A Berre-l'Etang, le bar des sports est le QG des immigrés tunisiens, une communauté forte de 46.000 ressortissants dans les Bouches-du-Rhône. Les plus âgés, retraités, ont travaillé dans les serres de tomates de la plaine de Berre à l'époque des contrats saisonniers OMI (l'ex-office des migrations). Les plus jeunes, arrivés illégalement dans les années 2000 via la Libye puis l'Italie, vivent une vraie galère, une heure dans les champs pour cinq euros par ci, un chantier au noir par là.
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Ce dimanche, ils sont très inquiets pour leurs familles, restées à Ghardimaou, leur ville d'origine à 190 kilomètres à l'ouest de Tunis, dans la province de Jendouba. «Tout est cassé, les banques, les boutiques, la pharmacie, et les maisons aussi, il y a deux ou trois morts tous les jours, les gens ont faim et le train vers Tunis ne circule plus», résume Ahmed, la quarantaine, qui vient d'appeler son frère à Ghardimaou.
Tous sont persuadés que ces destructions et pillages sont l'œuvre de la police de Ben Ali, qui agirait habillée en civil. «Les gens ne boivent plus l'eau du robinet car ils ont peur qu'on ait mis un virus dedans», avance un autre Tunisien.
La plupart ont traversé la Méditerranée dans des embarcations surchargées, la peur au ventre, dans un acte désespéré qui rappelle étrangement le geste suicidaire du jeune vendeur ambulant, à l'origine de la vague de contestation. Mohamed Bouazizi, 26 ans, diplômé et au chômage, s'était immolé par le feu à Sidi Bouzid le 17 décembre, après s'être fait confisquer sa marchandise par la police municipale parce qu'il n'avait pas les autorisations nécessaires. «Les policiers qui sont venus pour l'emmerder n'avaient même pas son niveau d'étude, souffle avec mépris, Kamel, 34 ans, et arrivé en 2002. Ils n'ont pas été à l'école et sont devenus policiers parce qu'ils sont “fils de”.»
Car en Tunisie, tout s'achète, à en croire Walid, un technicien informatique de 25 ans. «Pour travailler dans les mines de phosphate au sud, il faut donner 7000 à 10.000 dinars (3700 à 5200 euros, ndlr) ; pour monter un projet personnel, il faut que tu puisses payer en dessous de table afin d'obtenir les papiers ou alors il faut connaître un ami du gouverneur ou du dirigeant de l'entreprise», explique le jeune homme. Marié avec une Française et en contrat d'alternance près de Berre-l'Etang, il est le seul du groupe à posséder un visa en règle.
Mais Walid n'a pas oublié qu'il a «vécu le malheur». «En Tunisie, si tu n'as pas d'argent, tu es mort !, dit-il. Les gens vivent comme des morts, ce sont des morts-vivants. Le matin, tu attends l'argent du père pour pouvoir acheter un paquet de cigarettes, tu traînes de café en café avec un dinar pour passer la journée, et si tu bouges, tu vas en prison.» «Tu fais la prière, on pense que tu es un terroriste, tu vas en prison ; tu bois de l'alcool, c'est interdit tu vas aussi en prison !», plaisante un autre.
Son bac en poche, à 20 ans, Kamel, a été tenter sa chance à Tunis. «Un policier de Tunis m'a attrapé et m'a dit : “Qu'est-ce que tu fais ici ?”, raconte-t-il. J'ai répondu : “Est-ce que je suis tunisien ou quoi ?”. J'ai pris des gifles et j'ai passé plusieurs jours en garde à vue pour avoir parlé comme ça. Là-bas, on ne peut pas parler, on ne peut même pas dire notre misère.»
En 2009, Walid espérait lui trouver du travail à Monastir grâce à son bac plus deux en informatique. «Ils m'ont dit qu'ils cherchaient uniquement des gens venant de Sousse, le bastion de Ben Ali», soupire-t-il.
«Même ici, il y a des yeux»
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Ghardimaou, bourgade de 20.000 habitants coincée dans les montagnes, qui servit autrefois de plateforme logistique à l'Armée de libération nationale algérienne, «c'est 75% de jeunes, avec a minima le bac et qui se demandent pourquoi ils ont été à l'école vu qu'il n'y a pas de travail», explique Kamel. Pendant longtemps, les pères, partis travailler sur les champs, les mines, les chantiers et les chaînes de montage françaises, ont fait vivre la ville. «Mon père, je l'ai connu ici en France, raconte Kamel. Parti à 25 ans, il était onze mois de l'année en Corse sur les chantiers et un mois en Tunisie.»
Aujourd'hui, le travail se fait de plus en plus rare pour ces immigrés sans papiers. «On n'arrive même plus à envoyer de l'argent à notre famille», soupire un homme, en France depuis sept ans. «Nous avons perdu la dignité ici en France, lance tout à trac, Kamel. Quand un policier vient pour nous interpeller, on prend la fuite, comme des rats.»
Le dernier arrivé, Nizar, a atterri en 2010 à l'aéroport de Marseille-Marignane, grâce à une inscription dans une université française monnayée 7000 euros en Tunisie. Il n'a jamais mis les pieds dans l'université en question. «C'était le seul moyen de sortir de Tunisie depuis qu'ils ont fermé la frontière avec la Libye», dit ce jeune professeur de sport, qui après trois ans d'études n'a jamais trouvé de travail en Tunisie. En France non plus, à part deux heures par-ci ou par-là, qui lui suffisent juste pour manger. Mais «pour le moment, je reste car il y a plus d'espoir ici», dit Nizar.
Ses aînés, eux, sont entrés en Libye grâce à un passeur (la Libye a imposé aux Tunisiens désirant entrer sur son sol un âge minimum de 35 ans, pour limiter les départs en Europe depuis ses côtes), ont traversé le pays à pied et attendu, parfois pendant des mois, cachés dans des hangars, de prendre la mer à 200 voire 300 sur de petits bateaux. «Tu mettais ta main dans l'eau, le bateau menaçait de chavirer de ton côté», en tremble encore Ahmed.
Avant de passer par le centre de rétention de l'île de Lampedusa, au sud de l'Italie, où certains sont restés six mois. Ils restent discrets sur le financement du voyage (plus de 2000 euros). «Lui, a volé une vache pour pouvoir partir», accuse l'un, dans les éclats de rire. Mais depuis un an, «plus personne ne sort de la Tunisie car les policiers sont partout à la frontière», explique un jeune homme.
Et l'avenir, ici ou là-bas, semble bien incertain. «La Tunisie repart de zéro, tout est cassé, tout l'argent est volé, parti en Suisse ou au Canada, et il reste la police, c'est ça le problème», s'inquiète Sami, 28 ans. Ils gardent la peur au ventre. «Même ici, il y a des yeux», dit Kamel. D'ailleurs, alors que nous allions nous séparer, un homme se saisit d'autorité de mon carnet et biffe tous les prénoms notés, jusqu'à les rendre complètement illisibles. «On ne sait pas ce qui peut se passer si on revient un jour», explique son voisin.
Retrouvez dans le “Prolonger” un texte de Christine Larpin, responsable bénévole de la mission Gourbi de Médecins du monde, où elle dit son indignation face à «ces gouvernements sourds aux appels des jeunes à trouver un chemin riche d'espoir et de dignité».