La transition post-franquiste est au cœur des élections en Espagne

À l’approche des législatives du 20 décembre, les nouveaux partis, Ciudadanos et Podemos, débattent du legs ambigu de la Transition, cette période qui court de la mort de Franco (1975) à l’entrée en fonction du gouvernement socialiste de Felipe Gonzalez (1982). Pour sortir du bipartisme, Pablo Iglesias veut une « nouvelle Transition », tandis que le nationalisme catalan malmène la Constitution de 1978.

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Dans Anatomie d’un instant (Actes Sud, 2010 pour la traduction française), Javier Cercas revient sur un épisode lourd de l’histoire récente de l’Espagne : l’éphémère coup d’État mené au Parlement par des militaires franquistes, qui menace, le temps d’une journée, le 23 février 1981, la transition encore fragile vers la démocratie. La scène de leur entrée aux Cortes, diffusée en direct par la télévision publique espagnole, est archi connue dans le pays :

La tentative de coup d'Etat du « 23-F »

Dès leur entrée, les militaires hurlent : « Tout le monde à terre ! » Et les députés s’exécutent. À l’exception de trois hommes dans la salle, qui refusent de se soumettre. Dans ce « roman sur une névrose, une paranoïa, un roman collectif », Javier Cercas consacre à chacun d’eux un chapitre. Il veut comprendre pourquoi ces trois-là font preuve, soudain, d’un tel aplomb : Adolfo Suárez, l’homme de la Transition, chef de gouvernement sortant ; Santiago Carrillo, secrétaire général du parti communiste ; et enfin le général Gutierrez Mellado.

L’analyse de la scène, construite sur l’interprétation des gestes des uns et des autres dans ce moment de panique, fait surgir les ambiguïtés politiques de ce qu’on appelle en Espagne « la Transition ». Cette période clé court de la mort de Franco (20 novembre 1975) à l’entrée en fonction du gouvernement socialiste de Felipe Gonzalez (1982), en passant par l’adoption de la Constitution espagnole (1978).

Cercas (qui vient de publier en France un autre texte, moins convaincant, L’Imposteur) a sans doute oublié, lors de l’écriture de son roman, qu’un quatrième homme était resté debout aux Cortes ce soir-là : le caméraman de la télévision publique, à l’étage, qui enregistre la scène, alors que ses collègues se sont, eux aussi, jetés au sol. L’hypothèse, excitante, a donné lieu à un film d’Andreas Fontana, un jeune cinéaste suisse passé par la HEAD, l’école de cinéma de Genève. Dans Pedro M, 1981, découvert lors d’une rétrospective éclatée du jeune cinéma espagnol aux États généraux du documentaire de Lussas (Ardèche) en août dernier, Fontana suit les pas, imaginaires, de la fille du caméraman, qui enquêterait sur ce père qu’elle n’a pas connu, auteur d’images qui continuent de hanter le pays, 35 ans plus tard…

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« Pedro M, 1981 » d'Andreas Fontana (2015).

Fontana s’était fait remarquer lors d’un précédent et très beau court-métrage, qui s’intéressait déjà à un témoin anonyme, réfugié dans les coulisses de la grande histoire : il avait dressé le portrait d’un mystérieux interprète russe, Cotonov, qui se trouva aux premières loges d’une rencontre clé entre Reagan et Gorbatchev, en 1985 à Genève (Cotonov Vanished, 2009). Avec Pedro M, 1981, Fontana s’essaie à la contre-histoire, et met le doigt sur l’une des questions essentielles de la « crise espagnole » actuelle : la manière dont le récit de la Transition, véritable mythe national, a été relayé et construit au fil des années.
Dans ce film (trop bref, 27 minutes) que l’on peut regarder comme une postface secrète, mi-hommage, mi-provocation, au grand texte de Cercas, c’est le Madrid d’aujourd’hui qui défile. Certains portraits de la jeunesse madrilène (le réceptionniste) sont saisissants. Dans le grand cimetière de l’Almudena, où a été enterré le caméraman Pedro, l’enquête s’attarde sur les tombes des soldats de la División Azul, ces volontaires franquistes partis aider la Wehrmacht pendant la Seconde Guerre mondiale. Au nom de la « réconciliation », les élites politiques de l’époque sont accusées d’avoir plongé dans l’oubli les crimes du franquisme et les souffrances des victimes du régime : l’Espagne de 2015 reposerait encore sur un « pacte de l’oubli ».

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L’écrivain Isaac Rosa, figure de la nouvelle génération de la fiction espagnole (La Mémoire vaine, Christian Bourgois, 2006), l’explique dans un entretien publié cet été par la revue d’histoire Vingtième Siècle (Presses de Sciences-Po) : « Plus que la guerre civile ou l’après-guerre, c’est la fin du franquisme et la transition (les années 1960 et 1970) qui donnent les clés de l’Espagne actuelle, et pourtant, ce sont les années les moins explorées par la fiction, parce qu’elles sont très controversées. » À sa manière élégante, le film de Fontana, avec ses archives familiales surgies de nulle part, d’autant plus émouvantes qu’elles sont fausses, ne comble rien, ne résout rien : il prend acte du malaise entourant la Transition, des divergences d’interprétation et des traumas qui l’accompagnent.
À Lussas, cette année, d’autres films ont creusé le sillon mémoriel. Plutôt classique dans sa forme, À l’ombre de la Croix, de l’Italien Alessandro Pugno, est une plongée angoissante dans l’école et l’internat qui continuent de fonctionner, sur le site de Valle de los Caídos, cette immense basilique, non loin de Madrid, où reposent les corps de figures du régime franquiste et de la Phalange (dont Franco). Dans Enero, 2012, le collectif Los Hijos (dont on a déjà dit du bien, ici) monte à bord d’un bus touristique qui sillonne la capitale, croisant les monuments d’une histoire officielle catholique et les signes d’une crise sociale en cours (spéculation immobilière, manifestation, etc.).
Africa 815 est une entreprise plus singulière, réalisée par Pilar Monsell : le portrait, à travers les archives familiales, du père de la réalisatrice, un médecin qui travailla pour l’armée en Afrique, à la fin des années 1950. Le film évoque en creux cette guerre coloniale menée par Franco (au moment de l’indépendance du Maroc), qui fait aujourd'hui l’objet d’une quasi-amnésie. Il revient aussi sur l’homosexualité du père, fasciné par de jeunes Marocains qui nourrissent ses fantasmes d’exotisme. Au croisement des enjeux post-coloniaux et sexuels, ce faux film de famille est un objet déroutant.

Albert Rivera, le nouveau Suárez ?

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« Pedro M, 1981 » d'Andreas Fontana (2015).

En Espagne, le débat sur les effets pervers de cette Transition que les historiens disent « pactée » (entre les héritiers du franquisme et les forces d’opposition antifranquiste) ne date pas d’hier. Les appels à une « seconde Transition » ont surgi dès les années 1990, y compris depuis la droite. Les critiques sont devenues si fréquentes que « le moindre vice de la démocratie est accusé d’être un héritage du franquisme et la Transition est incriminée pour en avoir été le passeur », ironise l’universitaire Sophie Baby, dans le numéro, déjà cité, de la revue Vingtième Siècle.
La Transition, consolidée par l’entrée de l’Espagne dans l’Otan (1982) et l’Union européenne (1986), a mis en place un système politique très stable, marqué par le bipartisme entre la droite du Parti populaire (PP) et la social-démocratie du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), considéré comme un garant de la démocratie retrouvée. Depuis l’éclatement de la bulle immobilière en 2008, accompagné de scandales politico-financiers, ce bipartisme PP-PSOE s’est fissuré, de manière très nette dans les urnes depuis les élections européennes de mai 2014. Il résiste, mais doit faire avec deux nouvelles formations, Podemos et Ciudadanos, qui se délectent toutes deux à mettre en scène la fin du « régime de 1978 ».

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La poussée nationaliste en Catalogne – qui sera l’un des grands défis du prochain exécutif – traduit aussi les faiblesses de l’organisation territoriale de l’État espagnol, prévue par la Constitution de 1978. À l'inverse, l'abdication de Juan Carlos en 2014, dont la fin de règne calamiteuse avait relancé les appels au retour à la République, et son remplacement par le jeune Felipe, ont permis d'apaiser les critiques à l'encontre de la monarchie, institution qui était, elle aussi, sortie renforcée de la Transition (en particulier grâce au rôle du roi pour contrer la tentative de coup d'État de 1981).

Pour Juan Carlos Monedero, cofondateur de Podemos et l’un des principaux théoriciens de l’essoufflement institutionnel (invité récent de Mediapart), l’affaire est vite vue : « Les pieds de l’Espagne puent le franquisme. » À ses yeux, cette Transition « pactée », n'est rien d’autre qu’un éloge du consensus mou au nom de la « réconciliation nationale ». Elle n’a pas voulu faire le ménage dans l’héritage franquiste, elle expliquerait une bonne partie de la corruption des élites et du discrédit dont souffre la classe politique. Dans une tribune sur Mediapart, l'activiste Amador Fernández-Savater revient sur le basculement ouvert avec les « Indignés » : « Si la culture consensuelle [héritée de la Transition - ndlr] prétend maintenir la “cohésion” à tout prix, ces nouvelles formes de politisation cherchent bien plutôt à recréer quelque chose de tout à fait différent, “le commun” : non pas un bloc homogène englué par la peur, mais un “nous” ouvert et inclusif. »

Fin 2014, Pablo Iglesias, le leader de Podemos, alors en tête des sondages, promettait d’« en finir avec le régime de 78 » et misait sur un « processus constituant », ouvert par le mouvement indigné en 2011, pour « briser le cadenas de 78 ». Un an plus tard, le discours est plus apaisé et l'ex-eurodéputé revendique sa « fierté vis-à-vis de ce qu'ont obtenu nos grands-parents ». Il plaide désormais pour une « réforme » de la Constitution de 1978. Dans un livre de campagne publié ces jours-ci, Iglesias appelle de ses vœux « une nouvelle Transition » (éditons AKAL, 2015).

À la différence de la Transition post-franquiste, initiée par « les classes populaires », mais confisquée, à ses yeux, par les élites politiques et économiques (franquistes et antifranquistes), Iglesias promet une « nouvelle Transition, où les protagonistes principaux seront les citoyens », explique-t-il dans une tribune récente à El País (par ailleurs considéré comme « le » quotidien de la Transition...). Le 6 décembre, il rassemblaitautour de lui ses principaux alliés politiques, dont la maire de Barcelone Ada Colau, pour défendre, une fois encore, cette réforme de la Constitution.

De son côté, Albert Rivera, à la tête de Ciudadanos, ce nouveau parti de droite qui a le vent en poupe, n’hésite pas à citer dans ses discours Adolfo Suárez, l’un des principaux artisans de la Transition. « Le bipartisme est un style de vie qui n'a plus cours », explique souvent celui qui a choisi d’organiser en octobre une réunion stratégique de son parti à Ávila, en Castille-et-León, ville où est née Suárez… Le Catalan Rivera est même, selon certains commentateurs, la réincarnation de Suárez. Mais si l’on en croit le communiste Alberto Garzón, qui se moque du recentrage politique de Podemos à l'approche du scrutin, c’est Iglesias qui serait devenu Suárez, prototype d’un politique opportuniste et sans convictions…
À peine élue à la tête de la mairie de Barcelone, Ada Colau avait prévenu, dans un entretien à El País en juin : « S’il est nécessaire de désobéir aux lois injustes, on désobéira. » La sortie de la Catalane avait provoqué la polémique pendant des jours. La maire « indignée », ex-figure des mouvements sociaux, n’avait pourtant fait que résumer le défi auquel les nouvelles formations politiques sont confrontées, une fois arrivées au pouvoir : la législation en place depuis 35 ans et la culture des « pactes » issus du « régime de 78 », qui continue d’imprégner la vie politique (voir les débats en cours sur le « pacte antidjihadiste »), laissent-elles des marges de manœuvre suffisantes pour changer les choses ? À ce stade, il est encore trop tôt pour répondre.

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