Irak: «Nous avons voulu comprendre pourquoi le monstre Daech avait émergé»

Le réalisateur Jean-Pierre Canet et le producteur Romain Icard sont les deux piliers de la série documentaire en quatre volets « Irak, destruction d’une nation », proposée en avant-première sur Mediapart avant sa diffusion sur France 5 dimanche 31 janvier.

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Tous deux étaient lycéens lors de la première guerre du Golfe déclenchée par une coalition dirigée par les États-Unis en janvier 1991. Près de deux ans après la chute du mur de Berlin et onze mois avant l’effondrement de l’Union soviétique.

Le réalisateur Jean-Pierre Canet a des souvenirs très précis, car le frère d’un de ses camarades de lycée était engagé dans l’armée française. « On avait des radios, on écoutait dans les couloirs du lycée car notre copain Pierre avait son frangin là-bas. Il y avait une fascination. On se disait même que les alliés de la Deuxième Guerre mondiale se retrouvaient. La propagande fonctionnait sur nos esprits. »

« Pour moi, c’était Star Wars », se souvient Romain Icard. Une transformation de la guerre en spectacle et au même moment en France l’émergence de l’information en continu avec la chaîne de télévision La Cinq qui se repaît de ce conflit soi-disant « sans morts » grâce aux « frappes chirurgicales ». « On entre dans une forme moderne de la communication de guerre », poursuit celui qui est devenu producteur de télévision.

Trente ans plus tard, tous deux travaillent dans le monde des images. L’un est réalisateur, ancien rédacteur en chef à « Envoyé spécial » et auteur notamment avec Nicolas Vescovacci d’une enquête sur le Crédit Mutuel-CIC, un documentaire censuré à Canal + par Vincent Bolloré, puis d’un livre sur ce dernier (Vincent Tout-Puissant, Jean-Claude Lattès, 2018). L’autre est devenu producteur après avoir été journaliste audiovisuel et réalisateur (« Les enfants du goulag » en 2011).

La fascination des années lycéennes a laissé place aux interrogations et pendant près de trois ans, ils se sont consacrés à une enquête sur l’Irak pour aboutir à une série documentaire exceptionnelle, « Irak, destruction d’une nation ».

En quatre volets à voir ici en avant-première sur Mediapart, des dizaines de témoins (irakiens, américains, français, anciens diplomates de l’ONU, etc.) racontent ces quarante ans qui ont vu le dictateur Saddam Hussein passer du statut de protégé des Occidentaux à celui de paria. C’est le récit enquêté de quarante années qui ont abattu une nation, objet de toutes les trahisons, manipulations, et actes de désinformation occidentale… 

Pourquoi vous êtes-vous lancés dans ce projet ?

Jean-Pierre Canet : Ça démarre chez Romain. J’ai couvert l’Irak en 2003 pour Canal +, au moment de l’invasion, j’étais dans le nord. J’y suis resté plus de deux mois et demi. L’avant, l’après. Puis je suis parti sur d’autres terrains. Mais j’ai continué à suivre l’Irak, et je m’étais toujours dit, vers la fin des années 2000 : il faut faire une série là-dessus. Avec Romain, on a toujours eu une passion pour Brian Lapping et ses documentaires comme « Yougoslavie, suicide d’une nation », ou plus récemment « Vietnam », de Ken Burns.

En 2017, l’aventure « Envoyé spécial », dont j’étais le rédacteur en chef, s’achève brutalement : trois journalistes sont tués en Irak lors de la bataille de Mossoul : Véronique Robert, Stéphan Villeneuve et Bakhtiyar Haddad qui avait été mon fixeur en 2003. 

Là, je prends quelques mois de recul, car c’est un choc personnel, et un soir je viens à un anniversaire chez Romain, et on discute de ça comme ça, Romain avait fondé sa société, moi je rejoignais mes copains de Slug News, et je lui ai dit : « Il faudrait qu’on fasse un truc sur l’Irak. » Il me répond : « Ça fait deux ou trois fois que tu me le dis, maintenant fais-le ! »

C’est parti comme ça.

Romain Icard : En 2002-2003, quand il y a tout ce climat délétère autour de l’Irak, je suis aussi à Canal +, à « 90 minutes », on faisait de l’investigation, je bossais sur l’Algérie et sa décennie noire avec tout ce qu’il y avait aussi d’obscur, de non-dit, et inconsciemment, imperceptiblement, on sentait qu’en Irak se tramait quelque chose. Pour nous tous qui avons une passion pour l’histoire, la géopolitique et l’investigation, on se disait : on est une fois de plus à la croisée de ces chemins, et ce n’est pas facile d’avoir les tenants et les aboutissants quand l’histoire est en train de se dérouler.

Donc, quand Jean-Pierre m’en a parlé, c’était en novembre 2017, on s’est dit que c’était peut-être le moment, que l’histoire était mûre. Daech n’était plus au firmament, et il commençait à y avoir une boucle historique à raconter. Restait à trouver une accroche, un diffuseur, et convaincre sur le concept de série-documentaire. On croit que c’est à la mode, or la France n’a pas cette culture, mais France Télévisions a été réceptif.

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Mohammed Zaki, commerçant de Mossoul. Image tirée de la série documentaire « Irak, destruction d’une nation » © Tohubohu/Slug News

Pourquoi avoir commencé cette série sur la destruction par les attentats de 2015 ?

JPC : Tous les journalistes connaissent l’expression de la loi de proximité. Parfois mal vécue par certains d’entre nous : si tel ou tel sujet est trop éloigné des problématiques françaises, il ne serait pas important d’en parler, juge-t-on. Mais dans le commando des attentats du 13 novembre 2015, il y avait un Irakien. Or le chaos dans lequel se trouve l’Irak a permis la création d’un monstre qui s’appelle Daech. Nous avons voulu comprendre pourquoi ce monstre avait émergé en allant chercher les réponses dans l'histoire du pays, sur 40 années, pas seulement dans l’actualité récente.

Il faut être modeste : beaucoup de choses ont été écrites et faites sur tout cela, mais paradoxalement, nous ne sommes qu’au début des conséquences, de la mise à plat de l’Irak telle que nous l’avons vécue. Les conséquences sont encore à long terme et multiples, à tous les niveaux, même climatiques. C’est même un inconscient : ainsi après les attentats de 2015, lorsqu’on interroge l’islam et que l'on se demande comment il a produit Daech. C’est une question qu’il ne faut pas fuir, simplement ça ne peut pas être la seule question. Il y en a une autre qu’on a tous oubliée : à un moment donné, il y a eu une invasion de l’Irak par une puissance occidentale, dont le pouvoir était porté par un fondamentalisme chrétien, c’était l’administration Bush fils, et ça, on n’en entend jamais parler dans les débats à couteaux tirés sur la question du terrorisme.

RI : On parle de choc de civilisations. Quand, pour certains « un jeune musulman », pour d’autres « un jeune Irakien », pour d’autres encore « un jeune garçon », se fait sauter au milieu d’une population qu’il ne connaît pas, qu’il n’a jamais vue, qu’il ne connaîtra jamais, et que c’est la première fois qu’il quitte les frontières de son territoire, on peut se poser justement la question du choc des civilisations.

Mais le choc des civilisations ne tombe pas du ciel. Cet attentat n’est ni le point d’arrivée ni le point de départ de l’histoire. Il faut sortir de ce tropisme français et occidental et se poser la question des mécanismes. Où se nourrit cet esprit ? Comment se nourrit-il ? C’est tout le propos de ce documentaire. Et c’est pour ça que quelques images après celles du Stade de France, il y a celles de la fin des années 1970, début des années 1980, parce que nous pensons que cela fait partie de la même histoire. 

« La responsabilité de la France est à chercher surtout dans les années 1970 et 1980 »

Est-ce que c’est le récit de la responsabilité occidentale ?

JPC : On interroge la responsabilité occidentale oui. Mais attention, on n’est pas là pour dire qu’il n’y a pas de responsabilité irakienne ou du monde arabo-musulman.

RI : Expliquer n’est pas excuser, contrairement à ce que certains voudraient laisser penser. Certainement pas. C’est inimaginable. Expliquer, c’est comprendre. Comprendre c’est l’inverse d’excuser. C’est se donner les moyens de ne pas revivre les mêmes choses. Nuance !

JPC : Quand on a commencé à travailler sur l’histoire récente de l'Irak, à lire, à enquêter, immédiatement on s’est dit qu’on allait nous soupçonner de relativiser la responsabilité des terroristes. Pas du tout. On montre comment des choix politiques et militaires créent les conditions de naissance d'un monstre. Il ne faut pas se laisser enfermer dans cette espèce d’accusation d’islamo-gauchisme ou de je ne sais quoi. On explique, comme d’autres gens ont pu expliquer la montée du nazisme. C’est le même processus. À aucun moment on n’excuse, à aucun moment on n’enlève la responsabilité individuelle, y compris d’un gamin de 18 ans qui se fait sauter au Stade de France.

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L’affiche de la série. © Tohubohu / Slug News

RI : Et à aucun moment on ne veut essentialiser. C’est pas parce qu’on est irakien qu’on est quelqu’un de bien, pas parce qu’on est français qu’on est pourri ou américain un salaud. Il y avait une énorme proportion d’Américains contre cette guerre, il y avait une opinion internationale qui était contre la guerre en 1991, contre l’embargo qui a suivi ou la nouvelle guerre en 2003 : il y avait beaucoup de gens conscients de l’aberration que tout cela représentait. On ne fait donc pas le procès de l’Occident, on fait le procès d’un système occidental. Je ne sais pas si le mot procès est le plus adéquat d’ailleurs. On décrypte un système qui peut s’apparenter à une forme d’impérialisme occidental à l’égard de nations pour lesquelles on a peu de considération, beaucoup d’intérêt, et un cynisme sans bornes.

JPC : Ce qui s’est passé en 2003, c’est quand même l’invasion d’un pays, on est quand même dans une guerre coloniale. Il faut appeler un chat un chat. L’Irak a été accusé d’avoir été complice d’Al-Qaïda dans les attentats du 11 septembre 2001, alors qu’il n’y avait pas la moindre preuve. La coalition américano-britannique est partie en guerre sans le feu vert de l'ONU. Certes, le régime tyrannique de Saddam Hussein est tombé, mais Washington n'avait pas de plan pour la suite, la société irakienne a sombré dans la guerre civile. Il y a des dictateurs africains qui vont en prison pour moins que ça.

Je retiens la phrase de Tommy Franks, le stratège de l’armée américaine en 2003 : « Nous ne comptons pas les morts. » Ce n’est pas étonnant, car lorsqu’on commence à compter les morts – ce qui fut le cas au Vietnam –, on doit rendre des comptes. Avant tout, ceux qui ont décidé de cette invasion, les dirigeants américains de l'époque. Les militaires, eux, ont obéi aux ordres.

Cette longue portée fait comprendre la coproduction de la catastrophe avec des responsabilités partagées. Dans quelle mesure la France a-t-elle une responsabilité particulière ?

RI : C’est une coproduction. Saddam Hussein n’est pas le dernier. Mais effectivement, les coproducteurs principaux sont au Conseil permanent de l’ONU. Les États-Unis et l’Angleterre étaient évidemment les moteurs mais la France, selon les époques et selon les moments, a eu une politique pour le moins inconstante. Et cette inconstance a joué en défaveur d’une diplomatie française qui s’est perdue en chemin. D’abord pro-armement dans les années 1980 pour des raisons de business, la position diplomatique française de 1991 vire au soutien indéfectible à l’allié de toujours. La position de la France sur l’embargo est beaucoup plus ambiguë et sa position devient franchement hostile avant la guerre de 2003 : quelle est la nature de la géopolitique française pour un Irakien ? C’est pas simple. Partant de là, la France est coresponsable, on peut le penser. Après, à la différence des États-Unis, nous étions moins belliqueux.

JPC : La responsabilité de la France est à chercher surtout dans les années 1970 et 1980. Politiquement, la carte qui a été jouée avec Saddam Hussein était celle de la laïcité et de la modernisation à marche forcée du pays. Il était compliqué pour l’Irak de « faire nation ». Le pays est devenu indépendant en 1932, c’est récent ! Il est né sur les ruines de l’Empire ottoman et d’un partage colonial en zones d'influence entre la France et le Royaume-Uni (traité de Sykes-Picot en 1916). Les Britanniques ont administré les trois grandes provinces constitutives de l’Irak : Bassora au sud, Bagdad au centre et Mossoul au nord. Trois régions qui ne constituaient pas une unité de peuples et de croyances « naturelle ». C’est sûrement pour cette raison qu’un régime fort, le système baasiste, s’est imposé en 1968, dont Saddam Hussein a pris très vite les rênes.

En France, que ce soit chez les gaullistes ou chez les socialistes, on faisait le pari de cette laïcité et on ne peut pas leur faire le procès d’avoir opéré ce choix. En revanche, là où on peut demander des comptes à cette classe politique de l’époque, c’est d'avoir fermé les yeux sur la tyrannie de Saddam Hussein et de l’avoir utilisé comme un bouclier face à l’Iran islamiste à tout prix. On a fermé les yeux sur les armes chimiques, on a fourni du nucléaire civil tout en négligeant l’éventuelle utilisation pour un usage militaire. Et la France, puis les États-Unis ont fait croire à ce tyran local qu’il était Saladin, le grand héros arabe. Cela lui a donné un sentiment de toute-puissance. Et on aboutit au basculement avec la première guerre du Golfe. Au lieu de négocier – le monde entier était quasiment allié contre Saddam Hussein –, l’option militaire a été privilégiée. Il aurait fallu pourtant tenter la diplomatie jusqu’au bout. 

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Image tirée de la série documentaire « Irak, destruction d’une nation » © Tohubohu/Slug News

Quand vous dites “le grand basculement”, Saddam est encore dans la pensée de la guerre froide, il pense que l’URSS va le soutenir en 1991...

RI : On dit souvent que le XXIe siècle commence le 11 septembre 2001. Pour nous, il a commencé en 1979 avec le début de la chute de l’empire soviétique en Afghanistan, que ni Saddam ni personne ne voit vraiment venir à l’époque. Et avec, dans le même temps, l’avènement des mollahs à Téhéran et ce qui va en découler, dont la guerre Iran-Irak pendant huit ans. Là se dessine quelque chose qui va engendrer le monde dans lequel on vit. Ces événements vont créer, dans le monde arabe, une rupture qui mène à 2001 et après. Cette bascule, on la regarde de chez nous, dans une forme d’ethnocentrisme assez naturelle. Le 11 septembre c’est chez nous, on se pensait inattaquables et immortels, les grandes tours de New York nous parlent plus que les mosquées de Mossoul. Mais ce sont les deux faces d’une même pièce. 

JPC : L’histoire est créée par des minorités actives au pouvoir ou dans l’opposition. Les Frères musulmans, en Égypte, dans les années 1970, sont une minorité active. Et puis à Washington, il y a George Bush père. Et une minorité active autour de lui. Ces minorités, une fois au pouvoir, peuvent agir. La première, l’administration Bush père, décide d’emmener le monde occidental qui va avoir des conséquences sur les peuples, sur la rue arabe. Et là les minorités connectent avec la population, et c’est comme ça qu’on crée un choc des civilisations. C’est comme ça que les Frères musulmans peuvent être écoutés au-delà de leur petite minorité. Pour que les peuples aient de la haine les uns envers les autres, il faut les aider.

RI : Il faut toujours qu’il y ait une mèche.

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