Jean-Luc Mélenchon avait prévenu : « Tant que j’en aurai la force, même si je me mets en retrait, je ne serai jamais en retraite. » La marche contre la vie chère et l’inaction climatique organisée le 16 octobre à Paris en est une illustration. Début juillet, c’est lui qui a mis l’idée sur la table. La députée de la France insoumise (LFI) de Seine-Saint-Denis Aurélie Trouvé, qui coanimait pour Attac la « marée populaire » en 2018, en a assuré la « coconstruction » en cherchant à « offrir le cadre le plus large possible », en dépit de l’empressement du leader – la date visée était d’abord début octobre, pour la rentrée parlementaire.
Des Amfis d’été à Valence (Drôme) en août à la Fête de l’Humanité en septembre, l’ancien candidat à la présidentielle n’a cessé depuis d’appeler à cette « immense marche sur Paris », à laquelle tous les partis de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes) ont fini par se raccrocher, même le Parti communiste (PCF) qui renâclait. D’autres partis (dont le NPA) et organisations associatives, de jeunesse ou syndicales ont rejoint l’appel dans un contexte explosif d’inflation, de pénurie de carburant, de menace de 49-3 sur le vote du budget et d’annonce de la réforme des retraites pour 2023.

Si LFI est aux avant-postes en termes de moyens pour organiser la journée, celle-ci est conçue comme une représentation du peuple en marche, au-delà des étiquettes. « Une démonstration de force contre la politique de Macron à Paris, lieu du pouvoir, était indispensable, explique le député insoumis de Seine-Saint-Denis Jérôme Legavre, membre du Parti ouvrier indépendant (POI). Le 49-3 est devenu une seconde nature, on est au bout de la logique des institutions de la Ve République dans ce qu’elles ont de plus antidémocratique. Pour l’instant, l’explosion est contenue, mais on a connu il n’y a pas si longtemps les Gilets jaunes. Le pire pour nous serait de rester sur notre Aventin. »
Un classique de Jean-Luc Mélenchon
« Ce n’est pas la manif de la Nupes, ce n’est pas la manif des Insoumis, ce n’est pas la marche de M. Mélenchon, c’est la marche du peuple qui a faim, qui a froid, qui veut être mieux payé », a aussi déclaré Jean-Luc Mélenchon sur France 3, le 9 octobre. Le premier des Insoumis renoue donc en cette rentrée avec un invariant de sa stratégie politique depuis 2012. Après chaque élection présidentielle, il fait confirmer son statut de leader de l’opposition de gauche par une démonstration de force dans la rue. « C’est son crédo : la politique se fait par des mouvements liés à l’action. Il ne s’embarrasse pas des comités de direction partisans, soupçonnés d’encourager le fractionnisme », analyse le sociologue et militant altermondialiste Christophe Aguiton.
Dans le livre Le Choix de l’insoumission, Jean-Luc Mélenchon expliquait vouloir, par ces marches, transformer sa « force électorale en une force physique qui polarise la société ». D’où le « coup de balais » en 2013 (qui avait rassemblé 30 000 personnes selon la police, 180 000 selon le Parti de gauche), la « marée populaire » en 2018 (qui avait rassemblé 32 000 personnes à Paris selon le cabinet Occurrence), et désormais cette « marche contre la vie chère » qu’il a comparée à celle des femmes sur Versailles en octobre 1789. Autant d’appellations qui se distinguent volontairement du vocabulaire de la manifestation classique : c’est sa marque de fabrique.
« C’est un classique de Jean-Luc Mélenchon, qui passe par l’utilisation de termes qui ne sont pas obligés pour se démarquer d’un passé, d’une certaine image, explique l’historienne Danielle Tartakowsky. Cela s’inscrit dans sa démarche mouvementiste, c’est-à-dire l’articulation entre l’action politique dans ses formes classiques, et le mouvement populaire tel qu’il l’imagine. C’est la démarche mise en avant par la philosophe Chantal Mouffe, qui repose sur le lien direct entre celui qui, malgré tout, s’impose en leader, et le “Peuple”. »
C’est la raison pour laquelle le niveau de mobilisation à ces manifestations politiques est souvent interprété comme un baromètre de son influence – d’autant plus que les syndicats ont, eux, déjà défilé le 29 septembre. « Mélenchon joue gros : soit il arrive à mettre les gens dans la rue, soit il n’y arrive pas, mais il n’y a que lui à gauche qui peut le faire, c’est le “líder máximo” dans le meilleur sens du terme », estime ainsi le député écologiste Aurélien Taché, qui sera du cortège parisien dimanche.
Si le député insoumis Manuel Bompard assure avoir de « bons indicateurs » sur l’affluence de la marche, et espère rassembler « des dizaines de milliers de personnes », les récentes déclarations de Jean-Luc Mélenchon en soutien à Adrien Quatennens (qui s’est mis en retrait après avoir reconnu des gestes violents sur sa femme), pourraient avoir un effet négatif.
La députée insoumise Clémentine Autain a pris ses distances, ce week-end, après que le leader de LFI a déclaré que le député du Nord était la cible de « gifles politiques ». L’écologiste Marine Tondelier, candidate au congrès d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), confiait il y a deux semaines qu’elle ne serait pas à Paris le 16 octobre : « Sans les affaires [Bayou et Quatennens – ndlr], on aurait trouvé une solution, mais là, il y a une forme de déprime militante. » Le secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, sera pour sa part en circonscription, évitant comme souvent d’être sur la photo de famille de la Nupes.
Ce 12 octobre, la question de savoir si Jean-Luc Mélenchon allait prendre la parole lors du meeting qui conclura la marche sur la place de la Bastille, était encore ouverte. Officiellement, parce que la répartition du temps de parole fait l’objet de discussions unitaires. « C’est du travail de dentelle. On y va step by step », rapporte Aurélie Trouvé, qui se défend des procès en hégémonisme de LFI : « Si cette marche avait été construite de manière hégémonique, son cadre aurait été beaucoup plus restreint. »
Syndicats, féminisme : Mélenchon sur des charbons ardents
Mais les sorties polémiques du triple candidat à la présidentielle, qui semble être revenu à une stratégie de la conflictualité, fatiguent certains de ses partenaires, obligés de modérer son discours sur les plateaux. « Depuis qu’il n’est plus à l’Assemblée, Jean-Luc ne ressent pas le débat », souffle un cadre de la Nupes, en référence à la querelle sur son tweet en référence à 1789 (« Le 5 et le 6 octobre 1789 les femmes marchent sur Versailles contre la vie chère, a-t-il écrit. Elles ramènent le roi, la reine et le dauphin de force à Paris sous contrôle populaire. Faites mieux le 16 octobre. »)
Le sociologue Willy Pelletier, ex-coordinateur de la Fondation Copernic, qui avait co-organisé la « marée populaire » en 2018, craint même une « caporalisation » des partis de gauche et du mouvement social par LFI. « LFI est autocentrée sur la revendication charismatique d’un leader qui n’est pas démocratique et qui n’est pas féministe, mais la gauche, ce n’est pas la remise de soi à un sauveur suprême », regrette-t-il, suggérant aux féministes de faire « une manifestation séparée. »
La volonté de Jean-Luc Mélenchon d’abattre les cloisons entre syndicats et mouvement politique ont aussi provoqué quelques mouvements de recul. À la braderie de Lille (Nord) le 3 septembre, il affirmait que « la séparation entre ce qui est considéré comme du domaine purement syndical et du domaine politique n’a plus de sens ». Le 10 septembre, à la Fête de l’Humanité, il critiquait encore vivement les gardiens de la charte d’Amiens, qui a établi en 1906 un partage des tâches implicite entre la gauche et les syndicats – ces derniers gardant l’initiative des manifestations de rue.
« Personne ne lui a contesté le droit et même le devoir de faire des propositions, mais la manière dont il s’y est pris nous a fait toucher une limite de la mobilisation », estime Christian Picquet, membre de la direction du PCF (et ancien dissident du NPA devenu pilier du Front de gauche). La CGT, qui a toujours été présente à la table des négociations, a en effet décidé de ne pas rejoindre l’appel à manifester le 16 octobre – contrairement à 2018, où la centrale avait participé à la « marée populaire ». « On ne pouvait pas être sur plusieurs fronts à la fois, avec la préparation de la grève du 29 septembre », justifie la secrétaire confédérale de la CGT, Céline Verzeletti, pour qui « le plus important est de mobiliser sur les lieux de travail ».
Alors que les grèves dans les raffineries témoignent d’une situation potentiellement explosive localement, la construction d’un mouvement du peuple contre les élites paraît ainsi prématurée à certaines formations de la Nupes, qui ne partagent pas le « rôle d’éclaireur » du mouvement de masse défini par Jean-Luc Mélenchon. C’est, en quelque sorte, le revers de la médaille de la construction politique unitaire à laquelle son score à la présidentielle a abouti.
« Je pense que Mélenchon doit se faire violence contre lui-même, car ce cadre unitaire demande du temps, avance Christophe Aguiton. L’erreur serait de penser que la politique, au sens des forces politiques électorales, devrait avoir la primauté sur les syndicats, comme le PCF qui avait établi un lien de courroie de transmission avec la CGT. Il y a eu cette tentation de LFI en 2017, qui pensait que les partis apportaient une réponse globale. Mais cette idée est complètement fausse : en Mai 68, les forces politiques étaient out. »
Du fait de son organisation par en haut, la marche du 16 octobre est-elle condamnée à n’être qu’un feu de paille ? Pour Olivier Besancenot, porte-parole du NPA, elle prolonge la manifestation du 29 septembre dans un cadre qui combine unité et radicalité. Et le contexte pourrait en faire « un signal pour tout le monde » : « Les gens sont-ils prêts à se rassembler pour les prochaines batailles ? Cela dépasse la place de Jean-Luc Mélenchon. »
« Pourquoi faut-il dans ce pays qu’il y ait des mouvements comme les Gilets jaunes pour qu’on puisse obtenir quelque chose pour les gens ? », interrogeait récemment le premier intéressé. Suggérant aussi que la marche du 16 octobre pourrait n’être qu’une répétition générale avant un grand mouvement spontané.