Une nouvelle écoute confirme la mise sous surveillance de l'appareil d'Etat allemand

Angela Merkel et ses alliés sociaux-démocrates tentent d'esquiver la polémique suscitée par les révélations de Wikileaks sur l'espionnage massif des autorités allemandes par les Américains. Mais un nouveau document publié par Mediapart et Libération en prouve toute l'étendue.

Jérôme Hourdeaux, Mathieu Magnaudeix et Julian Assange (Wikileaks)

3 juillet 2015 à 19h04

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Angela Merkel se tait. Deux jours après leur publication, la chancelière allemande n'a toujours pas dit un mot à propos des informations de Mediapart et Libération, en collaboration avec Wikileaks, confirmant l'espionnage massif des autorités allemandes par la NSA. Une attention extrême que vient pourtant étayer, et préciser, un document inédit de quelques lignes seulement, mais classifié "G" pour "gamma" – « ultra-sensible » dans la nomenclature de la NSA.

Ce relevé d'interception datant de 2011 confirme que le renseignement américain opère au cœur même du pouvoir, sans nul doute depuis le toit de l'ambassade américaine à Berlin, située sur la célèbre Pariser Platz où se trouve la porte de Brandebourg. Une place piétonne qui abrite également l'ambassade de France.

Ce 13 décembre 2011, le conseiller spécial de la chancelière chargé des affaires européennes, Nikolaus Mayer-Landrut, discute au téléphone avec un interlocuteur inconnu. Fin octobre, un nouveau plan d'urgence pour réduire la dette privée de la Grèce auprès des banques vient d'être décidé. Et quatre jours plus tôt, lors d'un sommet européen organisé à Bruxelles, la France et l'Allemagne ont réclamé un nouveau traité européen renforçant la discipline budgétaire en Europe. Ce sera le fameux TSCG, alors dénoncé comme le "traité Merkozy" par une partie de la gauche mais qui sera finalement adopté un an plus tard, au début de la présidence Hollande.

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© WikiLeaks


Une fois les annonces passées, Paris et Berlin s'attellent à la rédaction du nouveau traité. En écoutant Meyer-Landrut, la NSA apprend ainsi que « le président Nicolas Sarkozy préférait commencer ce processus avec une réunion "amicale" et de réflexion commune plutôt qu’une vraie session de travail ». Sur la foi des conversations interceptées, l'auteur de la note de la NSA peut aussi affirmer que Paris et Berlin se sont mis d'accord sur la méthode : « Le président du conseil européen Herman von Rompuy d[oit] consulter en premier lieu les États-membres les plus importants de l’Union européenne sur ce que pourrait être la structure appropriée, avant qu’un texte ne soit mis en circulation pour examen. » Sur le fond rien de surprenant.

Mais en écoutant le proche conseiller de la chancelière, les Américains captent aussi des éléments de conversation privée du secrétaire général de l'Élysée, Xavier Musca, dont le nom est d'ailleurs cité dans la note – interrogé par Mediapart et Libération, ce dernier juge cette conversation « crédible et cohérente », mais affirme qu'il traitait les sujets « sensibles » via des « solutions sécurisées ». Questionné ce vendredi, l'Élysée n'a pas souhaité faire de commentaires. « Nous nous sommes déjà largement exprimés sur ce sujet, en 2013 et la semaine dernière », quand les documents publiés par WikiLeaks ont révélé l'espionnage des présidents français Chirac, Sarkozy et Hollande. À Berlin, la Chancellerie n'a pas davantage répondu à nos questions.
Mis en relation avec les autres documents que nous avons déjà révélés, cette note permet de comprendre de manière encore plus précise le maillage de surveillance, étroit et sophistiqué, qui entoure les hauts dirigeants ciblés par la NSA.
Ainsi, en cette fin d'année 2011, alors que la Grèce est, déjà, au cœur de l'actualité, une conversation privée d'Angela Merkel est écoutée. Les lignes directes des ministres les plus en vue, de leurs collaborateurs proches et de certains responsables de l'administration, écoutés depuis 2002 et peut-être même avant, continuent de toute évidence à l'être – selon la pratique pratique habituelle à la NSA. Au même moment, Nikolas Meyer-Landrut, l'homme clé des questions européennes à Berlin, est espionné par les services secrets britanniques pour le compte du renseignement américain.

Mais il l'est également par les Américains eux-mêmes.
C'est en effet ce qu'indiquent trois lettres discrètes au bas de la note : "SCS", pour "Special Service Collection". Comme les documents révélés en 2013 par le lanceur d'alerte Edward Snowden ont permis de le révéler, le SCS, implanté dans 80 lieux de par le monde, est un service top secret commun à la NSA et à la CIA, niché dans le toit des ambassades américaines. Selon un document datant de 2010, il est implanté dans 19 villes européennes, dont Paris et Berlin. Il y a deux ans, grâce à une caméra thermique, des journalistes allemands avaient d'ailleurs remarqué une intense activité au sommet de l'ambassade américaine à Berlin…

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Le toit de l'ambassade à Berlin filmé en 2013 par une caméra spéciale © 


Malgré ses révélations, relayées par le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, la chancelière Angela Merkel est restée totalement silencieuse depuis mercredi soir. « Angela Merkel a préféré parler de la météo », s'amuse la chaîne de télévision n-tv. Le vice-chancelier social-démocrate, qui gouverne avec Merkel, a même tourné ces informations en dérision. « À part la question de l'espionnage économique, tout le reste, c'est du théâtre absurde. Nous ne faisons rien dans les ministères par téléphone qui pourrait être écouté », a déminé Sigmar Gabriel.
Le directeur de la Chancellerie Peter Altmaier a bien convoqué l'ambassadeur des États-Unis, mais rien n'a filtré de cette rencontre. Il y a fort à parier qu'il s'est plus agi d'une visite de courtoisie que d'une remontée de bretelles. « Le chef de la chancellerie a clairement affirmé que le respect du droit allemand est indispensable et que les atteintes constatées seront poursuivies », a affirmé la Chancellerie dans un communiqué lapidaire. « L'espionnage entre amis, ça ne se fait pas », avait tempêté Angela Merkel en 2013, lorsqu'elle avait appris que son portable avait été espionné. Une protestation pour la forme, qui n'avait rien changé.
Ces nouvelles preuves de l'espionnage par la NSA ont en revanche enflammé la commission d'enquête parlementaire sur les agissements de la NSA, déclenchée après l'affaire Snowden, à qui le pouvoir allemand ne cesse de bloquer l'accès aux documents qui permettraient de comprendre l'étendue de la surveillance de la NSA en Allemagne. Et pourraient établir aussi de façon très crue la collaboration effrénée des services secrets allemands à la surveillance internationale. Autant de révélations évidemment déflagratoires pour le gouvernement.
« L'espionnage de téléphones allemands, à Bonn ou Berlin, est indiscutablement une infraction », a lancé le président de la commission d'enquête, Patrick Sensburg, membre de la CDU, le parti conservateur de Merkel. « Qu'ont fait les services secrets des "Five Eyes" en relation avec l'Allemagne de 2001 à 2014 ? Nous devons tirer ce bilan. La chancelière doit sortir de son silence, les Américains doivent s'expliquer. Angela Merkel doit rechercher un dialogue très intense avec les Américains », a exhorté le social-démocrate Christian Flisek. « La chancelière serait capable de parler si elle le voulait, mais elle ne veut pas », déplore le député d'opposition écologiste Konstantin vont Notz. « Il est grand temps de cesser enfin les contorsions devant l'administration américaine », a ajouté Martina Renner, députée de Die Linke, l'autre parti d'opposition.
Jeudi, pour leur dernière session de l'année, les députés ont demandé d'auditionner le directeur de la Chancellerie. Il s'est fait porter pâle. Le parquet de Karlsruhe, qui avait clos il y a quelques jours l'enquête ouverte sur les écoutes du portable d'Angela Merkel, pourrait toutefois décider de la rouvrir, mais rien n'est décidé à ce stade.

Jérôme Hourdeaux, Mathieu Magnaudeix et Julian Assange (Wikileaks)

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