Barcelone (Espagne), de notre envoyé spécial. - Dans le hall d’entrée monumental du théâtre Coliseum, une demi-heure avant le début du spectacle, Manuel Valls est déjà sur place. Il serre les mains, accepte les selfies, prend la lumière des caméras. L’ancien premier ministre est venu avec sa compagne, la femme d’affaires catalane Susana Gallardo, et l’un de ses principaux conseillers politiques, Josep Ramon Bosch, issu de la droite dure espagnole.

Près de la porte d’entrée, une bénévole de la Societat Civil Catalana (SCC), une plateforme qui rassemble les adversaires de l’indépendantisme catalan et soutient la campagne de Valls pour la mairie de Barcelone, distribue des tracts : « Aidez-nous à défendre la liberté et la bonne entente », est-il écrit, aux côtés de codes bancaires pour les appels aux dons.
Mais c’est un autre Français que la bourgeoisie catalane est venue écouter ce lundi soir durant deux heures, Bernard-Henri Lévy. Le penseur médiatique, 70 ans, présente Looking for Europe, un one-man show grandiloquent sur les crises qui fissurent le projet européen. BHL se met en scène dans une chambre d’hôtel à Sarajevo, incapable d’écrire le discours sur l’avenir de l’Europe qu’il est censé prononcer, dans la même soirée.
À peine entré sur scène, BHL prévient « [ses] amis de Barcelone et [ses] frères de Bosnie » que lui, le « patriote européen », s’apprête à prononcer « des philippiques contre Corbyn, Le Pen, Orbán ». Il met ainsi dans le même sac le chef du parti travailliste britannique (accusé de tergiverser sur l’Europe), la leader de l’extrême droite française, et le chef du gouvernement hongrois, devenu l'emblème des droites radicalisées.
Ces amalgames, qui ignorent les clivages entre la droite et la gauche, sont l’un des fils conducteurs du spectacle. Il reprend, en l’amplifiant, la grille de lecture qu’avait tenté d’imposer Emmanuel Macron après son élection en 2017, entre « progressistes » pro-européens et « nationalistes » ou « populistes », responsables de tous les maux du continent. C’est la même rhétorique dont se sert Manuel Valls dans sa campagne, qui se peint en champion de l'Europe pour batailler contre les indépendantistes de gauche mais aussi contre Ada Colau, la maire « indignée » soutenue par Podemos.
S’exprimant en français – avec quelques improvisations en espagnol –, BHL s’en prend ainsi aux « trois visages du populisme » qui séviraient en Espagne : Santiago Abascal, leader de Vox (extrême droite), Pablo Iglesias, à la tête de Podemos (gauche critique) et Carles Puigdemont, indépendantiste catalan, de droite, en exil à Bruxelles depuis un an et demi. « Un satané trio en train de foutre le pays en l’air », lance-t-il.
Iglesias, qui a un temps relayé les théories sur le populisme de gauche de la philosophe Chantal Mouffe, est accusé d’avoir introduit en politique « une théorie complètement idiote », à savoir que « le populisme, c’est comme le cholestérol, il y en a du bon, et du mauvais ». Il insiste : « C’est Manuel Valls qui a raison, il a eu le bon réflexe, on ne choisit pas entre Iglesias, Puigdemont et Vox. »
L’ancien socialiste avait critiqué, en janvier, la formation d’un gouvernement des droites en Andalousie, avec le soutien de Vox, et plaide pour un cordon sanitaire avec l'extrême droite. Mais cela ne l’avait pas empêché de manifester à Madrid avec certaines figures de Vox en défense de la constitution espagnole, quelques semaines plus tard.

Le philosophe français voit aussi dans le « foutu Brexit » des Britanniques « la revanche d’une Angleterre moisie […], le sacre de hooligans avinés ». Quant à la France, il décrit un paysage pris en tenailles entre « la copine de Steve Bannon » (Marine Le Pen ou sa nièce Marion Maréchal-Le Pen) et « les amis de Maduro », ou encore « nos Podemos à nous » (Jean-Luc Mélenchon). Et de s’en prendre à « ce pays de pétochards qui se prosternerait devant les gilets jaunes ».
À chaque date, ce spectacle itinérant, que l’intellectuel médiatique va présenter dans une vingtaine de pays de l’UE d’ici fin mai, est adapté, selon les charmes et subtilités de la vie politique locale. À Bruxelles début mars, il s’en est donné à cœur joie contre Bart de Wever, le patron des indépendantistes flamands de la N-VA, premier parti du royaume. À Barcelone, qu’il avait appelée la « capitale du populisme » lors d’une conférence de presse en janvier, BHL était attendu sur la question indépendantiste. Il ne s’est pas dérobé.
Il a convié à ses côtés Albert Boadella, figure du théâtre espagnol, né en Catalogne en 1943, mais qui n’avait plus remis les pieds sur des planches barcelonaises depuis douze ans. Adversaire farouche des indépendantistes, Boadella avait tourné en dérision leur projet l’an dernier, en imaginant Tabarnia, un pays qui aurait fait scission d’une Catalogne devenue indépendante, pour rejoindre l’Espagne. Il avait voulu montrer les limites des discours sur la libre autodétermination des peuples.
Dans le spectacle de Bernard-Henri Lévy, Boadella intervient à contre-emploi, dans le rôle du propriétaire catalan de l’hôtel à Sarajevo, mais aussi celui d’un indépendantiste convaincu. Le comédien, autrement plus à l’aise que BHL pour occuper une scène, s’amuse à caricaturer les arguments des indépendantistes – « ils nous volent notre argent », « le droit à décider des peuples », la spécificité de la culture catalane, etc. –, provoquant à chacune de ses interventions furtives des salves de rires dans le public. Dès que Boadella apparaît, le Français s'empresse de le raccompagner à la porte de sa chambre, refusant le débat avec celui qu'il finit par traiter de « raciste ».
Pour le reste, Lévy s’en prend sans surprise à Quim Torra, l’actuel président de la Catalogne, « marionnette du fuyard Puigdemont ». Régulièrement, ses réflexions sont entrecoupées d’alertes d’actualité qui surgissent sur son téléphone portable, et permettent à BHL de commenter l’actualité. Une énième polémique sur le retrait des bâtiments publics de Catalogne des rubans jaunes, ce symbole de solidarité envers les politiques en prison, lui inspire ce commentaire, en référence à Torra : « Oh, putain, il est lourd, ce mec. »
Quant au texte signé par 41 sénateurs français qui s’indignent d’une « répression politique » à l’égard des indépendantistes, publié dimanche sur Mediapart, Bernard-Henri Lévy commente : « Bande de crétins sous-informés, je suis triste pour nos élus. »
Après quelques considérations sur Edmund Husserl en sauveur du projet européen, BHL formule des pistes, modestes, pour relancer une construction mal en point : l’élection au suffrage universel du président de la commission européenne, la refonte de billets d’euro où des visages apparaîtraient (plutôt que les ponts actuels), ou encore un revenu minimum pour les chômeurs en Europe.
En transe lors du final, le réalisateur du Jour et la Nuit (1997), qui s’est fait sérieusement malmener dans un entretien récent au New Yorker, imagine le casting d’un gouvernement de l’Europe. Les glorieux « fantômes » des siècles passés (Dante à la justice, Érasme à la folie, Jorge Semprún à la défense, ou encore George Orwell à la résistance, parce qu’« il y en a marre de l’outrage à la Catalogne, il faut faire hommage à la Catalogne ») y côtoient quelques vivants, presque tous des hommes (Michel Houellebecq aux droits des animaux, ou encore Salman Rushdie à la laïcité, « avec le soutien de Manuel Valls pour régler une fois pour toutes cette histoire de burqa »).
Le monologue s’achève dans un tonnerre d’applaudissements. Dans la foulée, Manuel Valls se dépêche de tweeter, en catalan : « Merci à BHL et à Albert Boadella d’ouvrir les fenêtres, pour que l’air passe. » Pas certain que l’opération suffise à insuffler une dynamique à sa campagne locale.
Un extraordinari repàs de l'Europa actual per part de @BHL. Un plaer escoltar a #BCN una crítica a la greu situació a Catalunya.
— Manuel Valls (@manuelvalls) 25 mars 2019
Quan són els filòsofs i els actors qui expliquen allò que passa i que sembli una paròdia humorística és una mostra clara de la magnitud del problema. pic.twitter.com/rKZF4SUOMU
Ernest Maragall, le candidat de la gauche indépendantiste (ERC), avec le soutien d’Oriol Junqueras, leader de l’ERC en train d’être jugé à Madrid, est donné favori. Valls, largement distancé dans certains sondages, concentre ses attaques sur la gestion de la maire Ada Colau. Cette dernière est affaiblie depuis qu’une partie de ses troupes, au sein de la plateforme Barcelone en commun, a choisi de rejoindre les indépendantistes de l’ERC.
Mais c’est toute la campagne des municipales qui a été bousculée : non seulement par le procès des indépendantistes catalans qui devrait durer au moins jusqu’à mai, mais aussi par la convocation d’élections législatives anticipées, le 28 avril, dans tout le pays. Le scrutin municipal de fin mai risque donc fortement de dépendre du résultat des législatives, et des discussions qui auront été lancées pour former un gouvernement majoritaire à Madrid dans la foulée. D’ici là, les souvenirs du monologue de Bernard-Henri Lévy se seront totalement estompés.