Ce matin, Anna, Thaïs et Judith étaient en train de plancher sur un devoir surveillé pour leur prépa littéraire à Melun (Seine-et-Marne). À 14 heures, elles marchaient contre la réforme des retraites à Paris, aux côtés des organisations de jeunesse (L’Alternative, Voix lycéenne, les Jeunes insoumis, les Jeunes écolos, la Jeune Garde, entre autres) et de La France insoumise (LFI), qui revendiquaient dimanche soir 150 000 participant·es. Une source policière citée par Le Monde en a dénombré 12 000, tandis que le cabinet indépendant Occurrence (qui effectue un comptage indépendant pour un collectif de médias dont Mediapart) parle d’au moins 14 000 personnes.
Les trois amies n’avaient pas pu venir battre le pavé jeudi 19 janvier, à l’appel de l’intersyndicale. Alors cette fois-ci, à deux jours de la présentation en conseil des ministres du projet de loi, qui prévoit notamment le recul de l’âge de départ à la retraite de 62 à 64 ans, elles ont tout fait pour ne pas rater le départ du cortège, place de la Bastille.
« C’est une réforme qui, comme toutes les réformes de Macron, n’est pensée que pour les riches, estime Judith. Ils ne prennent pas en compte les travailleurs les plus précaires, ceux qui travaillent déjà tard et qui n’ont pas la possibilité de travailler jusqu’à 64 ans parce que c’est trop pénible. » Elles pensent à leur avenir, à leurs parents, à la masse des travailleurs et travailleuses au dos cassé. « On sait aussi que pour eux, faire beaucoup de jours de grève, c’est un vrai sacrifice, alors on y va aussi pour les soutenir », ajoute Anna.
« Et puis, c’est aussi une question de démocratie, reprend Judith. Une majorité de Français est contre cette réforme. Nous sommes nombreux à manifester. Si elle passe encore avec un 49-3, qu’est-ce que ça voudra dire de l’état de notre démocratie ? » Les trois jeunes femmes évoquent d’autres alternatives, comme augmenter les cotisations des entreprises ou, disent-elles en chœur, « taxer les riches ». « Qu’ils remettent l’ISF ! », ajoute Thaïs.

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Derrière les trois copines, un baffle retransmet les discours prononcés sur le camion-tribune devant le carré de tête. Au micro, Colin Champion, président du premier syndicat lycéen, Voix lycéenne : « Nous qui sommes jeunes, on ne se rappelle pas distinctement la retraite à 60 ans. Mais nous qui sommes si jeunes, nous nous rendons bien compte qu’en l’espace de douze ans, l’âge de la retraite a reculé de quatre ans. »
Une réforme qui concerne aussi les jeunes
Alors « jusqu’où ? », s’interrogent des étudiants et jeunes travailleurs dans le cortège. Parmi eux, Quentin, thésard, et Johan, ancien professeur de physique-chimie, au chômage après avoir démissionné de l’Éducation nationale. Les deux compères avaient fait leurs études ensemble, ils se sont retrouvés par hasard à la manifestation. « Les gens, ils en bavent déjà, balaye Quentin. Ils travaillent trop, trop longtemps. »
Les deux manifestants de 27 ans trouvent honteux l’argument de la Macronie selon lequel cette réforme serait faite pour que les jeunes puissent avoir une retraite, comme le développait de manière mélodramatique la « première dame » sur TF1, le 9 janvier. « C’est un argument hypocrite, ajoute Johan, comme tous les arguments qu’ils utilisent pour cette réforme : ils mentent. Par ailleurs, si on allonge le temps du travail pour les seniors, l’accès au monde du travail pour les jeunes sera plus compliqué encore. Et puis, si on est jeune aujourd’hui, on sera vieux demain, donc on se bat aussi pour nos retraites à nous. »

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Aurélien Le Coq, co-animateur des Jeunes insoumis, ne dit pas autre chose et se félicite de cette initiative qui a vocation à servir de « déclencheur » de la mobilisation des jeunes dans les lycées et les universités (les étudiant·es étaient encore récemment en partiels). « Les jeunes seront parmi les premières victimes de cette réforme, argue-t-il. Ils ne veulent pas voir leurs parents ou leurs grands-parents mourir au travail. » Comme le représentant insoumis, Quentin et Johan préféreraient une retraite à 60 ans.
Nous disons que le temps de la vie n’est pas seulement celui que vous croyez utile parce qu’il produit. C’est aussi le temps libre !
Le sujet est au centre du bref discours prononcé par Jean-Luc Mélenchon quelques instants plus tard : « Ils n’ont pas compris pourquoi nous sommes là. Nous disons que le temps de la vie n’est pas seulement celui que vous croyez utile parce qu’il produit. C’est aussi le temps libre ! Celui qui nous donne la possibilité d’être pleinement humains. » Si, des quatre partis membres de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes), seule La France insoumise (LFI) soutenait officiellement – et a largement pris en main matériellement – cette marche, plusieurs figures de l’alliance (et au-delà, à l’instar d’Olivier Besancenot du Nouveau Parti anticapitaliste) y ont pris la parole tout au long de la manifestation. Un rite institué depuis la marche contre la vie chère, le 16 octobre dernier.
La députée écologiste Sandrine Rousseau était du nombre. « Je soutiens toutes les mobilisations, il faut que tout converge, même s’il est évident que les syndicats sont en lead et donnent la cadence dans cette bataille », explique-t-elle. Pour l’économiste, l’enjeu est d’autant plus important pour les 18-25 ans que non seulement ils seraient impactés en termes d’emplois par l’allongement de l’âge légal de départ, mais en cas de passage en force, ils pourraient subir dans la foulée une hausse des frais d’université. « Macron a lancé un ballon d’essai en évoquant ce sujet pendant la campagne présidentielle, et quand il fait ça, on sait ce qu’il en est... », suggère-t-elle.

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Et elle n’est pas la seule à faire le constat de l’accumulation des réformes pénalisant les jeunes. Dans le cortège, elles et ils parlent de l’angoisse de Parcoursup, du manque de places à l’université, de la précarité.
Sofia, Basile et Lucie sont étudiant·es et membres de la Fédération des jeunes révolutionnaires. Ils distribuent un tract : « Passer de 62 à 64 ans, c’est nous voler deux ans de vie ! Quand cessera-t-on de nous exploiter ? » Et de faire le lien avec le service national universel (SNU), ersatz de service militaire pour les jeunes de 15 à 17 ans mis en place par Emmanuel Macron. « Alors que le gouvernement ne nous donne que les emplois précaires, le chômage et l’armée pour perspective, il entend encore mettre des milliards pour généraliser le SNU quand il brise nos retraites. »
À quelques mètres de là, d’autres jeunes tractent. Ils portent un gilet orange « Dernière rénovation ». Eux font le lien entre la réforme des retraites et la lutte écologiste : « Ces luttes sont liées parce que, dans les deux cas, il s’agit d’avoir un futur, non seulement désirable, mais aussi un futur tout court. On veut rester en vie mais aussi vivre dignement » (lire notre article sur les jeunes militants écolos mobilisés contre la réforme).
Une Nupes à géométrie variable
Des écologistes étaient d’ailleurs présent·es dans la foule, comme les députées Sandra Regol, Sophie Taillé-Polian et Marie-Charlotte Garin. Les socialistes, eux, sont aux abonnés absents – trop occupés à régler leurs querelles internes à la suite de la victoire contestée d’Olivier Faure au congrès du Parti socialiste (PS) –, tout comme les communistes, opposés à cette marche qui « contrarie », selon eux, le calendrier syndical. C'est pour la même raison que l'Unef et les Jeunes communistes n'y participaient pas.
C’est donc une Nupes à géométrie variable qui a rejoint les cortèges samedi, en dépit du fait que le vent social devrait souffler dans ses voiles, après la journée historique du 19 janvier, qui a réuni plus d’un million de personnes.
La gauche unie a l’avantage, dans cette séquence, d’avoir pris un engagement commun que rappelle la députée insoumise Raquel Garrido : « Nous avons stabilisé le programme commun de la Nupes sur la retraite à 60 ans, c’est un point d’appui majeur, car auparavant il y avait une dissonance à gauche sur cette question, notamment du côté social-démocrate. C’est un socle programmatique qui fait résonance avec l’unité syndicale. »
Sur le camion-tribune, comme dans le carré de tête, un jeune député insoumis s’impose comme une figure centrale de la journée. Louis Boyard, député du Val-de-Marne, 22 ans, était engagé à l’Union nationale lycéenne (UNL) avant son élection. Depuis des mois, il fait la tournée des facultés pour sensibiliser la jeunesse et nouer des liens avec ses organisations. La marche du 21 janvier en est le fruit. « Macron et ses amis ne s’attendaient pas à ce que vous soyez là ! Il vous méprise parce qu’il a peur de vous ! », clame-t-il du haut de l’estrade, ajoutant : « Ce qui a manqué aux “gilets jaunes”, c’est la jeunesse. Et aujourd’hui, voilà qu’elle est là ! »

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Juste avant les banderoles et les pancartes des Jeunes insoumis, celles du Pink bloc, regroupant les manifestant·es LGBTQI+. Elles, ils et iels ont des affiches qui ramènent un peu de paillettes dans cette journée froide de janvier. On y voit Dalida, sur fond coloré, chanter qu’« il venait d’avoir 60 ans, c’était le plus bel argument de sa retraiiiiteuh ». Et tout le monde de scander : « Trans, gouines, tapettes en grève pour les retraites » ; ou encore : « La retraite à 20 ans, pour baiser il faut du temps ».
Dans le Pink bloc, Gaëlle, salariée, et Colline, en recherche d’emploi, marchent en se dandinant au rythme des remix de Dalida. Si le cortège est joyeux, le sujet n’en est pas moins sérieux : « Les LGBT sont des travailleurs plus précaires que les autres et je pense notamment aux personnes trans qui subissent une vraie discrimination dans le monde du travail, explique Gaëlle. Cette précarité, c’est toute la vie qu’on la subit, et ça a un impact sur le niveau de nos retraites. La réforme ne va rien arranger. »
Derrière, défilent quelques militants syndicaux mais surtout de nombreux groupes d’Insoumis et Insoumises, chaque département avec sa banderole. Alors que la manière dont LFI a pris les devants de cette marche n’avait pas fait consensus au sein du mouvement, tiraillé ces derniers mois par des divergences internes, Manuel Bompard, le nouveau coordinateur (à la désignation contestée), espère que la page de ces turbulences est tournée. « Tout le monde a conscience que l’objectif est d’être les plus en avant et les plus unis dans la bataille, dit-il. La clé de la victoire, c’est l’unité syndicale et politique. »
Sur ce point, et sur le respect dû aux organisations syndicales, tout le monde semble d’accord. Prochaine étape : la journée d’action du 31 janvier convoquée par l’intersyndicale, à laquelle plusieurs des jeunes interrogé·es aujourd’hui comptent participer. « Le 31, la rivière doit sortir de son lit », clame le député François Ruffin.