Plus de 24 heures après l’aveu, le silence. Dans les cabinets ministériels comme dans la majorité parlementaire, personne n’a envie de défendre l’indéfendable. Les appels sonnent dans le vide, les SMS font chou blanc. Même l’entourage du ministre du travail, Olivier Dussopt, laisse les questions des journalistes en suspens dans la boucle pourtant consacrée aux échanges avec la presse.
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Le 28 février, le député socialiste Jérôme Guedj a publié sur Twitter une réponse que lui a adressée le ministère du travail sur la mesure censée symboliser le caractère « social » de la réforme des retraites qu’il a présentée le 10 janvier : le passage à 1 200 euros (85 % du Smic) des petites retraites, pour une carrière complète au niveau du Smic.
Acculé par les questions, l’exécutif a fini par donner la preuve qu’il avait délibérément entretenu la confusion la plus totale sur ce point. Alors que les chiffres parlent d’eux-mêmes : chaque année, sur les 800 000 personnes prenant leur retraite, seules 10 000 à 20 000 verront le montant de leur pension passer à 1 200 euros du fait de la réforme gouvernementale.
Dans les couloirs des ministères, on soupire en évoquant une séquence « emmerdante ». « C’est devenu une série Netflix, ce truc, se lamente une source gouvernementale. On a essayé de s’accrocher à cette promesse présidentielle en étant persuadés que c’était une bonne idée. Aujourd’hui, c’est un échec qu’on ne rattrapera pas. »

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La question semble devoir devenir le symbole définitif des mensonges de l’exécutif sur sa réforme. Les imprécisions d’Olivier Dussopt ont désespéré ses propres collègues, jusqu’à Matignon, où l’entourage de la première ministre a regretté l’incapacité du ministre du travail à chiffrer la mesure. « Certains ont fait le pari que les gens n’allaient pas creuser », regrette un conseiller ministériel.
L’embarras est d’autant plus grand que plusieurs membres du gouvernement s’étaient avancés sur la portée de la mesure. « Pas moins de 1 200 euros » pour les « pensions de retraite des Français », « c’est notre engagement », clamait le ministre Franck Riester en décembre. Sa collègue Marlène Schiappa parlait d’un « plancher » à ce niveau. Et le 11 janvier, Olivier Véran, le porte-parole du gouvernement, allait plus loin : « 2 millions de retraités actuels […] verront leur retraite majorée à 1 200 euros brut par mois », assurait-il.
Dès la mi-janvier, pourtant, Mediapart avait alerté sur « le mirage des petites retraites à 1 200 euros ». À l’époque, interrogé par nos soins, Matignon reconnaissait ne pas connaître le nombre de personnes concernées par la disposition. Mais ce n’est que le 7 février, quand l’économiste Michaël Zemmour a martelé l’évidence sur France Inter, devant une Léa Salamé ébahie, que le sujet a franchi le mur du son médiatique.
Double défaite
Il a fallu attendre un mois après la présentation de la réforme pour qu’Olivier Dussopt, pressé de toutes parts sur ce thème à l’Assemblée, donne un premier chiffrage le 15 février. Il indiquait alors qu’environ 200 000 personnes touchant pour la première fois une pension de retraite auraient droit à une revalorisation, « supérieure à 70 euros » pour 65 000 personnes d’entre elles. Et enfin, que 40 000 d’entre elles passeraient « le cap des 85 % du Smic ».
Le chiffre réel des bénéficiaires de la mesure devenue symbole est donc deux à quatre fois plus faible. Pourquoi ? En réalité, l’annonce initiale d’Olivier Dussopt englobait des retraité·es qui auraient de toute façon eu droit à 1 200 euros, même sans réforme, notamment grâce à l’indexation des pensions sur l’inflation. C’est ce qu’a dû reconnaître le porte-parole du gouvernement Olivier Véran, le 1er mars au matin sur BFMTV, indiquant qu’« entre 15 000 et 20 000 » personnes seulement atteindront les 1 200 euros « du fait de la réforme ».
Les premiers chiffres donnés par Olivier Dussopt, en plein débat parlementaire, avaient déjà suscité le scepticisme. Au ministre des comptes publics Gabriel Attal, le président insoumis de la commission des finances, Éric Coquerel, avait par exemple lancé : « Ne pensez-vous pas que vos prévisions sont insincères ? »
L’affaire avait pris une nouvelle tournure le 16 février, quand Jérôme Guedj s’était saisi des prérogatives de contrôle dont il dispose, en sa qualité de co-président de la mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la Sécurité sociale (Mess). Le député avait débarqué au ministère de la santé pour réclamer la « prévision » évoquée par Olivier Dussopt ; on lui avait répondu que le chiffre ne provenait pas de la direction de la Sécurité sociale.
De retour dans l’hémicycle, il n’avait plus lâché le ministre, comme de nombreux autres parlementaires de gauche, lui demandant, « les yeux dans les yeux », « quand et par qui avez-vous eu communication des informations ». Assailli de toutes parts, Olivier Dussopt avait fini par lâcher : « Je n’ai à vous rendre de compte ni sur les canaux par lesquels je reçois des informations ni sur la manière dont je formule mes prévisions » (lire notre récit).
Pour l’exécutif, le dernier aveu du ministre sonne comme une double défaite. Sur le fond, d’abord, il vient enterrer le vernis « juste » et « social » que le gouvernement a longtemps tenté de donner à sa réforme. Contraint de reconnaître que la mesure la plus attractive du projet de loi ne concerne en réalité qu’une frange très minoritaire des personnes à la retraite, le gouvernement voit s’effondrer l’édifice bien fragile qu’il avait tenté de construire à grands coups d’éléments de langage.
Emmanuel Macron comprend mal sa réforme
La défaite du pouvoir est aussi une défaite de communication. L’enjeu n’est pas moindre : après avoir réalisé que ses promesses de « progrès » ne convainquaient personne, le gouvernement a tenté de construire un discours de « vérité » aux Français·es, face à des oppositions accusées de faire des promesses irréalistes. Dans la bataille de communication, qu’il était déjà en voie d’avoir perdue, le voici pris au piège par sa propre insincérité, dévoilée tour à tour par les journalistes, les économistes, les syndicalistes et les oppositions.
Dans cette polémique autour des 1 200 euros, la symbolique est loin d’être à son avantage. Qui peut comprendre qu’il faille au ministre du travail l’interpellation d’un député d’opposition et deux mois de revirements pour fournir l’estimation fiable d’une disposition présentée comme primordiale ?
Pis, les spécialistes ont pu constater ces derniers jours que l’exécutif continue à présenter une version erronée des conséquences de sa réforme. Au point qu’il faut désormais s’interroger sur la connaissance technique réelle qu’il peut en avoir. Car contrairement à ce qu’avance le gouvernement depuis des semaines, les personnes qui auront droit aux 100 euros de revalorisation ne sont en fait pas les mêmes que celles qui atteindront les 1 200 euros !
Celles et ceux qui toucheront 100 euros de plus sur leur pension seront en fait très largement des personnes ayant travaillé à mi-temps toute leur carrière, comme l’a établi Libération début février, en se basant sur une note éclairante de l’Institut des politiques publiques. Mais ces « gagnants » de la réforme ne passeront pas le cap des 1 200 euros, au contraire d’autres retraité·es, ayant gagné plus durant leur carrière, mais qui verront leur pension revalorisée de moins de 100 euros par mois.
Le dernier à avoir mal présenté la réforme n’est autre qu’Emmanuel Macron lui-même, lors de sa visite au Salon de l’agriculture, samedi 25 février. Le président a expliqué que le projet gouvernemental allait favoriser les salarié·es à temps plein par rapport à celles et ceux ayant fait carrière à temps partiel. Alors que sur ce point précis, c’est l’inverse.
Pas facile de se sortir d’un guêpier d’une telle complexité. Est-ce pour cela qu’Olivier Véran a tenté un pari osé à la sortie du conseil des ministres, mercredi à la mi-journée ? En référence à la journée de mobilisation du 7 mars, durant laquelle les syndicats vont tenter de « mettre le pays à l’arrêt », le porte-parole du gouvernement a lié dans une envolée rhétorique la journée de grève à venir, le risque de sécheresse qui menace le territoire et la campagne de vaccination des collégiens contre le papillomavirus lancée lundi.
« Mettre le pays à l’arrêt, c’est prendre le risque d’une catastrophe écologique, agricole, sanitaire, voire humaine dans quelques mois », mais aussi « mettre en danger la santé de nos enfants », a-t-il déclaré. Sans ciller.