Série Épisode 1 Le privé à la conquête de la psychiatrie

Surmenage, réduction des coûts et factures salées : la folle course aux profits d’un groupe de psychiatrie privé

Enjeu de santé publique majeur, la psychiatrie privée prospère à travers de grands groupes financiarisés. Un acteur a ouvert la voie, Inicea, multipliant les techniques pour augmenter le « rendement » de ses établissements avant son rachat par l’entreprise Korian, révèle Mediapart.

Laurence Delleur

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Il est 8 heures du matin, le 1er février 2019, à la clinique psychiatrique Les Horizons de Cambes (Gironde) du groupe Inicea, lorsqu’un agent de maintenance découvre le corps inanimé de la dirigeante de l’établissement, Liliane Maranon, dans les toilettes du sous-sol. L’autopsie de cette femme de 55 ans conclura à un « accident cardio-vasculaire aigu, sur un terrain de maladie cardio-vasculaire pathologique », selon le parquet de Bordeaux.

Quatre jours après cet événement marquant, l’ensemble des dirigeants du groupe de santé privé Inicea se retrouvent en séminaire au château de Ronqueux, dans les Yvelines. Dans sa présentation, dont Mediapart a pu consulter le récapitulatif, le directeur des ressources humaines, Pascal Delord, reconnaît « une quasi-absence de politique de prévention des risques professionnels » au sein du groupe.

Le drame est passé sous silence, la presse ne s’en fait pas l’écho. Un inspecteur de la caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat), chargée de la prévention des risques professionnels, se déplace sur les lieux. L’inspection du travail fait un signalement au procureur de la République, l’informant de « l’absence de mise en œuvre des mesures nécessaires pour protéger la santé physique et mentale de cette salariée exposée à une surcharge de travail ayant pu conduire à un épuisement professionnel ». Une enquête est ouverte pour mise en danger d’autrui et homicide involontaire. Elle est classée sans suite pour infraction insuffisamment caractérisée trois mois plus tard.

Ce décès intervient dans une période particulière pour le groupe. Inicea est alors en pleine mutation et veut devenir un acteur incontournable de la psychiatrie privée en France, et il y parviendra effectivement. Mais la concurrence est rude.

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La clinique psychiatrique Les Horizons à Cambes (Gironde) et la clinique des Vallées à Annemasse (Haute-Savoie) appartiennent au groupe Inicea. © Captures d’écran site internet Inicea

La psychiatrie est connue pour être un secteur rentable, plus encore que celui de la dépendance. Et devant ces opportunités, des multinationales comme Orpea ou Korian commencent à se montrer gourmandes. Ces leaders de la prise en charge des personnes âgées ont compris l’intérêt de diversifier leur portefeuille.

De fait, en psychiatrie, la part des lits du privé lucratif ne cesse d’augmenter, passant de 11 % en 1975 à plus de 30 % en 2024. Des choix stratégiques qui paraissent encore plus judicieux aujourd’hui, à la lumière de la crise du covid, qui a impacté durement la santé mentale des Français·es.

Contactés séparément sur la mort de Liliane Maranon, le fondateur d’Inicea, son ex-PDG et son ancien directeur adjoint ont répondu en commun à nos questions et indiquent à Mediapart : « Le groupe, la direction médicale et les cadres de soins de l’établissement ont pleinement coopéré avec les autorités compétentes afin d’éclaircir les circonstances de ce drame. L’enquête a conclu à un décès de causes naturelles et aucune poursuite n’a été engagée. » Ils ajoutent : « Les propos rapportés de M. Delord sont sortis de leur contexte, d’autant que cette réunion a lieu quatre jours après le décès de Mme Maranon qui a ébranlé l’ensemble des équipes. Inicea n’a eu de cesse que de renforcer la prévention des risques professionnels et de l’intégrer au niveau de sa politique qualité. »

Plusieurs interlocuteurs de Mediapart, qui ont connu Liliane Maranon, en sont pourtant convaincus : sa mort serait en lien, selon eux, avec son rythme de travail harassant. « Elle était en burn-out avéré. Elle prenait des cachets pour dormir, d’autres pour tenir la journée. On voyait bien qu’elle n’en pouvait plus, cela faisait un an qu’elle n’avait pas eu de vacances. Elle m’avait dit qu’elle était à bout », confie un ancien cadre d’Inicea qui l’a côtoyée. Depuis le départ du directeur de la clinique après un long arrêt maladie, Liliane Maranon, assistante de direction à l’origine, était seule aux commandes.

La secrétaire du syndicat Sud Santé Sociaux de Gironde, Carole Louvet, a bien connu cet établissement. Les propos que lui rapporte à l’époque Véronique, une des déléguées syndicales alors en poste, résonnent étrangement aujourd’hui : « Deux jours avant sa mort, elle avait vu la dirigeante de l’établissement pour préparer une réunion. Elle l’avait trouvée épuisée et amaigrie. Ce jour-là, Liliane Maranon lui avait dit : “Ils vont avoir ma peau.” »

Attirer les investisseurs

Le drame résonne avec le reste de la trajectoire économique d’Inicea, prise dans une folle course en avant à cette période. Depuis le rachat de la clinique des Vallées à Annemasse (Haute-Savoie) en 1982, le fondateur d’Inicea, Gilles Briquet, a eu à cœur d’édifier un groupe de cliniques indépendant à la réputation financière solide.

Un ancien cadre du secteur public, qui l’a connu, décrit quelqu’un de « brillant » : « Il allait dans les territoires perdus de la République et il leur disait : “Je vais venir chez vous ouvrir un hôpital de jour.” Il était à la chasse aux autorisations, il en voulait. »

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Gilles Briquet et Pierre Forest. © Photos compte X Inicea

Pour se développer, Gilles Briquet n’a pas hésité à faire appel en 2010 à un premier fonds d’investissement, la Financière patrimoniale d’investissement. C’est une première dans le secteur. Ce soutien financier lui permet de rénover et d’agrandir son premier établissement, mais surtout d’acquérir en 2013 les sept établissements de santé mentale du groupe Korian.

Fort de cette croissance, Inicea va attirer en 2016 un deuxième fonds d’investissement. Antin Infrastructure Partners (Antin IP) s’est auparavant positionné sans succès sur le rachat du groupe de maisons de retraite DomusVi. Il se tourne alors vers cet autre marché florissant qu’est celui de la psychiatrie. Son PDG, Alain Rauscher, justifie l’intérêt de cette acquisition dans Les Échos : « Ce secteur dispose de caractéristiques qui le rendent tout à fait éligible à notre thèse d’investissement. » 

Outre la demande de ce type de soins, « décorrélée des cycles économiques », la psychiatrie dispose d’autres avantages à ses yeux : « Les opérateurs du secteur bénéficient de cash-flows stables et prévisibles, qui résultent aussi du fait que […] les taux d’occupation sont le plus souvent très élevés. »

À l’image des Ehpad privés, les soins en clinique psychiatrique sont financés par les pouvoirs publics. Les prix restent donc encadrés. Les bénéfices viennent des frais d’hôtellerie, largement à la charge du ou de la patient·e ou des complémentaires santé. En moyenne, Inicea facture la chambre individuelle classique 90 euros par jour. Mais il existe aussi des tarifs bien supérieurs, pour des chambres dites « essentielles, confort et prestige ».

Stéphane Richard, ancien directeur de la clinique des Vallées, rencontre les représentants du fonds Antin IP à l’époque : « Ils ne savaient pas ce qu’était la psychiatrie. C’étaient des financiers. » Un autre ex-directeur se remémore ce tournant pour Inicea : « Ils sont venus à Paris nous présenter leurs différentes filiales. C’est là qu’on a appris qu’ils possédaient des chemins de fer, des pipelines. On s’est dit que cela allait donner un autre visage au groupe. »

Les objectifs d’Antin IP sont ceux de tous les fonds de capital-investissement : restructurer le groupe, le faire grossir et le revendre. Une équipe qui a fait ses preuves en matière de restructuration va être recrutée. Elle vient d’ailleurs de réussir la vente du groupe Biomnis, alors un des principaux laboratoires indépendants d’examens de biologie médicale spécialisée, à un leader mondial coté en Bourse, Eurofins, pour 220 millions d’euros.

Le directeur financier de Biomnis, Renaud Lambert, son responsable du groupe fusions-acquisitions, Alexis Grand, et son juriste, Guillaume Toulemonde, vont tour à tour rejoindre le groupe Inicea. Un nouveau directeur général, Pierre Forest, va les chapeauter, issu lui-même du secteur des laboratoires médicaux.

Une fois Antin Partners aux manettes, les acquisitions et les ouvertures de nouveaux établissements s’enchaînent à un rythme soutenu : acquisition d’une clinique en 2017 et de deux autres l’année suivante, ouverture de trois hôpitaux de jour en 2018, de deux de plus un an plus tard, d’un autre encore en 2020.

Des chambres simples plus lucratives

Des travaux sont menés également dans plusieurs établissements. Selon les témoignages recueillis par Mediapart, l’objectif est principalement de transformer les chambres doubles, facturables uniquement à la Sécurité sociale, en chambres simples, facturables aux mutuelles et dont le coût est modulable en fonction des prestations fournies : wifi, lavage du linge, machine à café, peignoir, mug, trousse d’accueil…

Les anciens dirigeants n’ont pas souhaité répondre spécifiquement sur ce point, déclarant simplement que « les établissements privés ont entre 50 et 75 % de leur capacité en chambres individuelles (hors unité spécifique) » et que « les établissements Inicea se situent dans ces proportions ».

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La clinique Maylis dans les Landes. © Captures d’écran site internet Inicea

Dans la clinique Maylis, dans les Landes, Inicea se serait même, selon les informations de Mediapart, passé de l’autorisation de l’agence régionale de santé (ARS) pour ouvrir 24 lits supplémentaires en septembre 2018, soit une augmentation de plus de 50 % de sa capacité en psychiatrie générale.

Interrogé par téléphone, l’ex-directeur général Pierre Forest nous affirme d’abord qu’il faut demander une autorisation supplémentaire à l’occasion d’une extension et souligne : « Vous vous rendez compte, 20 lits [24 lits en réalité – ndlr], c’est énorme, c’est un bâtiment de 400 mètres carrés, vous ne pouvez pas jouer avec ça. »

Par écrit, il se reprend : « Toutes les ouvertures ou extensions de capacité effectuées par Inicea ont été présentées aux autorités sanitaires », et complète : « À cette période, pour permettre une plus juste adaptation de l’offre de soin aux besoins de la population locale et régionale, les autorisations n’étaient plus obligatoires pour les cliniques existantes dûment autorisées. »

Quant à l’ARS Nouvelle-Aquitaine, elle a répondu en plusieurs temps à Mediapart, indiquant notamment que « l’évolution à la marge de la capacité des établissements de psychiatrie privés échappe au régulateur », avant de reconnaître que la clinique Maylis l’a simplement informée de l’ouverture de l’extension, et en 2020, un an et demi au moins après.

Faire monter les factures en hôpital de jour

Lors de cette période de développement intense, une vague de directeurs est embauchée. Le nouveau plan stratégique, que Mediapart a pu consulter, leur annonce la couleur : l’année 2019 sera « au service de l’Ebitda [le bénéfice avant intérêts et impôts – ndlr] et de la construction du groupe Inicea ». Le directeur d’établissement devient « un “Patron” de centre de profit ».

Pour assurer une rentabilité maximale, un séminaire, en septembre 2017, prônait déjà « l’industrialisation des ouvertures » des hôpitaux de jour. La facturation à la Sécurité sociale des soins dans ces lieux est alors basée sur plusieurs forfaits, surnommés « PY ». Leur montant est fonction de la durée des ateliers thérapeutiques, du nombre d’intervenant·es et de leur caractère individuel ou collectif.

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Captures d’écran du site internet d’Inicea.

Divers éléments que Mediapart s’est procurés montrent que le groupe cherche alors à en maximiser les revenus, y compris en contournant les règles. Un document interne du 5 mai 2017 propose un temps d’atelier « de l’ordre de 2 heures », qui « peut même être porté à 1 h 30, 1 h 45 », au lieu des deux heures et demie fixées par la réglementation : réduire la durée des ateliers permet d’embaucher moins de personnel.

Dans ce même document, il est aussi suggéré de facturer deux intervenants dès lors que le patient « côtoie au moins deux intervenants lors de sa venue », comme une « infirmière au repas » ou une « secrétaire ». Il y est aussi conseillé de facturer les journées collectives avec deux intervenants, même lorsqu’il n’y en a qu’un en réalité.

En réponse à ces révélations, Pierre Forest, Alexis Grand et Gilles Briquet assurent qu’« à aucun moment, le groupe Inicea n’a donné de consignes visant à optimiser la facturation au détriment de la réalité des soins. Les règles encadrant la facturation des soins en hôpital de jour étaient encore très récentes à l’époque, et ont fait l’objet de nombreuses demandes d’éclaircissement de la part [des] syndicats professionnels. Durant les premières années, leur application laissait place à des zones d’interprétation. Il est donc possible que certaines équipes aient appliqué ces textes selon leur compréhension sincère ».

Économies à tous les étages

L’autre levier pour améliorer la rentabilité est de diminuer les coûts. Une négociation avec la société Elis permet d’économiser environ 10 % sur la facture de linge. La restauration change de mains et passe d’API Restauration à la Sodexo. Le bionettoyage est externalisé et confié au groupe Samsic. Une ancienne cadre le déplore : « Samsic a fait des audits des bâtiments pour mesurer les temps de passage au mètre carré et par chambre. Il chronométrait le travail des salariées avec des scanettes. » Des méthodes qui rappellent celles mises en œuvre dans les Ehpad, gérés en partie par les mêmes acteurs privés.

Tandis que le slogan d’Inicea, « La psychiatrie à visage humain », s’affiche toujours sur les publicités du groupe, la pression s’accentue également toujours plus sur les responsables des établissements et leurs équipes. Stéphane Richard, directeur de la clinique des Vallées de mai 2014 à septembre 2016, a vécu l’arrivée des deux fonds d’investissement avant d’être poussé vers la sortie : « L’établissement était bénéficiaire mais ne rapportait pas assez d’argent. Dans le privé lucratif on veut que ça rapporte beaucoup plus. » 

L’homme poursuit, amer : « On limitait la masse salariale, l’intérim, c’est tout ce que l’on peut faire lorsqu’on est au rendement maximal. C’est le chiffre d’affaires externe qui est important, c’est ce que regardent les investisseurs. Ç’a été un soulagement pour moi de m’en aller. » Il a depuis pris la tête d’un Ehpad à but non lucratif. 

Les trois anciens dirigeants du groupe n’ont pas souhaité commenter ces déclarations mais soutiennent qu’« Inicea a toujours géré l’ensemble de ses cliniques en favorisant la qualité d’accueil et de soin de ses patients » et que « l’idée selon laquelle la masse salariale aurait été volontairement limitée est totalement infondée ».

On me disait parfois : “Vous n’êtes pas assez ambitieux”, moi je leur répondais : “Je respecte la législation.”

Un ancien directeur d’établissement

Un autre responsable d’établissement raconte avoir jeté l’éponge après la reprise, écœuré : « Ç’a été un virage à 180 degrés. Avant, on se voyait une fois par trimestre entre responsables d’établissement, il y avait un vrai collectif. Tout ça a disparu. En revanche, on nous bordait à la culotte toutes les semaines pour rendre des comptes sur nos écarts budgétaires. »

Il affirme aussi avoir reçu des demandes hors des clous : « On devait faire des hypothèses budgétaires avec des surperformances de TO [taux d’occupation – ndlr], c’est-à-dire que si on avait une autorisation pour 50 chambres, il fallait en avoir et en utiliser 54 par exemple, ou bien, au lieu d’avoir un TO à 100 %, je devais être à 112 %. »

Une exigence l’a particulièrement affecté : « On nous demandait de facturer des chambres particulières, plus rentables, à des personnes qui n’avaient pas d’argent. Lorsque vous avez 30 euros de dépassement par jour, cela fait 900 euros à payer à la fin du mois… »

Cet ancien directeur n’est pas près non plus d’oublier ces réunions à Paris où les scores de performance de chacun étaient affichés et certains d’entre eux humiliés : « On me disait parfois : “Vous n’êtes pas assez ambitieux”, moi je leur répondais : “Je respecte la législation.” » 

Des accusations que réfute aussi l’ancienne équipe à la tête d’Inicea, assurant que « ce type de pratique n’a jamais fait partie des méthodes managériales du groupe », et que « le respect des règles administratives et sanitaires a toujours été une ligne rouge pour la direction ».

Comme trois autres anciens directeurs avec lesquels Mediapart s’est entretenu, ce dernier a fini par craquer : « Ma santé a fini par me lâcher. Je travaillais quatre-vingts, quatre-vingt-dix heures par semaine, je ne dormais plus et je ne m’y retrouvais plus au niveau des valeurs. » Avec du recul, l’ancien responsable analyse la situation ainsi : « Ils étaient dans la recherche de la performance, en oubliant le sens de nos métiers. Le directeur général était là pour redorer la mariée avant de la vendre. »

Le 3 janvier 2019, un communiqué annonce officiellement que Pierre Forest succède à Gilles Briquet à la présidence du groupe. Avec le chèque qu’il a signé, Gilles Briquet s’offre une écurie de course automobile. Le fonds Antin IP va pouvoir chercher de son côté un acquéreur : Inicea, doté de dix-neuf établissements, est désormais un acteur courtisé. Les plus grands groupes vont se pencher sur son possible rachat.

Korian notamment, qui s’était séparé de sa branche psychiatrie quelques années auparavant, va recommencer à s’intéresser de très près à ce groupe décidément très rentable, comme nous le verrons dans le deuxième volet de cette enquête.

Laurence Delleur

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