Au-delà des guerres et de la complexité géopolitique, le Moyen-Orient, qui est déjà confronté à de graves soucis de sécheresse, de pénurie d’eau ou de déplacement de population, risque de voir ses problèmes s’aggraver encore dans les décennies à venir, au point de le rendre difficilement habitable. Entretien avec le chercheur allemand Jos Lelieveld, spécialiste en physique et chimie de l’atmosphère.
Quel est le rapport entre changement climatique et pollution de l’air ?
Jos Lelieveld : Il y a de nombreux liens entre les deux. Les sources sont très similaires : la combustion des énergies fossiles produit du dioxyde de carbone et ce dioxyde de carbone piège la chaleur dans l’atmosphère, ce qui entraîne un réchauffement de la terre et de l’atmosphère. Mais l’usage des énergies fossiles produit également des polluants atmosphériques comme du soufre lors de la combustion du charbon, ou des oxydes d’azote émis par le trafic routier ou la production d’énergie. Ainsi, vous avez un effet double, à la fois sur le climat et sur la qualité de l’air.

Pourquoi la Méditerranée orientale est-elle un haut lieu du changement climatique et de la pollution atmosphérique ?
La Méditerranée orientale est un haut lieu de la pollution de l’air au niveau européen. Mais en toute honnêteté, celle-ci est bien pire en Inde et en Chine. La raison pour laquelle cette région représente un haut lieu pour cette problématique en été, c’est qu’une grande partie de la pollution venant d’Europe y est transportée. Et puisqu’il ne pleut que très peu en été, la pollution atmosphérique peut s’y accumuler.
C’est également un haut lieu du réchauffement climatique, car la région s’assèche et se réchauffe. C’est une combinaison de facteurs : le sol est si sec qu’il n’y a pas une goutte qui puisse s’évaporer. Regardez votre corps par exemple : si vous avez chaud, votre corps commence à transpirer, vous perdez alors de l’énergie [thermique – ndlr] en évaporant de l’eau. C’est la même chose qui se passe avec les sols. Si le sol s’assèche, il perd sa capacité à renvoyer de l’énergie par le mécanisme d’évaporation. Le réchauffement s’accélère, car il n’est pas contrecarré par l’évaporation.
Vous vous souvenez, en 2003, quand il y a eu cette vague de chaleur désastreuse en France et que 15 000 personnes sont mortes ? Eh bien, il avait très peu plu en été, ce qui était assez normal, mais le printemps avait lui-même été très sec. Alors quand au mois d’août, il y a eu cette canicule, sans aucune humidité du sol pour la contrebalancer, soudain, vous avez connu cette énorme vague de chaleur. C’est la même chose qui est arrivée en 2010 en Russie, en 2015 en Inde et qui est en train de se reproduire partout dans le monde, en Amérique du Nord, en Chine, mais aussi dans la région méditerranéenne qui est en train de s’assécher.
Cette capacité de refroidissement a disparu. Ainsi, lorsque vous allez au sud de la Méditerranée, comme au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord, l’été il n’y a plus d’humidité dans le sol. C’est complètement sec. En été, cette région se réchauffe deux fois plus vite que le reste du monde. Cela se combine avec la pollution de l’air : puisqu’il ne pleut pas [la pluie lessive l’atmosphère et rabat les polluants au sol – ndlr], la pollution reste dans l’atmosphère et agit sur la santé. Les principales conséquences sont des maladies cardiaques, qui viennent s’ajouter aux maladies pulmonaires comme la pneumonie ou la BPCO [broncho-pneumopathie chronique obstructive – ndlr].
À quels impacts peut-on s’attendre d’ici à 30 ans à Chypre, l’État le plus au sud de l’Europe ?
Chypre se portera un peu mieux, car c’est une île et que la mer met plus de temps à se réchauffer que la terre. Si vous vivez sur une île ou sur la côte, vous êtes en quelque sorte “refroidi” par la mer. En plus, le matin, vous bénéficiez souvent d’une brise de mer qui rafraîchit : c’est un avantage. L’inconvénient, c’est que l’air est généralement plus humide. Donc à Chypre, l’air est plus humide, et un peu plus frais.
Cela étant dit, même ici, cela s’assèche et se réchauffe très rapidement. Si en 2050, on atteint une hausse de 2 °C de la température moyenne globale, à Chypre, on peut s’attendre à une augmentation de l’ordre de 4 à 5 °C. Mais cela, c’est en espérant que l’accord de Paris soit respecté et que l’on ne dépassera pas le seuil des 2 °C [ce chiffre, présenté dans l’accord de Paris adopté en 2015 comme un seuil limite à ne pas dépasser sous peine de catastrophe climatique, correspond à la hausse de la température moyenne mondiale depuis le début de l’ère industrielle, hausse causée par les émissions de gaz à effet de serre générées par les activités humaines – ndlr].
Mais si on devait dépasser les 2 °C, si l’on atteignait 3°, alors à Chypre, on enregistrerait une hausse de 6 ou 7 °C ! Pouvez-vous imaginer telle chose ?

Quid de la situation au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ?
Je pense que ce sera le Moyen-Orient qui sera le plus affecté. Plusieurs facteurs se combinent : la pauvreté – et la faible résilience de ces populations –, la sécheresse et les températures extrêmes en été. Cette zone pourrait devenir inhabitable, particulièrement le golfe Persique et la région de la mer Morte. C’est là que la situation devient de plus en plus inconfortable. Si vous ne pouvez pas vous offrir la climatisation, si vous n’avez pas des bâtiments, des voitures dotés de la climatisation, alors vous devrez partir. Les sols sont en train de s’assécher, l’agriculture souffre, la santé est menacée. Dans les villes – or au Moyen-Orient la plupart des gens vivent en ville, car on ne peut vivre dans le désert –, il fait encore plus chaud, car il faut prendre en compte l’effet d’îlot de chaleur urbain.
Cela va devenir insupportable, dangereux de vivre dans ces lieux. Alors, où iront ces gens ? À l’heure actuelle, 400 millions de personnes résident au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, en 2050, elles seront 500 millions. La plupart d’entre elles ne pourront s’offrir le luxe de rester dans un endroit où elles ne disposeront plus de moyens de subsistance, où l’agriculture sera morte… Celles qui n’auront pas les moyens de s’acheter une maison très chère, équipée de l’air conditionné, n’auront pas d’autre alternative que d’émigrer. C’est d’ailleurs ironique que le seul moyen de vous protéger de la chaleur sera de contribuer à accroître l’effet de serre [en faisant fonctionner la climatisation – ndlr].
«Les gens devront partir»
L’Europe devrait-elle se préparer à un afflux de migrants originaires de cette région ?
Oui, bien sûr. Mais ce qui est cynique, c’est que l’Europe se prépare en fermant ses frontières : est-ce juste ? Nous avons émis tout cela dans l’atmosphère, nous avons créé les problèmes que subissent ces populations et qui ne peuvent plus vivre dans leur pays, et nous fermons nos frontières… C’est un immense problème.

Il est difficile de dire dans quelle proportion le changement climatique a déjà contribué aux migrations actuelles. Mais je pense que c’est un test pour notre système. La région méditerranéenne est l’une des plus belles au monde. Je pense que c’est aussi pour cela que cette région a été le berceau de toutes les civilisations. L’humanité est née en Afrique et s’y est établie. C’est là que l’agriculture a été inventée, là que la roue a été inventée. C’est de là que vient notre civilisation, mais c’est aussi une région qui a connu de nombreuses guerres. Certaines ont été résolues, d’autres devront l’être.
Si la zone devient inhabitable, les gens devront partir, il n’y a pas d’alternative. Il y a toutefois plusieurs façons de faire de l’agriculture. Israël en est un bon exemple. Ils ont développé toutes sortes de techniques : les gens utilisent la génétique pour transformer les cultures, et même les moutons, comme cette espèce qu’ils ont développée qui supporte de très fortes températures et ne boit que très peu d’eau – il est même possible de boire de l’eau désalinisée, qui reste toujours un peu salée. Il y a des méthodes et des techniques qui peuvent aider. Mais si vous ne pouvez vous les offrir, il y a un problème. C’est ce que le monde occidental doit comprendre : nous avons causé ce problème. Il est de notre devoir absolu d’aider ces gens à faire face à ces problèmes. Et si nous ne le faisons pas, nous aurons à payer la note de toute façon, parce qu’ils viendront à nous.
Y a-t-il un lien entre le dérèglement climatique mondial et la guerre en Syrie ?
Il y a incontestablement un lien entre les conditions climatiques en Syrie et ce qui s’est produit dans ce pays. Mais je ne pense pas que nous soyons actuellement en mesure de prouver que c’est le changement climatique. Ce qui est sûr, c’est qu’après l’année 2000, on a assisté à une épouvantable sécheresse qui a duré plus d’une décennie en Syrie, et qui continue encore.
À la campagne, les personnes qui vivaient de leur ferme n’ont tout simplement plus eu d’eau, leur existence s’est comme envolée, leurs animaux sont morts, elles ne pouvaient plus entretenir leur ferme et elles sont allées à Damas pour protester et demander au gouvernement de les aider. Le gouvernement a réagi de manière très stupide : il a traité ces gens comme des rebelles, comme des personnes qui défiaient le système, alors qu’ils avaient une vraie bonne raison d’être là et d’appeler à l’aide. Le gouvernement a répondu par la répression et cela a aggravé la situation.
Vous ne pouvez pas dire que le changement climatique seul a provoqué tout ça. Je pense qu’il s’agit d’un problème politique : le problème, c’est le fait que le gouvernement traite ses ressortissants et leurs préoccupations pourtant légitimes comme des terroristes et leur tirent dessus. Néanmoins, clairement, le changement climatique a contribué à la chose. Il est très probable que la sécheresse soit en partie due au changement climatique généré par l’homme. Quant à savoir si c’est à 10 % ou 90 %, ça, on ne peut pas le dire. Je pense que cela donne cependant un exemple de ce qui peut arriver si vous ne répondez pas de manière adéquate à ce type de problèmes, liés à l’approvisionnement en nourriture.
Il y a un autre phénomène intéressant : les fermiers qui ont quitté la campagne syrienne pour s’installer en ville ne sont jamais retournés chez eux. Et vous savez ce que montrent les données satellitaires ? On a constaté que la poussière s’était accrue de 70 % ! La raison en est qu’auparavant les fermiers prenaient soin de la terre – ils y faisaient pousser des cultures, ils lui apportaient de l’eau, l’irriguaient… – et puis ils sont partis. La terre s’est transformée en un sol nu qui a été soulevé par les vents, et ces poussières se sont dispersées dans tout le Moyen-Orient.
La Méditerranée orientale doit-elle craindre une hausse du niveau de la mer ?
La montée du niveau marin est un autre problème. Elle est moins rapide en Méditerranée orientale qu’ailleurs. Cela est dû aux vents, à la salinité et aussi aux arrivées d’eau douce, qui s’épuisent quand les rivières s’assèchent. Mais il y a tout de même une montée du niveau marin. En Égypte par exemple, cela constitue un défi très important, car le delta du Nil est situé à très basse altitude. Si le niveau marin augmente, la mer pénètre dans le delta où l’agriculture est très présente. Les habitants du Moyen-Orient vivent de ces plantes que l’on cultive dans le delta du Nil. Et si l’eau salée entre en trop grande quantité, certaines plantes ne peuvent plus pousser.
«Noyés en plein désert, c’est cynique»
On attribue au changement climatique une plus grande fréquence et plus grande intensité des événements extrêmes. Quel aléa climatique de ce type menace la région ?
Les inondations sont un phénomène intéressant : vous pouvez tout à fait en avoir au Moyen-Orient, pas tellement en été puisqu’il n’y a absolument aucune goutte de pluie à cette période, en revanche durant les autres saisons. En Arabie saoudite par exemple, on a vu des inondations à La Mecque et des gens mourir noyés en plein désert. Ce qui est cynique là aussi, car les gens vivent dans des villes construites près de la mer, mais elles sont entourées de montagnes et l’eau descend sur la ville.
Ces événements extrêmes peuvent se révéler vraiment dévastateurs. Notamment parce que le système d’évacuation des eaux usées n’est pas adapté pour recevoir toute cette eau : par conséquent, l’eau s’accumule dans les rues et des gens se noient. Cela est arrivé plusieurs fois et nous sommes en train de voir si cela peut être imputable au changement climatique. Cela n’arrivant toutefois que très rarement, et les mesures de ces événements étant encore très réduites, nous ne disposons que de piètres statistiques.

Quel est l’impact du transport maritime sur la pollution atmosphérique en Méditerranée ?
Le transport maritime est une source croissante de gaz à effet de serre, mais il est aussi très polluant. Dans les ports aujourd’hui, les navires sont contraints d’utiliser des carburants propres, enfin pas vraiment propres mais moins polluants. Mais dès qu’ils repartent au large, ils brûlent le carburant le moins cher possible. Il est quasiment à l’état solide. Parfois, ils doivent même le chauffer avant de le mettre dans le moteur.
C’est vraiment le dernier résidu des raffineries qu’ils utilisent, ils émettent donc dans l’air une masse énorme de pollution. Il faut des accords internationaux pour interdire cela. Ils ont fait l’effort pour les ports, à présent, ils devraient décider d’utiliser aussi des carburants plus propres en pleine mer.
La pollution de l’air et le changement climatique sont deux problématiques différentes. Doit-on privilégier l’une plutôt que l’autre ?
C’est quelque chose qui me préoccupe beaucoup : si vous ne voulez pas dépasser le seuil des 2 °C, il n’y a pas d’autre alternative que de sortir des énergies fossiles le plus tôt possible. Et probablement, cela ne sera pas suffisant. De nouvelles techniques devront être développées pour extraire du dioxyde de carbone de l’atmosphère. Mais quoi qu’il en soit, quand vous quittez les énergies fossiles, vous réduisez en même temps les particules qui causent la pollution de l’air. C’est bon pour la santé. Le problème, c’est que ces particules ont aussi un effet refroidissant, car elles réfléchissent le rayonnement solaire et ont une influence sur la formation des nuages : si vous les éliminez, vous réchaufferez le système d’un demi-degré. Si on cessait la combustion des énergies fossiles, mais aussi les émissions issues du chauffage résidentiel et de l’agriculture, le réchauffement immédiat serait même proche de 0,8 °C.
Nous sommes déjà à + 1 °C [par rapport à l’ère préindustrielle – ndlr] et, si on arrête les fossiles, ce demi-degré sera libéré dans l’atmosphère : cela signifie que l’objectif de rester sous 1,5 °C figurant dans l’accord de Paris est déjà là. On ne peut rien y faire. Si nous arrêtions toutes nos émissions aujourd’hui, ce serait jouable, mais c’est irréaliste. Je pense que nous serions déjà très chanceux de pouvoir rester sous les 2 °C. On y est presque : ce n’est pas une bonne nouvelle, mais c’est la vérité.
Tout le monde s’attend à ce que l’atmosphère se refroidisse quand nous sortirons des énergies fossiles, alors que la première réponse sera un réchauffement. Dans la mesure où ces particules s’éliminent très vite – en une ou deux semaines –, l’effet réchauffant, dû à la disparition de cette action refroidissante, sera immédiat. Par opposition à l’effet réchauffant dû au CO2 qui, lui, prendra des siècles à reculer : cela ira très lentement, d’une part parce que le dioxyde de carbone a une très longue durée de vie, et d’autre part parce que la chaleur stockée dans l’océan mettra longtemps à retomber.
Entre lutter contre la pollution ou le changement climatique, il y aura donc un dilemme, mais je crois qu’il n’y a pas d’autres solutions, nous devons réduire les émissions de gaz à effet de serre. Cependant, nous devons prévenir les gens que lorsqu’on sortira des énergies fossiles, la première chose qui arrivera sera une montée des températures ! Cela signifie que si nous ne voulons pas dépasser le seuil des 2 °C, nous devons faire vite.
Il n’y a pas d’autres alternatives que d’adopter des techniques durables. La population mondiale est en train de croître, on attend 9 milliards d’habitants sur la planète d’ici à 2050. Nous devrons les nourrir, leur fournir de l’eau, un air sain, donc nous devrons agir. Nous ne pouvons rester là assis à ne rien faire et attendre que ces problèmes se transforment en difficultés ingérables.