« Je suis enfermé depuis neuf ans, ballotté d’un établissement à l’autre. Je ne peux pas sortir librement, même pas pour prendre un café. Et pourtant, je n’ai aucun crime à purger ! » Fabio* a un peu plus de 60 ans, dont près d’un sixième passé dans des résidences privées, financées par l’État, qui en Italie ont petit à petit remplacé les hôpitaux psychiatriques publics, fermés par la loi en 1978.
L’Italie a en effet été le premier pays au monde à fermer ses asiles publics, dans le sillage du mouvement de « désinstitutionnalisation » mené par le psychiatre et intellectuel Franco Basaglia. Mais aujourd’hui, on observe que la privatisation des services de santé mentale italiens a réintroduit à grande échelle la pratique de l’enfermement. Et met en péril les résultats obtenus grâce à cette révolution, en particulier dans certaines régions du pays. Le phénomène a même un nom : la « réinstitutionnalisation ».
Devant nous, le regard de Fabio brille, malgré la grande quantité de psychotropes qu’on lui administre quotidiennement. Ce n’est pas souvent que l’homme reçoit des visiteurs dans cette structure située dans un petit village perché sur une colline, à une heure de route de la capitale. Ironique et affable, il ne s’emporte que lorsqu’il évoque la perte de sa liberté, survenue après qu’un délit mineur lié à la drogue l’a conduit à purger une peine de huit mois dans un établissement psychiatrique.
Après quoi, au lieu d’être libéré, Fabio est resté piégé dans le système des résidences privées conventionnées qui reçoivent des indemnités journalières de l’État italien. Les trois structures dans lesquelles il a résidé au cours de ces neuf années – deux résidences psychiatriques puis une residenza per anziani (RSA, une maison de retraite) – appartenaient au groupe Sage, acquises en 2021 par Korian Italie, devenu le groupe Clariane.

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« J’ai eu ce qu’on pourrait appeler de mauvaises pensées : après tout, à quoi bon vivre en reclus ? » Il y a deux ans, l’homme écrivait ces mots, d’une écriture ronde et régulière, à son juge des tutelles, pour le supplier de ne pas le faire transférer dans la maison de retraite où il se trouve actuellement. « Fabio n’a pas de charges pénales en cours, mais depuis plusieurs années, le juge des tutelles a considéré qu’il n’était pas indépendant et l’a donc confié à un administrateur de soutien », explique Daniele Ingarrica qui était son avocat pendant la période où il resté assigné à résidence à la maison de retraite.
Il précise également que la demande d’administration de pension alimentaire pour Fabio a été faite au juge par « une des résidences où il résidait ». L’administrateur de soutien en Italie « est en fait le propriétaire de la personne assistée, avec le pouvoir de vie et de mort », explique Michele Capano, avocat de l’association Diritti alla follia (« droits à la folie »). Lorsque nous avons invité Fabio à déjeuner dans un restaurant près de l’établissement, par exemple, son administrateur de soutien lui a refusé la permission, sans fournir d’explication.
Dans un rapport de septembre 2021 rédigé sur papier à en-tête de la résidence psychiatrique Colle Cesarano, une structure de deux cents lits dans la province de Rome, passée sous la propriété de Korian à la même époque, on peut lire pourtant qu’il est « cliniquement stable », n’a plus de dépendances aux drogues, s’entend bien avec les opérateurs, suit régulièrement une thérapie, et que son diagnostic de « psychose non spécifiée » provoque des handicaps « légers ». Les points critiques mis en évidence en ce qui concerne la possibilité de vivre à l’extérieur sont « la situation économique » et « l’absence d’un réseau de soutien extérieur ».
Cette évaluation envoyée au centre de santé mentale public de son secteur, signée par un psychiatre et deux psychologues, est contenue dans un document appelé « Projet de réadaptation thérapeutique personnalisé » (PRTP), où son désir de vie autonome est pourtant décrit comme un « obstacle à la relation thérapeutique ». Des projets de « réhabilitation » de ce type se sont répétés pendant des années, jusqu’à l’admission de Fabio dans cette dernière maison de repos, qu’il ne quittera probablement jamais.
Clariane, interrogé par Mediapart sur cette situation précise, a seulement indiqué que l’admission et la poursuite de l’hospitalisation des patient·es dans des établissements psychiatriques thérapeutiques ou de réadaptation ne peuvent avoir lieu qu’avec l’autorisation du Centre de santé mentale (CSM), organisme public.
Fabrizio Starace, président de la Société italienne d’épidémiologie psychiatrique (Siep), souligne que les structures privées accréditées absorbent actuellement environ la moitié des fonds publics destinés à la santé mentale en Italie. Bien qu’elles soient définies sur le papier comme « rééducatives », elles ne favorisent généralement pas l’autonomie des personnes qui en raison du manque de services sociaux publics territoriaux finissent parfois par y résider pour toujours.
Autre région, autre méthode
L’histoire de Fabio aurait été complètement différente si, au lieu du Latium, il avait vécu dans la région de Frioul-Vénétie-Julienne, où la révolution anti-asile de Franco Basaglia a commencé et s’est développée. Il n’y n’existe pas de résidences privées et les CSM sont en mesure d’accompagner les patient·es, même dans le cas des pathologies les plus graves, à domicile.
La méthode utilisée passe par un « budget santé » : les ressources sont dépensées – au lieu des frais d’établissement – sur des « parcours de traitement adaptés aux besoins de chaque patient », explique Alessandra Oretti, directrice du département de santé mentale de Trieste et Gorizia.

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Les CSM de cette région sont toujours ouverts pour être en mesure de répondre à d’éventuelles crises, et les associations du secteur sont essentielles pour la mise en œuvre de projets personnalisés : ils vont de l’aide à domicile garantie en fonction des besoins, à l’organisation de groupes d’appartements, jusqu’à la promotion de stages dans des activités professionnelles.
Les ressources proviennent à la fois des services de santé mentale et des revenus propres de chaque patient·e, ce qui permet de maintenir le coût de ce système à un niveau bas : le Frioul-Vénétie-Julienne n’utilise que 2,9 % du fonds régional de santé, légèrement moins que dans le Latium, qui alloue, lui, deux tiers des fonds pour la santé mentale aux établissements privés.
Cette méthode a déjà été expérimentée à la fin des années 1970, lorsque Franco Basaglia a fermé l’hôpital psychiatrique de Trieste dont il était directeur. Franco Rotelli, qui a poursuivi les idées et la pratique de Basaglia à Trieste disait que les CSM devaient être « comme les bars de Dakar » : ouverts jour et nuit.
Aujourd’hui, sur les murs de l’ancien asile psychiatrique de Trieste, la phrase qui a guidé les actions de Basaglia et de son groupe de travail est écrite en lettres gigantesques : « La liberté est thérapeutique. » La ville est un modèle pour l’OMS en matière de gestion de la santé mentale : « Chaque année, des centaines d’opérateurs viennent du monde entier pour voir comment nous travaillons », explique la doctrice Alessandra Oretti.
Le coût de l’enfermement privé
Dans la région du Latium, un travail inspiré de la pratique de Basaglia est en cours dans les villes de Bracciano et de Civitavecchia, près de Rome, où vingt patients psychiatriques ont été amenés à vivre dans des appartements normaux après avoir vécu – parfois durant quinze ans – dans des résidences privées, dont Colle Cesarano.
« Tous ont vécu dans des structures pendant au moins cinq ans de plus que la période maximale autorisée », observe Massimo Magnano, médecin et bénévole de la communauté de Sant’Egidio, qui a lancé ce projet de « vie assistée » en collaboration avec le département local de santé mentale.
Au début de leur vie dans les appartements, deux d’entre eux nous demandaient même la permission de boire un verre d’eau !
Parmi ces patients, Marco Urbinati, acteur de films comiques dans les années 1980, passé des lieux brillants du cinéma aux couloirs anonymes de la résidence psychiatrique dans laquelle il a vécu pendant de nombreuses années sans pouvoir sortir librement.
Massimo Magnano sourit lorsqu’il se souvient de la détermination avec laquelle Marco Urbinati l’a attendu le jour où il est allé le rencontrer : « Il est resté plus de dix heures à l’entrée de la résidence de peur que je ne le trouve pas à mon arrivée, terrifié à l’idée de manquer cette occasion. » Massimo Magnano explique par cette anecdote la manière dont l’autonomie de ces patient·es est altérée par leur séjour prolongé dans ces résidences : « Au début de leur vie dans les appartements, deux d’entre eux nous demandaient même la permission de boire un verre d’eau ! »

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Dans le Latium, où environ 90 millions d’euros sont dépensés chaque année en frais de résidences psychiatriques privées, le département de la santé mentale qui a mis en œuvre le projet de « cohabitat assisté » a économisé environ 8 millions d’euros en douze ans. Un paradoxe, alors que le budget dédié aux établissements psychiatriques régionaux a augmenté : il est passé de 69 millions d’euros en 2019 à 86,5 millions d’euros pour 2024.
À cela s’ajoutent les dépenses pour les maisons de retraite pour personnes âgées, dans lesquelles parfois même des patient·es psychiatriques sont envoyé·es « s’il n’y a pas d’autres solutions », explique Gisella Trincas Maglione, présidente de l’Union nationale des associations de santé mentale (Unasam).
Korian cultive l’opacité
Cette manne d’argent public permet aux groupes privés de se développer : dans le Latium, le groupe Clariane dispose actuellement de 271 lits en résidences psychiatriques et de près de 1 500 en établissements de soins pour personnes âgées (un quart des plus de 6 000 qu’il compte dans toute l’Italie).
Le 6 septembre 2021, la multinationale française a annoncé à ses actionnaires le rachat de neuf établissements de 568 lits (254 en résidences psychiatriques et plus de 300 en maisons de retraite) au groupe Sage, le décrivant comme une entreprise qui bénéficie d’« une excellente réputation ».
Or, la plus grande résidence du groupe Sage, Colle Cesarano, a fait l’objet, entre 2009 et 2015, d’interrogations de la part des conseillers régionaux, lesquels ont évoqué un manque de personnel adéquat, une « dégradation générale de la structure », de « graves dysfonctionnements » et même des « décès suspects ».
« Au moment de l’acquisition, tous les établissements du groupe avaient obtenu la certification ISO 9001 et avaient été évalués positivement par les autorités sanitaires régionales compétentes à travers une accréditation par le système de santé publique », commente de son côté Clariane.
En juin 2024, nous avons demandé, par le biais de demandes d’accès aux documents (Foia), équivalent italien de la Cada (Commission d’accès aux documents administratifs) française, aux seize entreprises propriétaires d’établissements psychiatriques de la région du Latium comptant plus de vingt lits, le nombre et l’âge des patients résidant à leur domicile depuis plus de deux ans et la structure du personnel.
Les seules qui ont refusé de fournir les données sont les trois sociétés acquises par Korian : Geress Srl et Lob Srl (anciennement groupe Sage) et Italian Hospital Group. Nous avons fait appel au médiateur de la région du Latium qui a ordonné aux trois entreprises appartenant à Clariane de fournir les données demandées, ce qu’elles ont refusé.

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Le juge administratif, le 27 décembre 2024, a donc ordonné aux entreprises de communiquer les données relatives au personnel employé, mais pas le nombre et l’âge des personnes qui, comme Fabio, résident dans ses établissements depuis plus de deux ans : des données qui resteront donc secrètes.
Malgré l’ordonnance du juge, seules deux de ces trois sociétés – Geress Srl et Italian Hospital Group – nous ont transmis la liste du personnel spécialisé employé.
Il s’agit d’« informations sensibles tant pour le groupe industriel que pour les patients », justifie Clariane, soulignant que la décision de maintenir un patient hospitalisé dans les établissements relève de la puissance publique : « Les listes d’attente pour une réadaptation psychiatrique sont souvent longues et la seule raison pour laquelle un patient est maintenu en soins est son besoin clinique. » Repoussant ainsi les accusations de pratiques visant à garder les patient·es le plus longtemps possible, à des fins lucratives.
Les « affaires » avant la santé
« Il y a un quota de personnes qui vivent dans des établissements psychiatriques résidentiels et dont la sortie est continuellement repoussée, non pas parce que leurs conditions cliniques et leur niveau de fonctionnement social ne permettraient pas une vie indépendante, mais parce que les services publics de santé mentale n’ont pas les ressources pour garantir des projets de vie autonome accompagnés pour tous », explique Antonio Maone, psychiatre qui s’occupe de la question des soins psychiatriques résidentiels à Rome depuis de nombreuses années.
« En tant que syndicalistes, nous avons aussi beaucoup de mal à obtenir les listes du personnel de 99 % des établissements psychiatriques qui ont des accords avec la région du Latium », complète Massimiliano Rizzuto, responsable de la santé de la CGIL (Confédération générale italienne du travail) dans la région du Latium.
Il ajoute qu’en février 2025, Korian a modifié ses contrats à l’échelle nationale : « Elle paie les travailleurs de tous les établissements de réadaptation sous les conditions du contrat du personnel des maisons de retraite, qui est l’un des plus bas du secteur des soins de santé privés et qui n’a pas été renouvelé depuis 2012. »
« Les difficultés économiques et réglementaires appauvrissent les travailleurs et diminuent la qualité des soins aux patients », déclare le syndicaliste, qui critique le fait que son pays ait sous-traité le sujet de la psychiatrie à des acteurs privés, « dont la priorité n’est pas la santé, mais les affaires », mais qui ont ainsi acquis une énorme force politique : « Maintenant, l’administration publique ne peut plus se passer d’eux. »