Migrations

« Il était drôle et insouciant » : Haftom, Amanuel, Nima et les autres disparus de la Manche

Tous espéraient pouvoir poser leurs valises en Europe et construire un semblant de vie normale. Ils venaient d’Érythrée, d’Afghanistan ou du Soudan, et ont disparu en tentant de traverser la Manche. Contre l’oubli, Mediapart publie leurs noms et retrace l’histoire de six d’entre eux.

Maïa Courtois, Simon Mauvieux et Maël Galisson

Cet article est en accès libre.

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C’est une liste de noms et de trajectoires, comme un écho des soubresauts géopolitiques du monde qui se répercute sur le littoral du Nord-Pas-de-Calais. Ils étaient soldats de l’armée régulière afghane, kolbars à la frontière entre le Kurdistan iranien et l’Irak ou réfugié syrien devenu ouvrier agricole dans les campagnes d’Izmir, à l’ouest de la Turquie. Ils ont fui l’indéboulonnable dictature en Érythrée, la guerre civile qui ravage le Soudan depuis 2023 ou encore la répression envers les minorités et les opposants exercée par le régime théocratique iranien.

Tous espéraient pouvoir poser leurs valises en Europe et construire un semblant de vie normale. Certains ont connu les geôles atroces des prisons libyennes, d’autres les violences humiliantes de la police sur la route des Balkans. Quelques-uns ont opté pour l’asile en Allemagne ou en Belgique, mais ont vu leur demande rejetée, les obligeant alors à fuir le risque d’une expulsion en tentant de passer au Royaume-Uni, qui ne coordonne plus sa politique d’asile avec le reste de l’Union européenne (UE) depuis le vote du Brexit. 

Leurs proches ont perdu leur trace alors qu’ils se trouvaient sur le littoral du Calaisis. Certains ont assisté tragiquement à leur disparition, d’autres ont vu leurs messages envoyés sur WhatsApp rester éternellement sans réponse. Tous ont laissé derrière eux une famille, des amis ou des compagnons de route dans une douloureuse attente, coincés entre l’espoir de signes de vie et l’annonce d’une possible mort. Mediapart dresse ici les portraits de six disparus de la Manche. 

Amanuel Berhe Tirfe, porté disparu depuis le 23 octobre 2024

Amanuel était surnommé « Reggae man » par ses amis. À l’image des valeurs de ce genre musical qu’il aimait tant, il était un jeune homme « pacifique, extrêmement gentil », selon ses quatre meilleurs amis John, Zubyer, Mareg et Zakaryas. Cette bande d’amis inséparables est née en 2018 dans l’enfer d’une prison libyenne. Amanuel avait été le dernier à en sortir, contre rançon, en 2021. 

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Amanuel Berhe Tirfe. © Photo du téléphone Valentina Camu pour Mediapart

Arrivé à Bruxelles pour y rejoindre ses compagnons d’exil, il a patienté trois ans, le temps de l’examen de sa demande d’asile, entre parties de foot et longues discussions pour garder le moral, dans un parc où tous les cinq avaient l’habitude de se retrouver. En septembre 2024, la Belgique lui a définitivement refusé l’asile. Privé d’une possibilité de protection internationale dans l’Union européenne, Amanuel n’avait d’autre choix que de rejoindre le Royaume-Uni pour espérer y être régularisé et enfin reconstruire sa vie. Il n’a pas prévenu ses amis de son départ sur le bateau du 23 octobre : « Il ne voulait pas nous inquiéter. » 

Depuis l’Éthiopie, son père, Terfe, professeur d’anglais, raconte avoir déjà perdu un premier enfant par le passé. Les questions autour de la disparition d’Amanuel, ainsi que l’absence du corps de son fils, le tourmentent jour et nuit.

Ahmed Ahmed, porté disparu depuis le 23 octobre 2024 

Avant la guerre, Ahmed Ahmed, originaire d’Alep (Syrie), avait deux emplois, ouvrier dans le bâtiment et menuisier. Mais aussi un passe-temps favori : regarder les vieilles séries télévisées arabes. « Il adorait le film Lawrence d’Arabie et ne ratait aucun épisode d’Antarah Ibn Shaddad ou de Raes Gholis », deux séries télé historiques, raconte un de ses fils, Osama, âgé de 20 ans. 

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Ahmed Ahmed. © Photo du téléphone Valentina Camu pour Mediapart

Ahmed a fui la Syrie en 2013 avec sa femme et ses six enfants, et s’est réfugié à Izmir, en Turquie. Là-bas, il réussit à se faire embaucher comme saisonnier agricole. Mais le quotidien est difficile : « Pour les Syriens, la vie est compliquée en Turquie, nous subissons beaucoup de racisme », explique Osama. À la fin de l’été 2024, Ahmed, alors âgé de 53 ans, et Osama prennent la décision de quitter la Turquie. « Nous espérions rejoindre mes deux grands frères qui vivent déjà en Angleterre », ajoute le jeune Syrien.

Dans la nuit du 22 au 23 octobre 2024, Ahmed et Osama embarquent, avec plus de soixante autres personnes (dont Amanuel Berhe Tirfe), à bord d’un zodiac sur une plage à proximité de Sangatte (Pas-de-Calais). L’un des flotteurs de l’embarcation explose durant la traversée, entraînant la chute du groupe de passagers. Tombés à l’eau, Ahmed et Osama s’accrochent comme ils peuvent aux débris du bateau. « Nous étions l’un à côté de l’autre, raconte le fils, mais à un moment, dans la panique, nous avons été séparés. J’appelais mon père, mais il ne me répondait pas»

Osama et 47 autres personnes sont secouru·es par les sauveteurs. Ahmed, cependant, ne figure pas parmi les rescapés. Dans les jours qui suivent le naufrage, Osama, bouleversé, se démène pour retrouver la trace de son père, allant d’hôpital en poste de police. Mais les autorités restent sans réponse face à ses questions. « J’ai tout fait pour tenter de le retrouver, se désole-t-il. Je ne souhaite à personne de vivre ce que ma famille et moi vivons depuis ce jour»

Modther Abaker Osher, porté disparu depuis le 11 août 2024

Milieu de terrain intenable, ses amis l’appelaient « Iniesta ». Fan du Barça, Modther était aussi un des meilleurs élèves de sa classe lorsqu’il était au lycée, au Soudan. C’était le plus jeune de sa fratrie, et c’est sur lui que reposaient tous les espoirs de sa mère, dont il était le fils favori. 

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Modther Abaker Osher. © Photo du téléphone Valentina Camu pour Mediapart

Par deux fois, Modther a tenté de rejoindre l’Europe. Pour y poursuivre ses études, puis travailler et envoyer de l’argent à sa famille. En 2022, il part avec deux amis et deux cousins. Ils sont arrêtés en Libye et passent six mois dans l’enfer des prisons libyennes où privations, tortures et violences sont quotidiennes. À sa libération, il rentre retrouver sa famille au Soudan. Mais quand la guerre éclate dans son pays, en avril 2023, il reprend la route vers l’Europe.

Il rêvait de devenir ingénieur mécanique. C’est peut-être pour cela, explique Osman, son cousin qui réside à Lille, qu’il a visé l’Allemagne, le pays de Bosch, de Siemens ou de Mercedes.

Arrivé en Allemagne, en évitant la Libye, il retourne directement à l’école. Au Soudan, la guerre l’a empêché de passer son bac. « C’était quelqu’un de très motivé, travailleur. En quelques mois, il avait déjà appris l’allemand », note Osmane. Mais sa demande d’asile est refusée, car le jeune homme est « dubliné » en Italie, premier pays de l’espace Schenghen qu’il a traversé. Selon le règlement Dublin, c’est donc là-bas qu’il doit déposer l’asile.

Mais un de ses cousins vit au Royaume-Uni, et Modther est tenté de le rejoindre. Osmane lui déconseille d’essayer la dangereuse traversée. Lorsqu’il embarque sur un zodiac, le 11 août 2024 au petit matin, son cousin n’est pas au courant. Il disparaît dans le naufrage de l’embarcation. Il avait 22 ans.

Nima Shahsawari & Hiva Mustafaei, portés disparus depuis le 15 décembre 2023

« Je connais Hiva depuis près de vingt ans. On était ensemble à l’école, raconte Zana. Nima est aussi mon ami : nous allions dans le même club de sport ensemble, à Paveh, dans la province de Kermanshah », une région à majorité kurde dans l’ouest de l’Iran. Zana est rescapé d’un naufrage survenu le 15 décembre 2023, au large de Grand-Fort-Philippe (Nord). Ce jour-là, il a été témoin de la disparition d’Hiva Mustafaei, 26 ans, et Nima Shahsawari, 24 ans. 

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Nima Shahsawari & Hiva Mustafaei. © Photo du téléphone Valentina Camu pour Mediapart

Environ deux heures après le départ du zodiac, l’embarcation dans laquelle ils étaient montés s’est trouvée en difficulté. « Notre bateau restait vraiment très instable et ne flottait pas bien », décrit Jamal, un autre ami des deux disparus, qui tente à ce moment-là de rester sur l’embarcation alors que celle-ci prend l’eau.

« D’un côté, je tenais la main de Nima. De l’autre, je tenais une sangle du canot pour ne pas couler. Mais une vague est arrivée : Nima, moi et une dizaine d’autres personnes sommes tombés à l’eau. » Les secours interviennent et sauvent soixante-six personnes. Nulle trace de Nima et Hiva parmi les rescapés.

« Dans leur région d’origine, les familles ont diffusé des photos des deux disparus sur les réseaux sociaux les jours qui ont suivi le naufrage et ont lancé des avis de recherche », explique Fatemeh Karimi, responsable de l’ONG Kurdistan Human Rights Network basée à Paris, contactée par ces familles. « Imaginez-vous dans quel état se trouvent les familles qui n’ont plus de nouvelles de leurs proches ? »

« Les familles n’ont jamais été contactées », déplorait plusieurs semaines après le naufrage une amie et ancienne voisine des deux jeunes hommes, vivant en France, qui s’est rendue tout de suite dans les commissariats de Calais pour tenter d’en savoir plus. Depuis, cette jeune femme assure le lien avec les familles de Nima et Hiva. En l’absence de réponse, « leurs parents ne peuvent pas accepter qu’ils sont morts ».

Haftom Mekonen, porté disparu depuis le 3 novembre 2021

Le 3 novembre 2021, Haftom, 17 ans, et son cousin Aman, 21 ans, embarquent chacun sur un zodiac pour rejoindre l’Angleterre. Ils ont quitté le Tigré, en Éthiopie, un an plus tôt, au moment où se déclenche une guerre civile qui durera deux ans et fera plus de 600 000 morts.

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Haftom Mekonen. © Photo du téléphone Valentina Camu pour Mediapart

Au début de la guerre, les deux cousins et leurs familles partent au Soudan, où ils vivent dans un camp de réfugié·es. Mais Haftom rêve d’ailleurs. Le jeune homme convainc Aman de partir avec lui vers l’Angleterre. Après avoir passé un an sur les routes de l’exil, dont trois mois dans les prisons libyennes, ils arrivent à Bruxelles. Ils font alors la rencontre de Claudine, une habitante solidaire qui les héberge pour des week-ends de répit, le temps d’oublier les campements de Calais, le froid, la pluie et les expulsions.

Claudine parle d’Haftom comme d’un garçon « drôle et insouciant », toujours prêt à aider les autres avant lui. Quand il quittait Bruxelles le dimanche soir pour retourner à Calais, il rapportait des vêtements pour les femmes des campements.

Ce 3 novembre 2021, pendant la traversée, la météo se dégrade. Le zodiac d’Aman fait demi-tour et tous les occupants sont récupérés par des sauveteurs. Mais sur une seconde embarcation, où se trouve Haftom, un homme tombe à l’eau. Le jeune homme n’hésite pas à sauter pour le récupérer. « Il n’avait peur de rien, les ados ne pensent pas à la mort », résume Claudine en évoquant ses derniers instants. L’homme tombé à l’eau parvient à rejoindre l’embarcation. Haftom, lui, ne réapparaît pas. Son corps n’a jamais été retrouvé.