La guerre russe contre l’Ukraine

Les habitants de Melitopol, « pris en otage », racontent leur russification à marche forcée

Dans le sud de l’Ukraine, Melitopol est occupée et administrée par la Russie depuis 2022. Moscou y confisque des biens, remplace et terrorise la population. De nombreux habitants se résignent à prendre des passeports russes pour accéder aux services publics. Au risque d’être enrôlés.

Clara Marchaud et Sofia Kochmar

Cet article est en accès libre.

Pour soutenir Mediapart je m’abonne

Kyiv, Zaporijjia (Ukraine).– À regarder la chaîne locale Za TV, Melitopol ne pourrait mieux se porter. Au menu du journal du 7 août : travail, famille, Russie. Des officiels du Kremlin ouvrent un centre pour enfants et donnent une bourse à une mère de onze bambins. Une lycéenne de Moscou se réjouit de pouvoir travailler dans un café local, grâce à la récente autorisation de travail pour les mineur·es.

Des Russes en vacances louent la rénovation de bases touristiques dans ces « nouvelles régions ». Une vétérinaire itinérante stérilise les chiens errants. Des employés municipaux refont les routes d’un village voisin, le journaliste omettant de dire qu’elle se trouve sur la ligne de front. Des reportages enrobés de louanges pour « notre merveilleux pays, la Russie » et de bannières à ses couleurs. L’Ukraine n’a jamais été là, la guerre non plus.  

Et tant pis si les mineur·es travaillent parce que les entreprises manquent cruellement de main-d’œuvre. Et si les chiens errants sont apparus avec la fuite de leurs propriétaires : près de 88 000 personnes ont quitté la ville, qui comptait 148 000 habitant·es en 2022.

« Il règne à Melitopol une terreur silencieuse digne de l’époque de Staline. Une image parfaite en apparence : des parades, des parterres de fleurs et des enfants heureux, ironise Yana*, rencontrée à Zaporijjia où elle a fui en 2022, mais la ville est vide et, la nuit, les gens disparaissent. » À 150 kilomètres au sud, la maison de cette assistante sociale reste inaccessible, derrière le mur de l’occupation qui sépare des dizaines de milliers de familles ukrainiennes.  

Illustration 1
Cérémonie traditionnelle pour célébrer la fin du lycée, à Melitopol le 24 mai 2024. © Photo Alexander Polegenko / Tass / Sipa USA

Presque 18 % du territoire ukrainien est occupé par la Russie. Melitopol, une ville grande comme Nîmes, connue pour ses cerises et désormais pour sa résistance active, a été prise par l’armée russe dès février 2022, quasiment sans combats. Plusieurs habitant·es en exil décrivent à Mediapart une « prison à ciel ouvert » où leurs proches sont « pris en otages ».

Une maire autoproclamée

Pour beaucoup d’Ukrainien·nes, Melitopol a toujours été sur la route des vacances, la « porte de la Crimée ». Le 24 février 2022, les tanks russes y entrent par colonnes entières depuis la péninsule. Des milliers d’habitant·es manifestent avec pour seule arme des drapeaux bleu et jaune. Le maire, Ivan Fedorov, qui refuse de quitter la ville, est enlevé le 11 mars puis échangé contre des soldats russes quelques jours plus tard. Malgré la répression, la population proteste régulièrement jusqu’au 29 mai. 

Une conseillère municipale d’opposition excentrique, Galina Danilchenko, se déclare maire. Evgueni Balitski, 55 ans, député régional accusé de détournement de fonds et grand défenseur de la langue russe, est nommé gouverneur quelques semaines plus tard. L’oligarque possède des usines, une radio et une télévision, rapidement utilisées pour transmettre la télévision russe, puis plus tard la nouvelle chaîne Za TV.

Avant leur promotion, les deux « Gauleiter », comme les appellent les habitant·es en référence aux occupants nazis durant la Seconde Guerre mondiale, faisaient partie du parti prorusse mené par Viktor Medvedtchouk, un proche de Poutine désormais en exil en Russie. 

Les Russes commencent alors une campagne intense pour trouver des collaborateurs et collaboratrices dans la population locale, parfois en s’appuyant sur une nostalgie de l’URSS, mais aussi en proposant des postes, de l’argent et du pouvoir.

« Les Russes m’ont donné cinq jours pour rendre les clés de l’école et enregistrer une vidéo de soutien à leur opération. Puis ç’a été les menaces. J’ai changé neuf fois de cachette avant de réussir à fuir vers l’Ukraine libre », se souvient Artem Choulatiev, directeur d’une école d’arts. Dans une des crèches de la ville, la femme de ménage est devenue directrice après la fuite de tout le personnel, rapporte une ancienne collègue.

Kidnappings systématiques

Comme le maire, celles et ceux qui ne veulent pas collaborer disparaissent. « Ils ont d’abord enlevé les politiques locaux, les directeurs d’école, les profs, puis les journalistes et les prêtres qu’ils considéraient comme des leaders d’opinion, rapporte Natalia Priyma, puéricultrice. Après, ç’a été les anciens participants de la guerre du Donbass, les fermiers et les hommes d’affaires pour confisquer leurs propriétés et les moyens de production. »

Natalia Priyma a lancé une ONG pour aider les familles de personnes kidnappées. Dans son bureau de Zaporijjia, un grand drapeau ukrainien laisse apparaître un mur entier couvert de portraits et de noms de personnes prisonnières ou portées disparues. Son mari, adjoint à la mairie, a été capturé et torturé pendant quarante-deux jours en 2022. Elle tient alors tête à des officiers du FSB, le service de sécurité russe, va de prison en prison et écrit des lettres salées aux juges russes pour faire libérer son mari.

Illustration 2
Natalia Priyma dans son bureau de Zaporijia, devant les portraits des habitants de Mélitopol kidnappés. © Photo Clara Marchaud pour Mediapart

Désormais, la quinquagénaire utilise son expérience pour aider d’autres familles : Natalia Priyma suit 346 personnes kidnappées, dont 209 ont été libérées. Près de 137 restent en captivité, parfois dans des prisons russes à des milliers de kilomètres de Melitopol. Les proches sont sans nouvelles de 59 personnes depuis leur disparition.

La mairie en exil estime cependant à un millier le nombre d’habitant·es enlevé·es, dans un système répressif documenté par les ONG, tel que ceux découverts à Boutcha ou Izioum. « Beaucoup de familles ne nous contactent pas pour ne pas empirer le cas de leurs proches ou par peur d’être arrêtées », précise Natalia Priyma. À Melitopol seulement, les ONG, s’appuyant sur les témoignages d’anciens prisonniers, dénombrent six « centres de torture », dans un ancien centre de détention provisoire, les locaux de la police, un dispensaire psychiatrique ou encore dans l’ancien bureau de recrutement militaire.

Maksym Ivanov, lui, n’a plus peur. Sur la quinzaine d’habitant·es de Melitopol que nous avons rencontrés, il est d’ailleurs le seul à insister pour que nous écrivions son nom. « Ça les emmerdait bien que j’ai un nom russe », s’amuse-t-il, à l’étroit dans le petit bureau de Natalia. Face aux occupants, avec sa petite amie Tetyana, Maksym n’hésitait pas à lancer des pierres depuis son balcon sur les soldats russes ou à mettre de la musique patriotique à fond dans sa voiture, un drapeau ukrainien accroché sur le pare-brise. C’est pour cela qu’il a été arrêté en avril 2022. « Ils m’ont battu, à l’époque je pensais que c’était fort, mais je n’avais pas idée », souffle le jeune homme.

 Fin août 2022, le couple – « comme Bonnie and Clyde » – décide de placarder des affiches pro-ukrainiennes, à la demande de militaires ukrainiens qui leur ont transféré 3 000 hryvnias. « Je n’ai pas fait ça pour l’argent, mais ce n’était pas de trop car nous refusions de travailler depuis que les Russes avaient repris l’usine », raconte celui qui faisait aussi passer les coordonnées GPS de matériel russe. Le 23 août 2022, à 8 heures, alors qu’ils collent les affiches, des hommes masqués les attrapent et les emmènent dans un des nombreux centres de détention illégaux de Melitopol.

Illustration 3
Maksym Ivanov, un habitant de Mélitopol qui a été arrêté et torturé plusieurs mois par les Russes pour ses activités de résistance, aujourd'hui en exil à Zaporijia. © Photo Clara Marchaud pour Mediapart

Tetyana est retenue neuf jours par 40 degrés dans un conteneur en plein soleil avec quelques bouteilles d’eau sale pour seuls vivres. Elle déclare ne pas avoir été torturée. Pour Maksym commence un calvaire qu’il raconte en tremblant sans omettre de détails : pendant deux mois, il est battu, torturé à l’électricité sur les parties génitales, victime de simulations d’exécution et menacé de viol.

Les Russes veulent des aveux, des noms de complices, mais il n’en connaît pas. La nourriture est limitée, la lumière constante, et il n’est autorisé à prendre une douche qu’une seule fois : avant une interview avec une chaîne de propagande russe. « Pour couvrir les cris des gens torturés », la musique russe est quasiment permanente dans les cellules de l’ancien centre de police où il est retenu. Les gardes l’obligent à chanter l’hymne russe et le frappent jusqu’à ce qu’il perde conscience s’il fait une erreur. Finalement, il est libéré le 18 octobre 2022 : les Russes le laissent sur la ligne de front. Vingt kilomètres qu’il parcourt à pied, blessé, sous les tirs d’artillerie. L’agent du FSB qui le torturait lui avait laissé un numéro en espérant qu’il collaborerait avec eux.

De nouveaux habitants, russes

En septembre 2022, la Russie officialise l’occupation par un référendum. Melitopol devient la « capitale » de la nouvelle région, Zaporijjia étant considérée par Moscou comme « occupée par les nazis ukrainiens ». Moscou met en place des ministères, une assemblée législative...

 « Mettre en place des services publics est un marqueur de l’implantation de l’État, il y a un enjeu de visibilité, montrer qu’on est là, mais aussi une dimension coercitive », analyse la sociologue Anna Colin Lebedev. Caisse de retraite, cadastre, hôpitaux : les nouvelles institutions se multiplient, même si les Russes avouent à demi-mot qu’ils manquent de bras pour les faire tourner, comme en témoignent les nombreuses offres d’emploi sur leurs sites.  

Plusieurs programmes étatiques sont mis en place pour faire venir les spécialistes russes, attirés par les logements gratuits. Militaires, fonctionnaires, médecins : selon Kyiv, près de 60 000 citoyen·nes russes se sont ainsi installé·es à Melitopol. Quasiment tous·tes les habitant·es interrogé·es par Mediapart parlent de plusieurs « nouveaux voisins » dans leur immeuble. « Dans la rue, tu ne reconnais pas les visages, il y a beaucoup de Russes, mais aussi des minorités du Caucase », rapporte Ihor*, parti en janvier 2024.

Pour les loger, la nouvelle administration confisque petit à petit les logements vacants que les réfugié·es ont dû abandonner. « La propriété privée n’existe pas chez eux », résume Sacha*. Chez ce fonctionnaire, des soldats russes « ont tout volé » après sa fuite : les meubles, la télé, « et même les fenêtres ! ». Les voisins qui lui ont rapporté cette histoire ont dû fuir Melitopol à pied après la confiscation de leur voiture.  « Dans mon bureau, à la mairie, les Russes ont installé une salle d’interrogatoire du FSB où ils disent aux gens qui il faut aimer ou pas », poursuit-il.

Lilia*, une grand-mère si effrayée qu’elle refuse de donner son âge ou sa profession, a reçu en janvier 2023 le coup de fil de voisins que tant d’habitant·es redoutent : l’occupant s’est installé chez elle. Elle se souvient avec nostalgie des plantes du balcon, de la chambre violette de sa fille et éclate en sanglots quand elle y imagine un militaire russe de l’administration d’occupation dont elle connaît même le nom. Elle a porté plainte en Ukraine, « en attendant la libération »

Un passeport russe rendu indispensable

En 2024, les autorités de ces « nouvelles régions russes » ont fait passer plusieurs lois obligeant les habitant·es à réenregistrer leur appartement avec un passeport russe. Des avertissements ont fleuri sur les portes des maisons vides, et les autorités ont publié en juillet 2024 des dizaines de milliers d’adresses en ligne, demandant aux propriétaires de se présenter, faute de quoi leur bien serait saisi et nationalisé. L’une des nombreuses mesures pour pousser la population à prendre le passeport de l’occupant.

Illustration 4
Un officier de la police militaire russe patrouille dans les rues de Melitopol pour faire respecter le couvre-feu, le 19 juillet 2024. © Photo Alexander Polegenko / Tass / Sipa USA

Dans le cadre de sa politique de russification menée depuis 2014, Moscou a distribué deux millions de passeports dans les territoires occupés ukrainiens, un moyen d’ancrer sa présence dans le temps. En avril 2023, Vladimir Poutine a même signé un décret qui stipule que toute personne se trouvant dans les territoires occupés et n’ayant pas de passeport russe au 1er juillet 2024 peut être expulsée en tant que « citoyen étranger ». Sans avocat·es sur place, les habitant·es sont souvent réduit·es à envoyer des lettres aux autorités d’occupation pour défendre leurs droits – en vain.

Ihor a attendu jusqu’au dernier moment pour prendre un passeport russe, fin 2023. « Je n’avais plus le choix pour éviter qu’ils ne confisquent notre appartement et pour que ma grand-mère continue de recevoir une retraite », raconte ce jeune de 18 ans. De nombreux habitant·es se résignent à prendre des passeports pour avoir accès aux services publics et aux soins médicaux. Plusieurs personnes nous ont rapporté des cas où les ambulances ne sont pas venues secourir leurs proches, faute de passeport russe. « Au moins, ils ne m’ont pas filmé et ne m’ont pas fait chanter l’hymne comme les autres, car il y avait trop de monde », souffle Ihor.

Ce musicien a économisé l’équivalent de 500 euros pour quitter Melitopol. Étudiant prometteur au conservatoire, Ihor a abandonné ses études après que son directeur, qui collabore avec les Russes, lui avait proposé de continuer son apprentissage et de jouer des spectacles patriotiques. De toute façon, le diplôme de Melitopol ne serait reconnu qu’en Russie. Ihor craignait également d’être mobilisé dans l’armée, de plus en plus d’Ukrainiens étant enrôlés de force une fois dotés d’un passeport.

L’effacement de l’Ukraine

« Il n’y a plus de culture à Melitopol, la propagande est partout, il n’y a pas d’espace d’expression », raconte Ihor, qui a dû laisser là-bas sa mère et sa grand-mère. Comme de nombreux habitant·es, même avant le couvre-feu de 21 heures, il ne sortait presque pas pour éviter de croiser des soldats. Les Russes ont marqué leur présence dans l’espace public, installé une statue de Lénine. Les symboles ukrainiens, comme la statue du poète national Taras Chevtchenko, ont été déboulonnés. La rue de l’Ukraine est devenue la rue de l’URSS, une autre a pris le nom de Karl Marx.

Impossible même de faire ses courses sans voir la Russie : les chaînes de supermarchés ukrainiennes ont été remplacées par des enseignes russes et, depuis le 1er janvier 2023, seul le rouble est accepté. Certains habitant·es reçoivent encore des salaires en hryvnias depuis l’Ukraine libre, et les échangent contre des roubles auprès d’agents de change illégaux que les autorités d’occupation arrêtent un à un.

Pour Ihor, comme pour de nombreux habitant·es interrogé·es, c’est l’impression d’étouffer qui revient, une « atmosphère oppressante » empreinte de méfiance et de paranoïa, sans accès à une information libre. Aujourd’hui, seules les cartes SIM russes délivrées sur présentation d’un passeport fonctionnent. Beaucoup d’habitant·es ont deux téléphones : un qu’ils utilisent à la maison pour regarder les infos avec un VPN et un autre, « propre », pour sortir, car les fouilles sont courantes dans la rue. Les lignes de téléphone sont surveillées, et avoir une application cryptée peut conduire au poste ou, pire, à disparaître.

« Je commençais à faire des crises de panique, à ne plus pouvoir jouer de musique, j’étais très déprimé, je devenais fou, les posters, la propagande, dit encore Ihor. Et ce n’est pas que moi, les gens commencent à perdre la tête. »

« Tu ne peux même pas parler à tes proches honnêtement de tes problèmes, tu peux seulement parler de la météo », se désole Anna*, dont le mari est encore sur place pour s’occuper de sa mère. « Mes proches sous occupation pensent que je suis en Allemagne, que j’ai démissionné, raconte cette fonctionnaire exilée à Zaporijjia. Les gens qui ont vécu dans une Europe en paix toute leur vie ne s’imaginent pas ce que c’est que d’abandonner sa maison sous occupation. Ce ne sont pas que des murs, c’est toute notre vie que nous avons laissée derrière nous. »

Clara Marchaud et Sofia Kochmar