Au Chili, « quand le peuple nous cherche, il faut qu’il nous trouve »

La militante féministe chilienne Alondra Carrillo, élue à la Convention constitutionnelle, tire les leçons du refus de la nouvelle Constitution par 62 % des suffrages, exprimés lors du référendum du 4 septembre dernier. 

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Passé les larmes après la victoire écrasante du « non » au référendum portant sur la nouvelle Constitution, le 4 septembre 2022 (avec 62 % des suffrages exprimés), les mouvements sociaux chiliens sont entrés dans une phase d’introspection intense. Comment un pays qui avait vécu une explosion sociale inédite le 18 octobre 2019 (lire notre dossier), débouchant sur l’approbation par référendum (avec 79 % des suffrages exprimés) de la mise en place d’une Convention constitutionnelle pour rédiger une nouvelle magna carta et sortir du néolibéralisme hérité de la dictature de Pinochet, a-t-il pu revenir, trois ans plus tard, à la case départ ? 

Invitée aux rencontres internationalistes « Les Peuples veulent » (organisées en vue d'entamer la construction d'un « réseau révolutionnaire transnational défendant l'internationalisme des peuples »), à Montreuil (Seine-Saint-Denis), la militante féministe chilienne Alondra Carrillo, membre de la Coordinadora 8M et élue à la Convention constitutionnelle pendant un an, donne son analyse de ce résultat a priori inattendu et des stratégies que les organisations sociales, féministes et écologistes doivent adopter pour remonter la pente. 

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Alondra Carrillo à Montreuil, le 19 octobre 2022. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

Trois ans après la révolte sociale au Chili, qui a débouché sur un processus constituant inédit, et malgré la victoire du « non » au référendum du 4 septembre sur la nouvelle Constitution, quels sont les acquis du mouvement social ?

Alondra Carrillo : Si l’élément déclencheur de la révolte a été l’augmentation de trente pesos du prix du ticket de métro, très rapidement, les classes populaires ont dépassé cette seule revendication en lançant le slogan : « Ce ne sont pas trente pesos, mais trente ans. » Ce n’était pas qu’une révolte contre une question économiquement très circonscrite, mais contre trente ans de néolibéralisme dans un régime démocratique. Les acteurs traditionnels du régime politique ont été frappés de plein fouet par cette revendication.

À partir du 25 novembre 2019, alors que la contestation avait baissé en intensité, le mouvement féministe lui a donné un deuxième souffle en élargissant son répertoire d’actions politiques avec la performance du collectif Las Tesis [ce collectif est à l’origine de la chorégraphie « Un violador en tu camino », devenue un hymne féministe mondial – ndlr]. Nous avons montré que la violence de genre et sexuelle n’était pas seulement un élément intrinsèque de la vie néolibérale au Chili, mais aussi un outil politique avec lequel le régime a voulu se défendre.

Les assemblées territoriales sont rapidement devenues des espaces stables de rencontre et de délibération politique. C’était le début d’un processus constituant qui n’a pas commencé avec la signature de l’accord pour la « paix sociale » [le 15 novembre 2019, cet accord entre la majorité des partis définit un calendrier pour changer de Constitution – ndlr], et qui ne s’est pas fini avec l’échec de la voie institutionnelle le 4 septembre dernier.

Le principal acquis, c’est l’ouverture de la scène politique qui a poussé les acteurs traditionnels à faire un pas de côté pour qu’émergent de nouveaux secteurs, comme les secteurs populaires qui se sont auto-organisés. Mais l’extrême droite est en embuscade, et le pouvoir politique dans l’État est aussi en train de se recomposer.

Au moment de la signature de l’accord pour la « paix sociale », aviez-vous anticipé que le cadre défini pour l’écriture de la nouvelle Constitution allait poser problème ? Et même qu’éventuellement, il était vicié pour empêcher celle-ci de naître ?

J’étais personnellement contre cet accord qui assurait l’impunité à Sebastián Piñera pour les violations des droits humains dont il était responsable [la répression contre les manifestants a rapidement fait 21 morts, plus de 1 600 blessés et 4 364 détenus – ndlr]. Plusieurs choses pouvaient aussi entraver le processus constitutionnel : le quorum de deux tiers des délégués à la Convention constitutionnelle, le délai d’un an, ou encore le fait que le vote serait obligatoire pour le référendum de sortie alors qu’il était volontaire pour le référendum d’entrée dans le processus constituant – ce dernier point, nous ne l’avions pas remarqué.

L’accord n’était pas non plus accompagné d’un plan d’urgence pour subvenir aux besoins matériels des classes populaires qui s’étaient mobilisées. Il était contradictoire de mener une transformation institutionnelle profonde sans que cela n’entraîne un changement matériel immédiat pour permettre aux gens de les soulager dans leur vie quotidienne.

De manière générale, le mouvement social aurait souhaité une véritable Assemblée constituante, mais ce n’est pas le chemin qui a été choisi avec la Convention constitutionnelle. Pour autant, on ne peut pas dire que le peuple a été piégé. Le mouvement social dans sa grande majorité a décidé de s’impliquer, malgré son rejet de l’accord, et de mener la bataille dans la Convention. Il fallait occuper ce terrain, et nous ne pouvions pas avoir d’autres représentants et représentantes que nous-mêmes. Il fallait qu’on s’y batte à la première personne.

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Alondra Carrillo à Montreuil, le 19 octobre 2022. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

Le résultat du référendum du 4 septembre 2022 interroge. Alors que 79 % des suffrages exprimés en octobre 2020 étaient en faveur d’une nouvelle Constitution, deux ans plus tard, 62 % des suffrages exprimés choisissent de rejeter le nouveau texte. Plusieurs thèses circulent à ce sujet, sur le poids de la désinformation pendant la campagne ou le fait que le texte était « trop progressiste ». Quelle est votre analyse ?

D’abord, il faut préciser que les 80 % qui ont voté au premier référendum représentent moins de personnes que les 62 % qui se sont exprimés en faveur du rejet au deuxième référendum. C’est l’effet du vote obligatoire avec inscription automatique, qui n’avait jamais existé au Chili, d’autant plus qu’en cas d’abstention, on pouvait recevoir une amende de 170 euros. Cette partie de la population ne s’était pas exprimée auparavant, ni durant la révolte, ni durant le premier référendum.

La thèse selon laquelle le texte lui-même était trop clivant pour être accepté – qui est à peu près celle que défend le président Gabriel Boric – est très contestable. Cela revient à dire que le camp qui a voté contre le texte en avait une connaissance précise. Or beaucoup de gens n’ont même pas pu en prendre connaissance, du fait d’inégalités structurelles d’accès à l’information. Le rejet n’a pas seulement porté sur le texte, mais aussi sur le gouvernement, sur la Convention constitutionnelle elle-même ou encore sur les conditions de vie. Le sens du rejet n’est pas univoque.

La victoire du rejet a mis en lumière les fondements subjectifs de la mentalité néolibérale au Chili, comme la survalorisation de la propriété privée ou l’importance de l’héritage.

Attribuer aux éléments progressistes du texte – comme la plurinationalité ou le droit à l’avortement – la défaite électorale revient à dire qu’il faudrait les abandonner. Nous pensons au contraire qu’il faut les sauvegarder. Aucun argument solide ne permet de soutenir cette thèse. D’ailleurs, l’une des fake news diffusées par la droite qui a eu le plus d’écho touchait au logement et disait qu’on allait exproprier des gens de leur maison.

Mon interprétation, c’est que la victoire du rejet a mis en lumière les fondements subjectifs de la mentalité néolibérale au Chili, comme la survalorisation de la propriété privée ou l’importance de l’héritage qui permet de léguer un minimum de sécurité matérielle à sa famille, dans un contexte d’insécurité généralisée. En comparaison avec ces peurs, les nouveaux droits contenus dans la nouvelle Constitution étaient comme une promesse abstraite. Il faut qu’on réfléchisse à la manière d’énoncer un projet d’émancipation du régime néolibéral dans une société dont les fondements subjectifs sont hérités de ce modèle.

Les fake news ont-elles aussi eu une influence ?

On ne peut pas négliger le fait que la concentration de la propriété des médias au Chili est un problème pour la démocratie. Au Chili, ce sont les mêmes milliardaires qui possèdent les médias, les fonds de pension pour les retraites, les mutuelles de santé privées, etc. De ce point de vue, alors que la campagne officielle a commencé le 6 juillet 2022, la campagne officieuse du camp du rejet avait commencé beaucoup plus tôt à la télévision, en attaquant la crédibilité de la Convention.

Les médias ont diffusé l’idée qu’on avait augmenté nos salaires de délégués à la Convention, qui seraient passés de 2 500 euros à 4 000 euros dans un contexte de crise économique généralisée – ce qui était évidemment un mensonge. C’était la première des nombreuses attaques que la Convention a subies, et qui ont sapé le soutien social dont elle bénéficiait, et qui aurait pu s’exprimer un an plus tard pendant la campagne.

Dans le film de Patricio Guzman consacré à la révolte de 2019, Mon pays imaginaire (en salles le 26 octobre), il y a une superposition d’images de manifestations datant des années 1970 et d’images de manifestations contemporaines au Chili. Il apparaît clairement qu’elles n’ont plus la même physionomie, parce que les partis de gauche et les syndicats étaient très forts, et qu’ils ont été détruits par la dictature de Pinochet à partir de 1973. Pensez-vous que le changement de modèle est possible malgré l’absence de ces organisations ?

Les organisations populaires ont non seulement été activement détruites pendant la dictature, mais les militantes et militants de gauche ont été physiquement éliminés. Des expériences cruciales pour les luttes ouvrières et de gauche au Chili sont parties avec elles et eux. Jamais on ne doit oublier ce que ça signifie.

Néanmoins, pendant la dictature, les organisations populaires ont continué d’exister sous d’autres formes, et elles ont opposé au régime sanguinaire de Pinochet des actions puissantes, qui demandaient un courage énorme. Ces organisations ont été démantelées, non pas pendant la dictature, mais durant la transition à la démocratie.

« Mon pays imaginaire », de Patricio Guzmán, sortie le 26 octobre. © YouTube

L’impunité des agents de l’État pour les crimes perpétrés contre le peuple et la continuité du régime politique installé par la dictature ont sapé le moral des secteurs organisés. Aujourd’hui encore nous payons le prix de l’interruption de ce vivier politique. De ce point de vue, l’existence normale du néolibéralisme a été plus efficace dans le démantèlement des organisations populaires que la force des armes de la dictature.

Je pense néanmoins que notre peuple a appris à s’organiser d’une autre manière. La Coordinadora 8M, qui est implantée dans les différentes régions du pays, et qui est l’héritière du cycle de mobilisations commencé en 2016 avec #NiUnaMenos, le prouve. Tout comme les assemblées territoriales ou les organisations écologistes qui sont les plus fortes en ce moment. C’est positif, même si la mémoire de l’organisation populaire a été en partie occultée.

L’éditeur chilien Pablo Abufom, militant du mouvement Solidaridad, affirme que la défaite au référendum du 4 septembre est malgré tout le signe de la faiblesse du mouvement social. Qu’en pensez-vous ? Quelle doit-être la stratégie pour reprendre le travail ?

Je suis d’accord. Dans la nuit du 4 septembre, nous avons fait le constat amer que, pour connaître la position du « non », il suffisait d’allumer la télévision, alors que pour connaître le discours du « oui », il fallait se le faire expliquer patiemment par un militant, dans un contexte de grande confusion politique. Pendant cette campagne, notre peuple nous a cherchés activement de bonne foi, mais à beaucoup d’endroits, il ne nous a pas trouvés, car nous n’étions pas assez nombreux. Il ne faut plus que ça se reproduise.

Notre stratégie va donc être axée sur notre déploiement territorial. Il faut qu’on démultiplie notre présence à la base. C’est un travail lent, patient, mais il n’y a pas de raccourci.

Désormais, quand le peuple nous cherche, il faut qu’il nous trouve, il faut qu’on soit là. Notre stratégie va donc être axée sur notre déploiement territorial. Il faut qu’on démultiplie notre présence à la base. C’est un travail lent, patient, mais il n’y a pas de raccourci. Et on ne peut pas revenir aux petits collectifs atomisés et isolés qui ont caractérisé les années 1990 : il faut qu’on reparte des capacités nationales d’articulation qu’on a construites dans le cadre du mouvement constitutionnel.

Va-t-il y avoir un nouveau processus constituant au Chili ?

Je n’en suis pas sûre. Une des plus grandes erreurs de la campagne a été de considérer qu’il y aurait un nouveau processus en cas de victoire du « non ». Même Gabriel Boric a tenu ce discours. Or, pendant des années la droite s’y est opposée, cela n’a donc rien d’évident. Il est tout aussi possible qu’on termine avec une nouvelle Constitution identique ou pire que la Constitution de Pinochet, mais légitimée démocratiquement. Ce serait le pire des scénarios pour le mouvement social.

Pour l’instant, ils discutent du cadre du processus. La droite pose ses conditions : la continuité du néolibéralisme et des institutions héritées du pinochétisme, l’élimination de l’idée d’État régional, de la reconnaissance constitutionnelle du droit à l’avortement, la diminution des demandes politiques des peuples originaires, etc. Cela ne donne pas envie de s’impliquer.

Parallèlement, tous les secteurs politiques du Parlement se sont mis d’accord sur le fait qu’en cas de nouveau processus, les secteurs indépendants en seraient exclus. La présidente du Parti socialiste a indiqué durant la campagne que l’erreur la plus grave avait été de nous inclure. Elle essaye de faire de nous le bouc émissaire du processus. Tout cela nous conduit à affirmer que ce nouveau processus ne serait pas la continuité du processus antérieur, mais sa négation.

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Alondra Carrillo à Montreuil, le 19 octobre 2022. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

Quand Gabriel Boric a été élu, en décembre 2021, à 35 ans, il a placé dans son gouvernement plusieurs représentants et représentantes de sa génération qui avaient participé comme lui au mouvement étudiant de 2011. Considérez-vous toujours ces personnalités comme des alliés ? Et si non, où est l’alternative politique ?

Je préfère faire confiance à l’intelligence des peuples qu’à une alliance gouvernementale. Aujourd’hui, les partis de l’ex-Concertation (centre-gauche) ont d’ailleurs repris du poids à l’intérieur de la coalition présidentielle Apruebo Dignidad, qui regroupe le Frente Amplio et le Parti communiste chilien.

Gabriel Boric, Camila Vallejo [34 ans, secrétaire générale du gouvernement, membre du Parti communiste – ndlr] ou Giorgio Jackson [35 ans, ministre du développement social, membre du Frente Amplio – ndlr] ont été, à un moment donné, des incarnations pertinentes parce qu’il y avait un mouvement social énorme qui indiquait le cap. Mais il ne faut pas croire que l’existence de telles figures à l’intérieur de l’appareil d’État est une garantie de transformation. C’est une vue de l’esprit dont il faut se prémunir si on veut penser un processus de changement sur le long terme.

C’est pourquoi ce qu’a fait le mouvement féministe est si important. Il a construit un programme, s’est doté d’une capacité d’organisation et d’une diversité tactique, est capable de faire des alliances, mais il ne dépose pas toutes ses espérances dans le gouvernement ou le Parlement. Depuis que le mouvement féministe est né, au début du siècle passé au Chili, il sait que la tâche consiste à développer sa propre capacité politique. C’est de ça que dépend la transformation.

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