La Souterraine (Creuse).– 476 euros. Gilbert, technicien de maintenance à La Souterraine Industry (LSI), ex-GM&S, vient de recevoir sa facture de gaz du trimestre. « Avant » l’inflation et les hausses de prix diverses, il payait environ 300 euros. Mais la prochaine risque d’être encore plus douloureuse, le prévient Patrick Brun, outilleur et délégué CGT dans le local syndical. Faire attention est devenu un mot d’ordre.
Patrick Brun a connu les heures glorieuses durant lesquelles l’usine tournait à plein régime avec des postes pour tout le monde. Aujourd’hui, c’est plus difficile, l’entreprise vivote. L’ouvrier l’avoue volontiers, il est usé. Notamment par la grève d’un an qu’il a menée avec ses camarades contre la fermeture de l’usine de sous-traitance automobile en 2017. Les GM&S ont remporté une semi-victoire. Lutte emblématique dont il reste un livre, un film, un passage au Festival de Cannes et une flopée de souvenirs galvanisants.
Mais le quotidien est rugueux depuis quelques mois. Selon l’Insee et les derniers chiffres disponibles, la hausse des prix de l’alimentation était de 12,1 % en novembre 2022, un chiffre considérable. À tel point que le gouvernement songe à proposer une vingtaine de produits du quotidien à prix réduit dans les supermarchés pour soulager les ménages.

Agrandissement : Illustration 1

Patrick Brun voit le ressentiment général mûrir peu à peu. « Le problème, c’est qu’on ne va bientôt plus en pouvoir. Tout augmente. Il n’y a pas de transports en commun ici, et le prix du plein explose, mais on n’a pas le choix. Avant, j’en avais pour 200 euros par mois, là 400. C’est une belle claque. » À la station-service, le litre de gasoil tutoie les 2 euros.
Il poursuit : « Tu sors moins, tu vas moins au restaurant, au cinéma. Les anciens dans le coin ont des petites retraites, des maisons mal chauffées. Et encore, nous, la classe moyenne, on n’est pas les plus à plaindre. »
L’épouse de Patrick Brun travaille et leur fils est indépendant. Mais il faut s’acquitter de tous les frais afférents à leur maison, comme la facture de fioul. « C’est 1 500 euros, mais là ça va être le double… » « La mise en concurrence de l’énergie devait faire baisser les prix, c’est le contraire qui s’est passé », soupire encore l’ouvrier.
Son collègue Gilbert, 59 ans, blouse grise et les ongles pleins de bleus, technicien de maintenance, doit prendre sa retraite en avril. Il est « pressé » de partir. Mais l’amateur de pêche à la carpe rapporte que le prix du matériel haut de gamme a flambé et l’essence aussi. « T’iras moins loin », lui dit Patrick.
Avec un peu plus de 3 200 euros de revenus mensuels (si on ajoute ceux de sa compagne, femme de ménage), Gilbert considère aussi n’être pas parmi les personnes les plus en difficulté, mais quand même ça tire. Il panache les enseignes – Lidl et Carrefour dans son cas – pour essayer de trouver les produits les moins chers.
Les plaisirs se raréfient. Le week-end dernier, Gilbert s’est rendu dans un restaurant qu’il affectionne. Le patron n’y propose plus d’entrées, car plus personne n’en commande, seulement des planches de charcuterie et de fromage.
Sophie Courbeix, éducatrice spécialisée en pédopsychiatrie de 45 ans, élève seule son fils de 15 ans et compose depuis toujours avec les contraintes budgétaires. Elle travaille par choix à 75 % et touche 1 650 euros mensuels. « Heureusement qu’on est à la campagne, j’ai des amis agriculteurs chez qui je peux acheter de la viande à un prix imbattable. »
Elle est aussi coutumière des produits à date de péremption proche vendus à moitié prix, qu’elle congèle. La mère seule aimerait aussi parvenir à réduire sa facture d’électricité. Cette année, c’est un peu plus difficile que d’habitude et son découvert de 500 euros est creusé en permanence.
Parfois, pour éviter de payer des agios, elle prélève de l’argent du compte de son fils – sur lequel elle verse 30 euros par mois – et le rembourse dès qu’elle touche sa paye. Sophie a décidé d’arrêter et de faire en sorte que la banque n’autorise plus ce petit « arrangement »...
Les arrangements sont aussi le lot quotidien d’Aurélie, 43 ans, mère célibataire de trois enfants, qui fabrique des cosmétiques et savons à partir des fleurs de son jardin. En vendant ses « potions » dans la boutique en vrac de la ville, elle parvient à en vivre, sans opulence. Mais depuis quelques mois, l’inflation et le prix élevé du carburant la fragilisent aussi : elle calcule ses déplacements, regarde les prix au centime près, mange moins de viande... La mère de famille parvient à économiser en fabriquant tous ses produits d’entretien et d’hygiène.

Agrandissement : Illustration 2

Alors que tout est millimétré, ces organisations ne souffrent aucun accroc. Sophie Courbeix vient d’en vivre un qui l’a mise en difficulté : arrêtée deux mois et demi par son médecin, elle n’a pas eu droit à sa prime fin novembre. 1 000 euros sur lesquels elle comptait pour payer son bois. « Ça a fini de m’achever… » Alors, elle a dû emprunter de l’argent à son père et vendre sa voiture. Heureusement, celui-ci lui en a donné une ancienne.
Sophie a aussi failli ne plus pouvoir suivre ses cours de danse africaine, indispensables à son bien-être. Elle poursuit tout de même la natation, « une fois par semaine car je suis frileuse », qui fait du bien à son dos douloureux. Depuis peu, elle fait donc des extras en restauration.
Les commerçants sont d’ailleurs en première ligne face aux hausses de prix de l’énergie. Sandrine Marsaudon, artisane-boulangère qui travaille avec son époux depuis 26 ans, a été étonnée de voir l’agitation des collègues au début de l’année, qui n’ont eu de cesse de clamer leur mort prochaine. « C’est anxiogène d’entendre que 80 % des boulangeries vont fermer... »
Elle aussi attend de voir la hausse de sa facture d’électricité. « Ici, on est en dessous des 36 KWh, donc on a encore des prix bleus. On devrait voir une hausse en mars, pour le moment on est dans le flou. » Le couple s’est résolu à augmenter le pain de 5 centimes d’euro, car ils étaient moins chers que leurs concurrents. Mais le prix des viennoiseries ne bougera pas – les jeunes de la cité scolaire sont des clients réguliers. Les représentants, souligne la boulangère, ont aussi à cœur de ne pas trop augmenter les prix des matières premières pour permettre aux commerçants de rester ouverts et de ne pas étouffer la petite ville davantage.
« Les clients nous soutiennent, personne n’a rien dit, au contraire, ajoute-t-elle. Beaucoup se sont inquiétés pour nous. En cas de hausse importante, il faudra augmenter les prix... L’énergie nous coûte environ 250 euros par mois. Si on monte à 1 000 euros, ça va devenir compliqué. »
Gaëlle Delaunay est la propriétaire, à 58 ans, de la Maison Marguerite. Des bocaux parfaitement agencés proposent toutes sortes de farines et autres épices. Ici, elle vend des produits en vrac pour éviter le gaspillage et permet à des artisans de proposer leur production à la vente. « Ce n’est pas une boutique pour les bobos CSP+, tient à préciser la propriétaire. Je suis moins chère que le Leclerc sur le café, le thé, les amandes, la farine... »
Doc Martens fleuries aux pieds et robe rose, Gaëlle ressent une baisse de moral et d’énergie généralisée depuis la crise sanitaire, même dans le monde militant qu’elle fréquente. « L’inflation, on peut la subir ou essayer de faire autrement », sourit-elle, racontant que les solidarités amicales soulagent beaucoup de situations délicates.
De son côté, Romain Janvier, directeur du centre culturel Yves-Furet à l’Espace de l’Écluse, attend comme les autres que quelque chose se passe. Dans son bureau trône une affiche du groupe marseillais IAM dédicacée. Récemment, des têtes d’affiche ont fait le déplacement, comme les humoristes Nora Hamzawi et Guillaume Meurice. Mais Romain Janvier attend, lui aussi. « Si on a une hausse de 120 % du prix du gaz et de l’électricité, ça va être rude. Même si on a des LED, on a une bonne consommation électrique. Un surcoût de 40 000 euros sur un budget de 500 000 euros, on va le sentir. Depuis quelque temps, des personnes commencent à se plaindre du prix trop élevé des places alors qu’on répercute à peine les hausses... »

Agrandissement : Illustration 3

Tout peut vite basculer. « Entre chauffer un lycée ou notre salle, la région va vite trancher. Alors on réfléchit à un concert à la bougie. » Il y a un mois, la liquidation de l’association Horizons croisés, qui organisait des concerts à Limoges, trop endettée, a soulevé de l’émotion dans le milieu culturel de la région.
Le maire (PS) de La Souterraine, Étienne Lejeune, semble lui aussi dans l’expectative. « On est tous pareils. Nous, on ne sait pas encore si on va payer 368 000 euros ou 1,3 million pour les dépenses d’énergie, ce qui est colossal. C’est la plus grande incertitude avec la hausse des prix du carburant. Et on ne peut se passer ni de l’un ni de l’autre comme on n’a pas de transports en commun comme amortisseurs. »
La précarité énergétique et les passoires thermiques sont très répandues, rappelle encore le maire. « J’ai peur que les gens en viennent à choisir entre manger et se chauffer. On a un mouvement de paupérisation des campagnes qui n’est pas nouveau mais se poursuit. Et je crains qu’on soit déjà au point de rupture. »
Les dotations de l’État, pendant ce temps, continuent de baisser. « On n’a plus de marge de manœuvre. » Les tarifs de la piscine ont été augmentés pour les scolaires et les associations venus de l’extérieur de la communauté de communes. La température a été baissée, l’éclairage public réduit la nuit et les déplacements des agent·es de la ville rationnalisés. « On a réussi à dépenser 1 000 litres de carburant en moins en fin d’année, mais ça fait quand même 12 000 euros de plus. Heureusement et bizarrement, les gens comprennent. »
Au fond, tous les éléments sont réunis pour une explosion. Opposé à la réforme des retraites enclenchée, Étienne Lejeune considère que « le risque de radicalisation est réel » : « On fait le lit de l’extrême droite. Un exemple ? Nos trains sont supprimés au moment où on nous dit d’arrêter de prendre la voiture ! »
Ça vaut le coup de faire grève même si on va crever la dalle.
Les ex-GM&S sont bien déterminés à se mobiliser contre cette réforme des retraites. Patrick Brun en sera, évidemment. L’ouvrier de 56 ans a prévu d’aller manifester jeudi 19 janvier à Guéret. « Je suis en carrière longue, j’aurais pu partir à 60 ans et 7 mois. Là, ça va être 62 ans. Nous, on est déjà usés à 55 ans, on ne fait pas un boulot de bureau. »
Gilbert aussi ira manifester, par solidarité, dans cette Creuse qui fut une terre de résistance. « Il faut prendre le droit de grève, jour après jour on nous enlève des droits. » Denis, 53 ans, n’est pas sûr que les jeunes se joignent au mouvement. « Ils sont résignés, ils ne se préoccupent pas de la retraite… » Pour Patrick Brun, l’opinion est anesthésiée et la presse ne joue pas son rôle de contre-pouvoir.
Le libraire Quentin Liabaud se demande aussi pourquoi une telle atonie frappe la société, l’imputant à plusieurs facteurs. « La pandémie et la valorisation du travail à distance ont mis un coup d’arrêt à la collectivisation. Il y a un repli sur soi, c’est difficile de se fédérer à distance. Et il ne faut pas oublier que les gens ont de plus en plus peur de manifester. Les mégabassines, c’est pas loin d’ici mais on est vite taxé d’écoterroriste... » Il veut croire, malgré tout, que « pour les retraites, ça va bouger ».