
Si l’on regrette l’évolution dominante suivie par le discours républicain en France (lire nos premiers épisodes ici et là), il reste une question délicate. Le rapt conservateur entamé dans les années 1980 a-t-il eu lieu en raison de rapports de force conjoncturels, défavorables à des versions émancipatrices qu’il suffirait de ranimer ? Ou l’idée républicaine elle-même, y compris dans ses versions les plus avancées, offre-t-elle des prises à des discours et des pratiques d’exclusion, dont les régimes républicains qui se sont succédé en France n’ont pas été avares ?
Répondre à ces questions est d’autant plus difficile que le sens du mot « république » n’a jamais été stabilisé, et que sa traduction sous forme de régime a donné lieu à des politiques contradictoires. Rien qu’en France, a relevé l’historien Maurice Agulhon, « nous avons à la fois une République au singulier, d’autant plus idéalisée qu’elle est abstraite ou absente, et des républiques numérotées, qui lui ressemblent plus ou moins. »
La Troisième, soit « la République définitive » après les tentatives confuses ou infructueuses de 1792 et 1848, concentre ces ambiguïtés. S’il y eut la période des fondateurs, marquée par les grandes lois à l’origine de nos libertés fondamentales, les années qui suivirent ont été celles de la répression anti-ouvrière et des « lois scélérates » sous prétexte de lutte contre l’anarchisme. Elles ont également vu la constitution d’un parti colonial très peu contesté et ayant abouti, comme le rappelle l’historien Vincent Duclert dans La République imaginée (Belin, 2010), à « un despotisme d’État qui n’était pas seulement l’apanage des régimes impériaux comme la Grande-Bretagne ou l’Allemagne. […] L’espace colonial était plus encore qu’en métropole le lieu d’une barbarie organisée et légitimée par le devoir de civilisation de la France ».
Mais c’est encore sous ce régime et dans cette société, à l’occasion de l’affaire Dreyfus, que la raison d’État fut contrecarrée au nom des valeurs supérieures de justice et de vérité, et l’idée républicaine ressourcée à la logique des droits de l’homme. On peut voir dans ces paradoxes la conséquence d’une tension identifiée par Agulhon, entre les défenseurs d’une République « maximale » et les adeptes d’une République « minimale ». Pour les premiers, la forme du régime devait être augmentée du respect de l’expérience révolutionnaire, d’une préoccupation pour le sort des milieux populaires, de convictions laïques, voire anticléricales, et de l’exaltation du Parlement contre tout pouvoir personnel. Les seconds, ralliés au régime faute de mieux, n’acceptaient pas ces « additions ».
« Continuités réactionnaires »
Pour compliquer encore les choses, il se trouve que c’est à l’un de ces ralliés par « résignation » que le pays doit d’avoir conjuré l’humiliation de la défaite de 1940. Ce faisant, de Gaulle a acquis la stature pour édifier, à partir de 1958, un régime incontestablement républicain dans sa forme, mais dont l’ambition unanimiste et la conception forte de l’exécutif entraient en contradiction avec la culture républicaine du début du XXe siècle. En ayant mis la France à la table des vainqueurs, contre le régime de Vichy, dont la nature politique était l’antithèse de la République, le chef de la France libre a en outre entretenu l’idée que celle-ci avait toujours été du bon côté de l’Histoire. La liquidation finale de l’empire, sous sa présidence, fut par ailleurs considérée par beaucoup comme un solde de tout compte du passé colonial.
« Tout cela n’a guère aidé à apercevoir les continuités réactionnaires, observe Sarah Mazouz, sociologue au CNRS. On insiste souvent sur la dichotomie entre les métropoles et les colonies sous la IIIe République, au point de ne plus voir que c’était le même régime qui établissait la règle de gouvernement, et que des legs postcoloniaux très concrets en ont résulté. Je pense à la circulation d’agents administratifs des colonies dans les services de gestion de l’immigration, sans parler de procédures administratives pour lesquelles l’Algérie avait servi de laboratoire, comme j’ai pu l’étudier dans le cas des procédures de naturalisation. » Mais les tensions internes à l’idée républicaine ne se réduisent pas au seul projet colonial repris et développé par le régime de 1875. Elles se repèrent un siècle en amont.

Selon Vincent Martigny, professeur de science politique à l’université de Nice, « le problème essentiel de la pensée républicaine réside dans la confusion entre égalité et homogénéité. Cela remonte à l’abbé Grégoire [une figure de la Révolution française, qui s’est battue à la fois pour l’émancipation des minorités et l’éradication des patois – ndlr]. L’idée est que, pour se comprendre, on a besoin d’une identité commune, de codes communs de politisation, au risque de la désunion. Une voie plus ouverte et pluraliste a pu être recherchée, à gauche notamment, mais la République de gouvernement qui a triomphé, c’est bien celle qui a eu ce versant autoritaire. La tolérance vis-à-vis des minorités et des choix de vie a été conquise par la société sur l’État. »
« S’il y a eu un rapt conservateur, il ne s’est pas fait sur rien », estime lui aussi Samuel Hayat, chargé de recherches au CNRS, selon qui le républicanisme français recèle une dimension « profondément unitaire », y compris dans ses versions les plus radicales sur le plan social. Or, « la focalisation sur un intérêt général, la vertu et la dévotion au bien commun a en elle-même des effets conservateurs. L’universalisme de la majorité des républicains reste un universalisme des valeurs, qui appelle un contenu unificateur. Ce n’est pas un universalisme des droits, par nature plus ouvert à une politique des minorités ».
La faute à Rousseau ? Le nom du philosophe, pour qui la loi devait découler de la volonté générale des citoyens, revient chez plusieurs de nos interlocuteurs. Pour Jean-Yves Pranchère, c’est en effet de ce côté qu’il faut rechercher la source de certaines ambiguïtés. « Rousseau, qui était genevois, avait pour modèle une cité comme entité restreinte, avec du face-à-face possible, et une relative homogénéité assurée par des intérêts sociaux spontanément identiques. Sauf que dès les débuts de la Révolution, le projet rousseauiste a été accolé au lexique de la nation. La volonté générale est devenue la volonté nationale, avec la tentation de définir le peuple selon un substrat culturel, même dans les conceptions qui se veulent “civiques” et non “ethniques”. »
« Catéchisme républicain »
Les droits de l’homme ont cependant offert un « contrepoids universaliste », qui a permis à des républicains de se dresser contre les nationalismes les plus exclusifs. Et Rousseau lui-même, dans son œuvre, offre des ressources pour penser l’homogénéité sur le mode de l’égalité sociale, ce qui suppose le démantèlement des mécanismes d’exploitation, de domination et d’exclusion qui la rendent impossible. Mais pour les moins radicaux sur la question sociale, ou ceux qui ont renoncé à toute véritable ambition en la matière, « qu’est-ce qui va donner l’élément d’homogénéité ou d’identité qui permet une volonté générale ? », alerte Pranchère. « La réponse est la foi dans la nation, l’allégeance prioritaire à la communauté imaginée, la démonstration qu’on adhère à la religion civile du régime. D’où, dans les versions les plus droitières, un véritable catéchisme républicain. »
Cela ne veut pas dire que d’autres approches républicaines, plus conflictuelles, n’existaient pas et ne peuvent pas être convoquées pour consolider les interprétations les plus socialisantes de Rousseau. « Les approches d’un Machiavel ou d’un Montesquieu n’impliquent pas une homogénéité de la volonté populaire, confirme Pranchère. La définition du peuple est alors l’ensemble de ceux qui ne veulent pas être dominés, et ne veulent pas dominer. Une République, ce serait des gens qui vivent sous le régime d’égalité de la loi, et se disputent à propos de leurs intérêts communs. » Sauf que, encore une fois, cette tradition n’a guère été portée par des acteurs significatifs en France – du moins, ceux-ci ont été défaits.
Une des clés de compréhension, selon l’historien Pierre Serna, réside dans les forces des ennemis de la Révolution. « C’est vrai qu’on a raté la République fédérale, celle qui aurait permis d’aménager une acceptation de la différence au sein de l’universalisme. Mais la Première République française a dû se battre pour son existence, dans un double contexte de guerre contre d’autres puissances, et d’adversité locale alimentée par des curés et des seigneurs d’Ancien Régime encore forts. Sa naissance s’est donc faite dans une universalité de combat. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ait été hypocrite : la Déclaration des droits de l’homme et l’abolition de l’esclavage, ce n’était pas rien ! »
On s’en aperçoit à ce stade de notre parcours : explorer le républicanisme français, c’est revisiter des événements cruciaux et des traditions intellectuelles anciennes de l’histoire du pays. Derrière l’évidence apparente du lexique républicain, trop souvent employé pour fermer le débat et remettre à leur place les subalternes, se logent une mythologie nationale et des ambiguïtés douloureuses.
Il serait dommageable d’en rester prisonnier et de ne pas les dénouer, sous peine de ne pas faire droit à des demandes de justice légitimes, et d’être paralysé face à des crises écologiques qui exigent de reprendre à nouveaux frais les notions de monde et d’intérêt communs. Si elle doit être mise au service de l’émancipation, la République doit être arrachée à ses conceptions identitaires. Des approches le permettent, qui seront au cœur des derniers volets de notre série.