Bien sûr, son étoile a quelque peu pâli. Il faut dire que cela fait plus de quatre mois que le général soudanais Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti, et son ennemi le général Abdel Fattah al-Bourhan mettent leur pays à feu et à sang.
Leurs deux armées, les paramilitaires des Forces de soutien rapide (RSF, selon l’acronyme anglais, le plus utilisé) du premier et les Forces armées soudanaises (SAF, armée régulière) commandées par le second, ont détruit la capitale soudanaise, Khartoum, et une grande partie des infrastructures d’un pays qui en manquait déjà. L’un et l’autre restent obstinément sourds à tous les appels à la trêve et encore plus à la négociation. Dans cette bataille à mort, chacun est persuadé qu’il faut gagner, ou périr.
Personne, dans le monde des démocraties occidentales, ne peut donc plus ouvertement se vanter de bonnes relations avec le général Hemetti, lui qui avait été tant choyé. Il persiste, pourtant, à se présenter en chantre des droits du peuple du Soudan, en rempart contre les islamistes du régime d’Omar al-Bachir. Et même ses émissaires continent à être reçus – plus ou moins en catimini – dans les chancelleries européennes.

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Ainsi, Youssef Ezzat al-Mahri, citoyen canadien originaire du Darfour, qui fut avocat avant de devoir fuir son pays de naissance et devint chauffeur de taxi une fois réfugié, se présente comme un de ses conseillers politiques. À ce titre, il s’est rendu à Paris, où il avait prévu de tenir une réunion publique, finalement annulée, et où, affirme le site Africa Intelligence, il a été reçu au quai d’Orsay. Il s’est également rendu à Londres et aux Pays-Bas, avant une tournée africaine.
Au Parlement européen, le 18 juillet dernier, une étrange réunion, intitulée « Promouvoir la paix et la sécurité au Soudan », est organisée par des eurodéputé·es italien·nes, pour la plupart membres de Forza Italia, le parti de feu Berlusconi. Trois mois après le début de la guerre au Soudan, ils s’entretiennent par vidéoconférence avec des « défenseurs des droits humains » soudanais. Bizarrement, tous se focalisent sur les exactions commises par l’armée régulière commandée par le général Abdel Fattah al-Bourhan et ne disent pas un mot de celles des RSF. L’un d’eux est, selon un activiste de la révolution soudanaise, connu pour être un représentant de Hemetti en Grande-Bretagne.
La guerre n’a pas fait cesser la com’
Ces opérations de relations publiques n’ont pas commencé avec le conflit qui oppose les RSF à l’armée régulière. Mais il leur faut, maintenant, répéter et répéter encore les mêmes éléments de langage, qui repeignent un chef de guerre en chef d’État. « Nous étions engagés [avant la guerre – ndlr] pour rétablir un gouvernement civil, et construire une armée nationale qui représenterait tous les Soudanais et ne serait pas contrôlée par les islamistes, a affirmé Youssef Ezzat al-Mahri à Mediapart dans un entretien téléphonique, le 22 juillet dernier. Nous avions ouvert des voies de communication avec les civils et avec Volker. » Volker, c’est Volker Perthes, envoyé spécial de l’ONU au Soudan, chef de l’Unitams, la mission des Nations unies censée aider à la transition démocratique après la révolution de 2019, la destitution du dictateur de trente ans Omar al-Bachir et la mise en place d’un gouvernement civil.
La mission reste en place après le coup d’État militaire d’octobre 2021 mené par Abdel Fattah al-Bourhan et Mohamed Hamdan Dagalo. À l’époque, ils étaient unis contre les civils qui menaçaient leurs intérêts respectifs.
Les Occidentaux ont gelé leurs programmes d’aide, mais les deux putschistes, dirigeants de facto du pays, sont restés des interlocuteurs politiques. La mue de Hemetti, surtout, est impressionnante. Ou plutôt son relooking, auquel tout le monde, sur la scène diplomatique, fait semblant de croire. Certains semblent même convaincus.
Tel le chef de guerre reconnaissant ses erreurs, Hemetti affiche son mea culpa, dès l’été 2022 : « Le coup d’État a échoué à apporter le changement souhaité, déclare-t-il à la BBC. Et maintenant nous nous dirigeons vers le pire. » Et de promettre le retour des militaires dans leurs casernes, sans fermer la porte à un avenir politique : « Je n’ai pas d’ambition politique, mais la réalité m’a obligé à être présent », ajoute-t-il.
Hemetti maîtrise l’art de la transformation. Visage fermé ou souriant, treillis militaire ou costume-cravate, selon l’heure et les interlocuteurs, il sait s’entourer de conseillers pour ses opérations de relations publiques. C’est un homme « rusé, brutal et intelligent, même s’il n’a pas reçu d’éducation formelle », décrit Gérard Prunier, historien spécialiste de l’Afrique de l’Est.
Ce descendant de commerçants chameliers du Darfour, qui a fait fortune dans l’exploitation sans foi ni loi des mines d’or, persuade les chancelleries occidentales qu’il est incontournable pour tout règlement politique, et donc fréquentable. Il pose pour des photos avec l’envoyé spécial de l’Union européenne, les émissaires américains, les ambassadeurs du Royaume-Uni, des Pays-Bas et de France. « Il est important de parler à tout le monde », estimait une diplomate européenne à Khartoum début avril dernier, quelques jours avant le début de la guerre.
Ce qui a donné une forte légitimation à Hemetti, c’est qu’il s’est autoproclamé “Monsieur migration” entre 2016 et 2019 et que l’Union européenne n’a pas mis le holà.
« Hemetti est très doué pour comprendre ce que veut la communauté internationale, estime Kholood Khair, analyste politique soudanaise. Il veut apparaître comme un partisan de la démocratie. »
Elle veut le retour des civils au pouvoir ? Hemetti parraine l’accord-cadre signé le 5 décembre 2022 qui le prévoit – après des négociations sur des points épineux, qui, comme le pressentaient nombre d’activistes, finiront par échouer et déboucher sur la guerre actuelle.
Les États européens veulent arrêter les migrant·es qui tentent de passer les frontières soudanaises vers la Libye pour embarquer vers l’Europe ? Hemetti sait en jouer et en profiter. Son armée parallèle aux forces régulières, les Forces de soutien rapide, a été officiellement désignée pour assurer le contrôle des frontières. Les hommes connaissent bien le désert, particulièrement la zone nord-ouest du Soudan à la frontière avec la Libye. Ils en viennent. Ces miliciens issus des tribus nomades du Darfour jouent depuis le début des années 2000 les supplétifs de Khartoum dans la guerre du Darfour. On les connaît sous le nom de janjawid, accusés de crimes de guerre.
Grâce au processus de Khartoum, ils sont repeints en gardes-frontières. La respectabilité est loin, cependant, et ils sont très vite eux-mêmes accusés de participer au trafic ou de rançonner et maltraiter les migrants, par plusieurs rapports d’ONG et d’instituts de recherche.
« Ce qui a donné une forte légitimation à Hemetti, c’est qu’il s’est autoproclamé “Monsieur migration” entre 2016 et 2019 et que l’Union européenne n’a pas mis le holà », assure Jérôme Tubiana, conseiller opérationnel de Médecins sans frontières sur les questions de migrations et de réfugiés et fin connaisseur du Soudan
La construction d’une stature d’homme d’État
L’ancien milicien est devenu un homme d’affaires extrêmement riche mais il veut autre chose que de l’argent.
La diplomatie et, surtout, la double obsession des migrations et des islamistes conduisent les ambassades à opter pour une ligne absolument « realpolitik ». Dans une relative discrétion, elles maintiennent le contact avec Hemetti, même après le coup d’État d’octobre 2021. L’Américaine Molly Phee, secrétaire d’État assistante aux affaires africaines, le considère comme « une personnalité plus douée et plus capable que le général al-Bourhan », lit-on dans un document diplomatique que Mediapart a pu consulter.
La France dialogue elle aussi avec le putschiste. Mieux, elle élargit le champ de ses interlocuteurs dans la famille Dagalo. Ainsi, un télégramme diplomatique d’octobre 2022 que Mediapart a pu consulter décrit une rencontre « cordiale » entre des diplomates français et le frère de Hemetti, numéro 2 des RSF : « Sur la lutte contre les trafics illégaux, Abderrahim Daglo a rappelé le rôle clé joué par les RSF pour lutter contre l’immigration illégale, le terrorisme, les trafics de drogue, d’armes, d’êtres humains tout particulièrement dans le désert et aux frontières […] A. Daglo a regretté que les actions des RSF en ce domaine ne soient pas reconnues par la communauté internationale ni soutenues. Les RSF avaient pourtant réussi à réduire de 30 % le trafic d’êtres humains et contribuaient à restreindre les flux d’immigrants illégaux vers l’Europe. » Le télégramme se conclut par une ouverture : « L’appel à une coopération ciblée en matière migratoire et de contrôle des frontières convient d’être relevé et pourrait faire l’objet de discussions séparées par d’autres canaux. »
Hemetti a donc, à cette date et malgré les massacres, coups d’État, violences diverses, gagné une stature d’interlocuteur. Ses hommes également. Il y a mis du cœur, dépensant une fortune pour sa communication : il s’offre ainsi, en 2019, les services d’une agence de lobbying canadienne, Dickens and Madson, pour 6 millions de dollars.
Il a même tenté, en guise de ripolinage, de faire croire à une conversion soudaine de ses hommes à la défense des droits humains : création d’une unité spéciale chargée de cette tâche, formations délivrées par le Haut Commissariat aux réfugiés et le Comité international de la Croix rouge. Mediapart a demandé plusieurs fois des rendez-vous avec le chef de cette unité, sans jamais réussir à en obtenir un. En tout cas, on voit aujourd’hui ce qu’il en est.
L’opération « bonne réputation » s’est poursuivie malgré tout. Le 17 avril 2023, soit deux jours après le déclenchement du conflit, le journaliste du Figaro Renaud Girard publie une chronique intitulée « Ne pas abandonner les Soudanais ». Elle se conclut ainsi : « Sur son compte Twitter, Hemetti assure la communauté internationale de sa volonté de faire juger Burhan, de lutter contre l’islamisme, d’apporter démocratie et État de droit au Soudan. Les Américains parlent avec Hemetti. Ils ont raison, car l’important est de ne pas abandonner les Soudanais à leur sort. » Interrogé par la Lettre A, Renaud Girard avait démenti « avoir été sollicité par des communicants du général Hemeti pour écrire cette chronique ».
Autre quitus donné au chef des RSF : un long entretien, à paraître en octobre prochain dans la revue Politique internationale et déjà en ligne, mené par le chercheur Frédéric Encel, peu porté sur le Soudan habituellement. Titré « Le nouvel homme fort du Soudan », il commence par cette question : « On ne vous connaît pas encore bien en Occident. D’où venez-vous ? » et laisse ensuite Hemetti dérouler ses éléments de langage. Mediapart a contacté Frédéric Encel pour demander des précisions sur les circonstances de cet entretien, il nous a indiqué n’avoir nullement été complaisant.
Le projet de respectabilité de Hemetti a fini par se fracasser sur le conflit qu’il a lui-même contribué à déclencher. Mais nombre de ceux qui pleurent aujourd’hui sur le sort du peuple soudanais, des partisans d’al-Bachir aux États occidentaux, en passant par des puissances régionales comme l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, ont largement participé à lui faire croire qu’il avait une stature d’homme d’État et pouvait prétendre au pouvoir.