[En accès libre] Si le Rassemblement national accède au pouvoir

Binationaux : le programme flou et discriminatoire du RN

Jordan Bardella veut interdire certains postes « stratégiques » aux Français binationaux. La mesure est présentée comme « anecdotique », mais masque les restrictions bien plus radicales défendues par le Rassemblement national depuis des années.

Youmni Kezzouf

Cet article est en accès libre.

Pour soutenir Mediapart je m’abonne

« Aucun droit ne sera enlevé à un seul Français, à une seule Française. » Jordan Bardella a martelé son mensonge lors de la présentation de son programme, lundi 24 juin, tentant à la fois de rassurer les marchés financiers, les électeurs et électrices d’Éric Ciotti mais aussi les citoyennes et citoyens qui seraient inquiets d’une éventuelle arrivée d’un parti d’extrême droite à la tête du gouvernement du pays. Il est pourtant une catégorie de Français·es directement concernée par un recul de ses droits, présenté et assumé – à moitié – par le Rassemblement national (RN) : les citoyen·nes français·es ayant une autre nationalité.

Si le RN arrivait au pouvoir, des millions d’entre elles et eux pourraient perdre le droit d’exercer certaines professions dans l’administration ou les entreprises publiques. Face aux journalistes, Jordan Bardella a tenté de minimiser la portée de sa proposition, assurant qu’elle ne concernerait que quelques postes, pour « lutter contre les ingérences étrangères » : « Sur les binationaux, je vous confirme que les postes les plus stratégiques de l’État seront réservés aux citoyens français et aux nationaux français », a-t-il assumé, avant d’ironiser : « Est-ce qu’aujourd’hui, on imagine des Franco-Russes travailler au ministère des armées ? »

Relancé par la presse, il a balayé les interrogations : « Je veux bien qu’on passe la campagne dessus, ça ne me pose aucun problème, mais c’est minoritaire. C’est anecdotique, c’est seulement symbolique, et c’est juste un principe de défense des intérêts de la nation. »

Quelques jours plus tôt, Marine Le Pen évacuait elle aussi la question en marge d’un déplacement de campagne à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais) : « Il y a déjà des métiers qui sont interdits aux étrangers. Ça me paraît totalement résiduel comme question, si on pouvait éviter de parler des ultra-exceptions... » Questionnée par la presse sur le fait que ces « ultra-exceptions » pouvaient concerner des millions de citoyen·nes, la triple candidate à l’élection présidentielle n’a pas répondu.

Illustration 1
Jordan Bardella lors de la présentation du programme du Rassemblement national à Paris le 24 Juin 2024. © Photo Nicolas Messyasz / Sipa

La proposition du RN concernant les Français binationaux ne peut pourtant être réduite à ce simple cas des « postes les plus stratégiques de l’État ». Dans sa proposition de révision de la Constitution, pierre angulaire de son projet censée lui permettre, en cas d’arrivée de Marine Le Pen à l’Élysée, de réaliser son programme discriminatoire et xénophobe, les dispositions qui concernent les binationaux sont bien plus radicales.

Une obsession ancienne du RN

La proposition de loi constitutionnelle du RN, déposée le 25 janvier 2024 à l’Assemblée nationale, prévoit d’inscrire dans la Constitution que « la loi organique peut interdire l’accès à des emplois des administrations, des entreprises publiques et des personnes morales chargées d’une mission de service public aux personnes qui possèdent la nationalité d’un autre État ». Une formulation extrêmement large, à dessein, comme l’a assumé auprès du Monde Renaud Labaye, ex-secrétaire général du groupe RN à l’Assemblée et proche collaborateur de Marine Le Pen : « On ne veut se fermer aucune porte et se laisser la possibilité de légiférer selon l’actualité ou la situation géopolitique. »

« Soit cela va accoucher d’une souris, c’est-à-dire d’un système qui existe déjà, avec des enquêtes administratives et, parfois, des avis défavorables avant l’accès à des habilitations secret-défense qui n’ont pas de lien à la double nationalité, explique Serge Slama, professeur de droit public à l’université Grenoble-Alpes. Soit cela accouchera d’un décret ou d’une loi qui serait contraire à la Constitution, car l’égalité entre les citoyens est l’un des trois principes matriciels de la République. »

La fin de la double nationalité est une proposition de longue date du RN, assumée dès 1985 par Jean-Marie Le Pen sur le plateau de l’émission « L’heure de vérité ». « Je pense que pour ceux qui ont la double nationalité, il faut choisir. Ou on est algérien, ou on est français », affirmait le fondateur du parti. Présente dans les programmes présidentiels de Jean-Marie Le Pen, elle continuera d’être défendue par sa fille après son accession à la présidence du parti.

Il faut choisir, être français ou être autre chose. On est algérien ou on est français. On est marocain ou on est français.

Marine Le Pen, en 2014

En 2011, au moment des « Printemps arabes », Marine Le Pen, pas encore députée et récemment élue à la tête du Front national (FN), se fendait d’une longue lettre aux 577 député·es pour dénoncer « le problème de la double nationalité en France ». S’inquiétant de « l’explosion du chiffre des binationaux », elle affirme que « la double nationalité peut conduire à des contradictions et de graves dérives », avant d’appeler à une modification de la loi : « Il est nécessaire de mettre fin à la double nationalité et de demander à chacun de nos compatriotes placés dans cette situation de choisir son allégeance : la France ou un autre pays. »

En 2014, après la qualification de l’Algérie en huitième de finale de la Coupe du monde, elle déclare qu’il « faut choisir, être français ou être autre chose. On est algérien ou on est français. On est marocain ou on est français ». En 2017, la proposition est légèrement édulcorée, pour se concentrer sur la double nationalité « extra-européenne », avant d’être soudainement abandonnée pour l’élection présidentielle de 2022. « Honnêtement, je préfère mettre ça de côté, car c’est comme mettre du sel sur des plaies ouvertes », justifiait-elle à Libération en janvier 2022.

Un abandon qui n’a pas empêché Sébastien Chenu, vice-président du parti, de proposer il y a deux semaines sur le plateau de Cyril Hanouna la fin de la double nationalité extra-européenne. « Une nationalité, vous en avez une et elle dit beaucoup de ce que vous êtes et de ce à quoi vous êtes attaché, a-t-il prétendu. On ne peut pas être français pour certaines choses et uruguayen pour d’autres. » La sortie a été suivie d’un rétropédalage immédiat dès sa sortie du plateau, sur le réseau social X : « Mea culpa, Marine Le Pen a renoncé à cette mesure et ne compte pas revenir dessus. Au moins c’est clair. »

Le seul moment de l’histoire où l’on a exclu des Français des emplois publics en raison de leurs origines, c’est sous Vichy.

Serge Slama, professeur de droit public

Pas si clair que cela pour les cadres du parti, en revanche. Lundi matin, Louis Aliot, vice-président du parti, interrogé sur la possible interdiction d’emplois publics à des binationaux, était catégorique : « Non. Je ne sais pas où on a vu ça. Je vous dis non. La binationalité, elle est acceptée aujourd’hui. Je ne sais pas où vous avez lu ça, mais ce ne sera pas dans le programme. » Au même moment, sur un plateau de télévision voisin, Roger Chudeau, député sortant et spécialiste des questions d’éducation au RN, affirmait l’inverse : « Tout ce qui relève de la souveraineté nationale ne peut être exercé que par des citoyens français, ça paraît basique. »

Mardi matin sur France Inter, Jean-Philippe Tanguy affirmait quant à lui que la proposition de loi constitutionnelle du mois de janvier est « caduque ». Elle contient pourtant toutes les propositions centrales du RN en matière d’immigration et reste le pilier de l'action du RN en cas d'accession à la présidence de la République, comme l’a encore rappelé Jordan Bardella la veille.

« Le seul moment de l’histoire où l’on a exclu des Français des emplois publics en raison de leurs origines, c’est sous Vichy, rappelle Serge Slama. Cette vision héréditaire de la nationalité, qu’on voit aussi avec la proposition de suppression du droit du sol, c’est la matrice du RN, elle n’a jamais changé, il ne faut pas être dupe. »

Si vous avez des informations sur les extrêmes droites à nous communiquer, vous pouvez nous contacter à l’adresse extremedroite@mediapart.fr.