Série Épisode 3 Travailler, être surveillé

Chez Teleperformance, télétravailler sous le regard de logiciels espions

En France, le leader mondial des centres d’appel envisage de pérenniser le télétravail. Et tente, au passage, de déployer des outils informatiques de surveillance toujours plus intrusifs.

Clément Le Foll et Clément Pouré

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Depuis le premier confinement, Camille* ne met plus les pieds au bureau. Elle en garde pourtant les habitudes. Chaque matin, elle s’installe dans la petite pièce où elle passe toute la journée des coups de téléphone. Elle vérifie que son espace de travail est impeccable et que la pièce est suffisamment silencieuse : « Des bruits parasites, des gens qui parlent dans une autre pièce, cela peut compromettre la qualité de l’appel, souffle-t-elle. Si c’est le cas, je peux être sanctionnée. »

Il n’y a pas de bruit. Camille allume le logiciel qui lui permet de travailler. Elle clique sur le mode « disponible ». Son manager s’assure à distance qu’elle est parfaitement ponctuelle. « J’arrive toujours devant l’ordi un peu plus tôt. Il faut bien que j’ouvre tous les outils, que je puisse me connecter, détaille-t-elle. Quelques minutes chaque matin, chaque jour de chaque semaine, cela devient forcément des heures pas payées. » Les appels commencent. Ils s’enchaînent pendant plusieurs heures.

Comme au bureau, son manager lui parle plusieurs fois par jour : un coup de téléphone pour être sûr qu’elle avance bien. Comme au bureau, Camille doit aussi lui demander quand elle souhaite faire une pause pipi – c’est le cas dans certains centres d’appel français de l’entreprise depuis 2016. Comme au bureau, la salariée peut à tout moment être écoutée lors de ses échange téléphoniques.

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Manifestation des employé·es de l’entreprise Teleperformance contre un plan social, à Pantin, le 3 septembre 2010. © Photo Alexander Klein / AFP

Bienvenue chez Teleperformance. La multinationale fondée en France en 1978, à 7,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2021, est aujourd’hui le leader mondial des centres d’appel. Cotée au CAC 40, elle compte 2 600 salarié·es en France – dont environ 500 intérimaires. Presque la moitié officient en télétravail.

Alors que Teleperformance souhaite aujourd’hui pérenniser le travail à distance dans le cadre d’une vaste restructuration, Mediapart s’est penché sur les conditions de travail au sein de l’entreprise. Surveillance accrue, sentiment d’isolement, rupture du collectif du travail : les documents que nous nous sommes procurés et les témoignages rassemblés dessinent une entreprise où les opérateurs et opératrices téléphoniques, qui représentent la majorité de l’effectif, sont soumis·es à une surveillance technologique constante.

« Le télétravail est une demande de plus en plus formulée par nos collaborateurs et par nos candidats, qui aspirent à un équilibre vie privée-vie professionnelle, assure l’entreprise. Plus globalement, la qualité de vie et des conditions de travail de nos collaborateurs est un enjeu majeur pour Teleperformance France. »

« Je n’avais pas de temps de trajet, je ne payais plus l’essence pour aller au travail : les premiers mois, j’ai vécu le télétravail comme un soulagement », reprend Camille. Un soulagement partagé par beaucoup de salarié·es de l’entreprise, comme le confirme un rapport du cabinet Degest, consacré au télétravail et commandé par le comité social et économique (CSE) de Teleperformance France.

Pour ses auteurs, « l’adhésion importante au télétravail » est « notamment » due aux « conditions de travail », « particulièrement défavorables » sur plusieurs sites du groupe. « Le télétravail est de plus en plus mal vécu par une partie des collègues », pointe pourtant un responsable syndical SUD Solidaires.

L’entreprise suit en permanence nos statistiques. Les opérateurs et opératrices téléphoniques peuvent aussi être écoutés, sans le savoir.

Un responsable syndical de SUD Solidaires

Augmentation du temps de travail, perte d’autonomie des salarié·es, difficultés pour entrer en contact avec les syndicats ou risque d’isolement social… Le rapport du cabinet Degest égraine les risques psychosociaux que la généralisation du télétravail fait peser sur les salarié·es de l’entreprise. Des dangers face auxquels « l’entreprise ne semble pas encline à réfléchir à de véritables solutions autres que celle du contrôle », selon les auteurs du document.

Car pour s’assurer de la productivité de ses salarié·es et les aider à garder des liens, Teleperformance a multiplié les outils technologiques. Gestion du temps de connexion, « tracking » des appels, suivi de l’activité de l’ordinateur des télétravailleurs et télétravailleuses : le rapport Degest, qui constate « une surenchère d’outils de contrôle », estime qu’une dizaine de logiciels surveillent les téléopérateurs et téléopératrices.

« L’entreprise suit en permanence nos statistiques, indique le même responsable syndical. Les opérateurs et opératrices téléphoniques peuvent aussi être écouté·es, sans le savoir. Cela peut aussi donner lieu à des “débriefs”, que l’entreprise présente comme un temps dédié à l’amélioration des compétences mais qui sont surtout des rappels à l’ordre. »

Je suis toujours sur mes gardes. Je fais constamment des captures d’écran, je prends des photos, pour prouver que je suis bien connecté ou déconnecté.

Jean*, opérateur téléphonique chez Teleperformance depuis plus de dix ans

Ces méthodes de contrôle, déjà en place avant la pandémie, s’invitent aujourd’hui au domicile des salarié·es. D’autres ont été mises en place ou généralisées avec le télétravail. Pour suivre à distance les performances de ses employé·es, l’entreprise utilise Microsoft Teams, un outil de travail collaboratif qui permet d’échanger à distance. Mais le logiciel est bridé, ne permettant pas aux téléopérateurs de communiquer entre eux.

L’entreprise a aussi déployé un logiciel maison, TP Sentinel, qui analyse en permanence les performances des ordinateurs et de la connexion internet des salarié·es. Un logiciel présenté comme une aide au travail… Plutôt un espion permanent, pour le syndicat SUD.

« Je suis toujours sur mes gardes, témoigne Jean*, opérateur téléphonique chez Teleperformance depuis plus de dix ans. Je fais constamment des captures d’écran, je prends des photos, pour prouver que je suis bien connecté ou déconnecté, que ce n’est pas ma faute si quelque chose ne fonctionne pas. »

Deux logiciels particulièrement intrusifs 

En interne, salarié·es et syndicats s’inquiètent surtout de la possible mise en place de deux nouveaux outils, déjà employés à l’étranger. Le premier, TP Observer, est un logiciel de contrôle du travail qui s’appuie sur la surveillance vidéo. Le second, TP Interact, permet l’analyse automatique des voix des téléopérateurs et téléopératrices.

La liste des possibilités offertes par TP Observer est longue : surveiller les appels passés en temps réel, enregistrer les écrans des opérateurs et opératrices, accéder à l’état de leur poste de travail, analyser les conversations qu’ils et elles tiennent en recherchant certains mots-clés, ou encore bloquer les applications sur leurs ordinateurs.

« Le projet a été mis en place avant la pandémie, ce qui a freiné son installation », précise Benjamin Parton, responsable des questions technologiques à l’UNI Global Union, une fédération internationale de syndicats qui a attaqué Teleperformance en 2020 pour non-respect des normes sanitaires en lien avec la pandémie, dans une dizaine de pays.

En France, le projet TP Observer a été présenté au CSE début 2020. Les élu·es du personnel ont alors commandé un rapport au cabinet Syndex. « Ce contrôle en temps réel apporte une dimension nouvelle, alerte le rapport, car elle interfère au sein de micro-marges de manœuvre, un lieu intime dans lequel le travail ne devrait pas pouvoir s’immiscer, au risque d’altérer les capacités humaines. »

Interrogée, Teleperformance souligne ne pas avoir déployé ce logiciel en France. Mais ce n’est qu’une question de temps, selon la CGT et SUD Solidaires. À l’étranger, le dispositif se déploie peu à peu. « Dans plusieurs pays, l’entreprise a fait envoyer aux salarié·es des webcams à installer à leur domicile », indique Benjamin Parton. Une politique qui alerte plusieurs sources syndicales, inquiètent d'un possible couplage de ces caméras avec TP Observer.

TP Interact, l’autre logiciel qui inquiète les syndicats, est pour sa part déjà proposé aux entreprises clientes de Teleperformance France. Cette technologie d’analyse sémantique et émotionnelle de la parole est pensée pour produire des statistiques particulièrement précises.

« TP Interact, qui est déjà déployé dans plusieurs pays où est implanté le groupe, écoute absolument tout, souligne Benjamin Parton. Il analyse la tonalité de la voix, si le client est fâché, si les mots employés par les opérateurs et opératrices téléphoniques sont les bons. »

Le logiciel a notamment été utilisé du 9 novembre au 14 décembre 2020 lors d’une campagne d’appels de courtoisie menée pour le groupe Groupama. « Le test visait à retranscrire des conversations téléphoniques (ayant fait l’objet d’une non-opposition à l’enregistrement de la conversation téléphonique) en texte », précise le service communication du groupe d’assurance. Une utilisation minimale d’un outil décrit comme particulièrement intrusif.

Programmable sur une durée allant jusqu’à six mois, TP Interact enregistre automatiquement un certain volume d’appels et analyse les mots utilisés, mais aussi les attitudes, les émotions, les silences, des clients comme des opérateurs. Les données sont ensuite transformées en statistiques sur le travail des opérateurs et opératrices.

Benjamin Parton alerte sur le fait que le logiciel ouvre la voie à de nombreuses discriminations, à la fois de classe et d’origine. « Aux État-Unis, des salarié·es afro-américain·es ou latino-américain·es s’inquiètent d’éventuelles discriminations dues à la manière dont ils et elles s’expriment », pointe le syndicaliste. Les technologies d’intelligence artificielle sont régulièrement montrées du doigt pour de tels biais racistes.

En 2020, le New York Times, reprenant d’ambitieux travaux de recherche, révélait par exemple que les logiciels d’analyse vocale commercialisés par Amazon, IBM, Apple, Google et Microsoft identifiaient mal jusqu’à 35 % des mots employés par les personnes noires.

En France, une plainte concernant TP Observer et TP Interact a été déposée par un salarié de l’entreprise. Elle est en cours d’instruction devant la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil).