cela ne les a jamais empêchés de continuer leurs actions sous d’autres formes. Mais pour un ministre de l’intérieur, l’essentiel, c’est de montrer qu'il agit. Quitte à dissoudre ce qui lui tombe sous la main, ou ce qu’on lui brandit sous le nez. 

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