Un enfant de l’aide sociale à l’enfance (ASE) ; une descendante de Napoléon et de la cour de Louis XIII et un écrivain à succès installé à New York… Les trois auteurs des trois livres que nous évoquons aujourd’hui dans « L’esprit critique » ne sont pas tous des transfuges de classe mais s’intéressent tous aux classes sociales, à la manière de les écrire et de les décrire, mais aussi à ce qui permet ou non de les franchir, de s’y inscrire ou de s’en émanciper.
On évoque Les Conditions idéales, premier roman de Mokhtar Amoudi ; Proust, roman familial, texte singulier signé Laure Murat et enfin Trust, le récent prix Pulitzer de l’Argentino-Américain Hernán Diaz.
« Les conditions idéales »
Les Conditions idéales est le premier roman de Mokhtar Amoudi, publié dans la collection blanche de Gallimard et en lice pour les prix Goncourt et Renaudot. À forte connotation autobiographique, il raconte, à hauteur d’enfant, d’adolescent puis de jeune adulte, l’histoire de Skander, enfant placé par l’aide sociale à l’enfance dans des familles vivant toutes dans des quartiers défavorisés, éloignés des centres-villes. La vie de Skander, enfant d’origine algérienne, oscille entre ambiance violente et délinquante, et possibilité de s’en sortir en raison de l’amour que le jeune garçon porte précocement aux livres et aux études.
Ces « conditions idéales » renouvellent-elles le genre du roman d’initiation en le plongeant dans l’univers des enfants placés, des barres d’immeubles et des trafics en tout genre ? Que produit un ton qui se situe à hauteur d’enfant tout en assumant une forme de satire et d’ironie propres à l’âge adulte ? Comment passe-t-on de la langue des cités à celle qui s’exprime « en français correct et circonflexe » ?
« Proust, roman familial »
Si ce n’était pas devenu un poncif de la critique, il faudrait pouvoir dire que Proust, roman familial (Robert Laffont) est un ovni littéraire. L’historienne et professeure de littérature à l’université de Californie à Los Angeles Laure Murat – autrice notamment de Qui annule quoi ? paru au Seuil en 2022, d’Une révolution sexuelle ? publié chez Stock en 2018 ou encore de L’homme qui se prenait pour Napoléon, une histoire politique de la folie sortie chez Gallimard en 2011 – mêle dans cet ouvrage une lecture de la Recherche du temps perdu et un texte autobiographique d’une jeune fille ostracisée par son milieu et sa famille, notamment en raison de son homosexualité.
Il faut dire qu’on découvre que Laure Murat est la rejetonne rejetée de la plus haute aristocratie française et que lire Proust peut rapidement devenir pour elle l’équivalent de ce que serait pour la plupart d’entre nous feuilleter un album de famille. Laure Murat est l’enfant de la fille aînée du duc de Luynes, descendant du favori de Louis XIII et du prince Napoléon Murat, arrière-arrière-petit-neveu de l’Empereur, ce qui ne va pas d’ailleurs sans poser quelques questions et frictions entre la noblesse d’Ancien Régime et celle d’Empire…
Pour elle, « la forme proustienne » donne « du sens à la vacuité de la forme aristocratique ». Elle écrit : « Ma lecture de la Recherche m’a délivrée des faux-semblants attachés à l’aristocratie de mes origines, m’a instaurée en tant que sujet en dépliant le sens des mises en scène attachées à l’homosexualité et, plus que tout, m’a ouverte au réel. »
« Trust »
Trust est le second roman de l’écrivain new-yorkais Hernán Diaz. Il arrive auréolé du prix Pulitzer et de critiques presque unanimement laudatives. Traduit aux éditions de l’Olivier par Nicolas Richard, il se situe en amont et en aval de la grande crise de 1929 et se concentre sur la figure d’un couple composé d’un magnat de la finance qui est le seul à tirer son épingle du jeu dans la débâcle de ce premier capitalisme américain et de sa femme, d’une intelligence hors norme mais frappée par la maladie.
Toutefois, l’ouvrage est tellement rempli de faux-semblants qu’il se laisse sans doute mal résumer ainsi, parce qu’il fonctionne sur quatre récits émanant de quatre narrateurs différents qui se répondent en racontant successivement des histoires proches, à défaut d’être similaires.
Pour en discuter :
- Lise Wajeman, professeure de littérature comparée qui chronique l’actualité littéraire pour Mediapart ;
- Blandine Rinkel, à la fois écrivaine, critique et musicienne.
« L’esprit critique » est enregistré et réalisé par Samuel Hirsch dans les studios de Gong.