A Marseille, «la mairie n'arrive pas à réhabiliter ses propres immeubles»

Un an après les effondrements meurtriers à Marseille, le directeur régional de la Fondation Abbé Pierre dresse un tableau « assez noir » de la lutte contre l’habitat indigne.

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Un an après l’effondrement des immeubles de la rue d’Aubagne à Marseille, qui a causé huit morts, Mediapart s’est associé avec trois médias locaux pour disséquer la gestion par la commune de son patrimoine dégradé du centre-ville. Pour éclairer cette enquête toujours en cours (lire ici, ou encore ), nous avons interrogé Florent Houdmon, directeur de la Fondation Abbé Pierre dans la région Paca, sur l’action engagée depuis par les pouvoirs publics pour lutter contre l’habitat indigne. Surprise : « Beaucoup d’annonces très peu suivies d’effets ».

Dans un communiqué, la mairie de Marseille vient à nouveau de mettre en avant la thèse des fortes pluies comme l’une des causes du drame qui a fait huit morts en novembre 2018. La municipalité n’a toujours pas pris conscience de l’ampleur du problème, chez elle, du logement indigne ?

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Quelques-uns des 68 immeubles propriétés de la ville de Marseille, ou passés entre ses mains pour réhabilitation © Lisa Castelly (Marsactu)

Florent Houdmon : Un immeuble bien entretenu ne s’effondre pas quand il pleut. Je dresse un bilan assez noir de l’année écoulée. Il y a eu une prise de conscience de l’ampleur du problème, qui était pourtant bien connue avant le 5 novembre, mais l’action des pouvoirs publics est très insatisfaisante. Il y a eu beaucoup d’annonces au plan local et gouvernemental, très peu suivies d’effets.

Au plan national, la Fondation Abbé Pierre estime à 600 000 le nombre de logements indignes. C’est une estimation basée sur Filocom, un fichier de la Direction générale des finances publiques (DGFIP), qui apporte des informations sur le parc de logements et les revenus des ménages occupants. Le récent rapport parlementaire sur la résorption de l’habitat indigne en France [remis le 8 octobre par le député (LREM) du Val-d’Oise Guillaume Vuilletet – ndlr] va dans le bon sens. Il propose de passer de la notion d’indignité à celle d’habitabilité du logement, et de remplacer les 13 polices existantes (péril, salubrité, décence, etc., avec autant de procédures) par une unique pour « l’habitabilité et sécurité des bâtiments ». Et de les confier à une autorité unique, car cette lutte contre l’habitat indigne manque cruellement de pilotage.

Mais nous craignons que cette harmonisation au niveau des critères ne se fasse par le bas et non par le haut. Et la question n’est pas tant la complexité des procédures que le manque de moyens et de volonté politique. Or, à part quelques annonces, on attend toujours les mesures concrètes.

Les préfectures de département devaient établir avant la fin avril des objectifs chiffrés annuels en matière de lutte contre l’habitat indigne, cela a été abandonné. Il n’y a pas d’augmentation du budget de l’Agence nationale de l’habitat (Anah) sur l’habitat indigne, et les objectifs fixés en 2018 n’ont même pas été tenus.

Julien Denormandie, le ministre du logement, a répété le 16 septembre sur BFMTV avoir déclaré « une véritable guerre aux marchands de sommeil ». En voyez-vous les effets judiciaires à Marseille ?

Alors qu’un renfort des moyens judiciaires dans six départements, dont les Bouches-du-Rhône, avait été annoncé fin janvier dans une circulaire de la ministre de la justice Nicole Belloubet et du ministre du logement Julien Denormandie, il n’y a qu’un substitut spécialisé qui s’en occupe au tribunal de Marseille, ce qui reste limité.

Beaucoup de plaintes ont été déposées au pénal, mais les enquêtes démarrent à peine. Seul un marchand de sommeil a été placé en garde à vue en un an. Il faudrait une vraie police du bâtiment spécialisée, comme en Allemagne. La gendarmerie dispose de gendarmes formés à l’analyse du bâtiment pour le patrimoine militaire, pourquoi ne pas les mettre à disposition ?

À Marseille, comment expliquer l’abandon de 68 immeubles propriétés de la commune ou passés entre ses mains dans le centre-ville, comme le démontre notre enquête avec Marsactu, le Ravi, La Marseillaise ?

C’est un immense manque de volonté politique. La mairie n’arrive pas à faire les travaux d’office et n’arrive même pas à réhabiliter ses propres immeubles. La ville et ses opérateurs nous opposent la longueur des procédures, mais ils possèdent certains immeubles depuis des décennies sans rien faire. Car la municipalité préfère investir dans des logements chers pour des cadres, dans le tourisme et des équipements somptuaires. C’est une absence totale de vision métropolitaine. Mais si la seule volonté, c’est l’attractivité du territoire, la smart city, comment va-t-on faire avec un centre-ville délabré où les immeubles tombent ?

Comme l’écrivait l’économiste Philippe Langevin dans une tribune sur Marsactu, « Marseille n’existe plus ». On construit des quartiers pour des cadres et des grandes entreprises, qui n’ont aucune idée de la manière dont vivent leurs voisins. La métropole ne fonctionnera pas si la ville-centre ne la tire pas vers le haut.

Comme le disait l’abbé Pierre, « la beauté d’une ville, la beauté d’une nation n’est pas dans ses jardins, ses théâtres, ses musées ni même dans ses cathédrales. Elle est de ne pas avoir de taudis. Elle est de ne pas avoir de désespérés ».

Plus de 3 000 Marseillais ont dû quitter leur domicile depuis le 5 novembre 2018, en raison d’un risque. Cela a-t-il a minima permis de réhabiliter les immeubles les plus dégradés ?

À Marseille, 399 immeubles dangereux ont été évacués par précaution depuis le 5 novembre, et on continue à en évacuer une dizaine par mois. Ce n’est que le sommet de l’iceberg, moins de 10 % des immeubles par rapport au rapport de l’inspecteur général Christian Nicol, qui évaluait en 2015 à 40 000 logements (environ 4 000 immeubles) le parc privé potentiellement indigne dans la ville. Et aucun de ces immeubles évacués n’a été réhabilité à ce jour. Certains sont réintégrés par leurs habitants après des travaux de fortune, sans qu’on se soit assuré de leur habitabilité, de leur décence.

Aujourd’hui, 346 délogés sont toujours hébergés à l’hôtel, dont certains depuis près d’un an. 55 personnes toujours à l’hôtel ont été évacuées entre novembre 2018 et février 2019. Et l’essentiel des relogements se fait avec des baux temporaires. 

Aujourd’hui, on n’a fait que traiter l’urgence, avec tous les dysfonctionnements de la réponse publique, ressentie comme une violence institutionnelle par des personnes évacuées du jour au lendemain. La charte du relogement commence heureusement à s’appliquer, lentement [coécrite par le Collectif du 5 novembre et plusieurs associations pour garantir des droits aux personnes délogées victimes de l’habitat indigne, sans-papiers inclus, cette charte a été adoptée en conseil municipal en juin, après plus de cinq mois d’âpres négociations avec la préfecture des Bouches-du-Rhône et la municipalité de Jean-Claude Gaudin – ndlr]. Mais, sur le long terme, on n’a rien fait.

40 % des ménages locataires sous le seuil de pauvreté à Marseille

Quelle action a été menée par la ville et par la métropole Aix-Marseille-Provence depuis un an ?

Fin septembre, la métropole n’avait tenu que 13 % de ses objectifs sur l’habitat dégradé pour le volet Anah. On ne connaît toujours pas le détail du plan de 600 millions d’euros annoncé par la présidente du conseil départemental et de la métropole Martine Vassal (LR), avec le concours de l’État. Un audit sur 4 000 immeubles marseillais avait également été annoncé par le ministre de l’intérieur. Quand va-t-il démarrer ?

Il y a près d’un an, on nous avait annoncé la création d’une Société publique locale d’aménagement d’intérêt national (Spla-in) pour que les pouvoirs publics rachètent les immeubles frappés par des arrêtés de péril ou d’insalubrité. L’État doit y être actionnaire à hauteur de 35 %, à côté de la métropole. Aujourd’hui, le ministre du logement réaffirme sa volonté de mettre en place cette Spla-in, mais rien n’est encore opérationnel.

La réorganisation des services d’hygiène et de péril de la ville de Marseille est toujours en cours. Jusqu’alors, ils n’étaient pas coordonnés et on laissait des habitants réintégrer des logements insalubres, une fois l’arrêté de péril levé. Depuis août, ils ont été renforcés et ont enfin une direction commune, mais ne sont toujours pas au complet, ni opérationnels. Ils sont encore en train de recruter une cellule pour les travaux d’office [en cas de carence des propriétaires, la mairie peut engager des travaux à leur charge – ndlr].

Que préconisez-vous ?

La meilleure réponse pour lutter contre les marchands de sommeil est d’assécher le marché en produisant des logements sociaux. Et notamment de racheter des immeubles indignes pour les transformer en logements sociaux une fois réhabilités. C’est ce qui marche le mieux et ce qu’avait fait Paris en 2001 pour résorber les taudis. Environ un millier d’immeubles avaient été repérés comme en péril ou insalubres. Il y en a bien plus à Marseille. Il faudrait également encourager la captation du parc privé à vocation sociale, une solution trop peu mobilisée alors qu’elle a fait ses preuves.

Et il manque une stratégie, une vision pour le grand centre-ville : quelle part de logements sociaux, de logements étudiants, de logements pour les actifs et les retraités, d’équipements publics, etc. C’est un vrai sujet citoyen. Nous avons demandé à être associés à la gouvernance. Les conseils citoyens devraient également être associés. Mais ça se passe à huis clos, il n’y a aucun débat public, alors que ça devrait être un de principaux sujet des municipales.

Parmi les six points prioritaires de campagne listés par Martine Vassal, présidente LR de la métropole et candidate à la candidature LR pour les municipales, cette question de l’habitat indigne ne figure pas…

Deux signaux catastrophiques ont récemment été envoyés. Un très mauvais signal a été le report par Marine Vassal du vote du Programme local de l’habitat (PLH) après les municipales pour ne pas heurter les maires hostiles à ce PLH. Ce plan est justement censé définir la stratégie de la métropole. La deuxième ville de France n’a donc pas de programme local de l’habitat, alors que l’actuel se termine fin décembre.

L’autre très mauvais signal, ce sont les demandes d’exemption à la loi SRU qui impose aux communes d’avoir au moins 25 % de logements sociaux d’ici à 2025, faites par 32 maires de la métropole. Ils demandent donc à ne pas respecter la loi, avancent des prétextes parfois douteux, ils revendiquent le fait de ne pas vouloir de logement social dans leur commune.

Alors que 40 % des ménages locataires de Marseille vivent sous le seuil de pauvreté. Et qu’il y a d’énormes déséquilibres territoriaux, avec beaucoup de logements sociaux dans les quartiers nord de Marseille, peu au centre et au sud, ou dans nombre de riches communes du pays d’Aix. C’est fabriquer une ville inégalitaire, avec d’un côté des quartiers défavorisés où on concentre la pauvreté, de l’autre des quartiers où les riches s’isolent derrière des résidences.

Le manque de logements accessibles est pourtant une catastrophe. Pour reloger en urgence les évacués, on a utilisé le peu de logements sociaux disponibles. Que va-t-on faire demain pour les femmes avec des enfants à la rue qui viendront nous voir, car elles ont été expulsées de leur appartement pour impayé de loyer ? Avant le drame, une demande de logement social sur sept restait insatisfaite sur la métropole. Et il y avait 300 jours d’attente pour les cas les plus urgents, les personnes bénéficiaires du droit au logement opposable. Il faudrait donc également mettre en place l’encadrement des loyers permis par la loi Elan, et s’engager clairement dans le logement d’abord et la lutte contre le sans-abrisme.

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