Loi sur le travail: notre dossier Analyse

Hollande se craint foutu si les jeunes vont dans la rue

Depuis l’appel à manifester le 9 mars lancé par vingt organisations de jeunesse, le gouvernement redoute des manifestations massives, dix ans après le CPE. « Un mouvement social, des provocations, et un drame… Cela fait sauter un gouvernement », dit un ministre.

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« C’est pour la jeunesse de notre pays que je veux présider la France. » Cette phrase, François Hollande l’a prononcée en janvier 2012, lors de son discours du Bourget. Il promettait alors de faire de la jeunesse la priorité de son quinquennat. Quatre ans plus tard, le président de la République est confronté à l'une de ses pires craintes : un mouvement des étudiants, des lycéens et des jeunes salariés contre le projet de loi de réforme du Code du travail.

De nombreuses organisations de jeunesse, syndicales (CGT Jeunes, Solidaires étudiant-e-s, Unef, UNL, etc.) et politiques (Mouvement des jeunes socialistes, Jeunes communistes, NPA Jeune, Ensemble, etc.) ont appelé à manifester le 9 mars pour demander le retrait du projet de loi, dont la présentation en conseil des ministres a été reportée à la fin mars. Relayé par les animateurs de la pétition en ligne – plus de 950 000 signatures ce vendredi matin –, l'appel est désormais soutenu par plusieurs syndicats de salariés.

Conférence de presse jeune contre la "loi travail" © Diffusion NPA

Les organisations de jeunesse estiment que le texte du gouvernement contribue à les « précariser » davantage. C’est « la goutte d’eau qui fait déborder le vase », répète en boucle William Martinet, le président de l’Unef. Et de citer les promesses non tenues de François Hollande à destination de la jeunesse comme la garantie jeune, prévue pour les moins de 25 ans en dehors des critères du RSA. « Il y a un ras-le-bol de la jeunesse. On s’est fait marcher dessus pendant quatre ans. Mine de rien, on tient notre revanche. Le seul moment où les jeunes peuvent prendre la parole, c’est lorsqu’ils descendent dans la rue. Il ne faut pas laisser passer cette occasion », estime encore le président de l’Unef.

Des assemblées générales sont prévues dans plusieurs universités, notamment à partir du 7 mars, des distributions de tracts sont organisées devant les lycées et la pédagogie sur les réseaux sociaux se poursuit. Mais impossible, à ce stade, de prédire l’ampleur de la mobilisation. Les organisations savent que leur principal défi réside dans leur capacité à traduire dans la rue une mobilisation encore virtuelle. 

De leur côté, François Hollande et son gouvernement jugent que la manifestation du 9 mars devrait rester limitée. « Pour l’instant, les retours ne préfigurent pas une mobilisation extrême dans les universités. D’autant plus que le malaise de la jeunesse, évident, déborde largement les cadres des syndicats étudiants traditionnels », juge un conseiller du gouvernement. Les organisations de jeunesse ont également eu peu de temps pour mobiliser, surtout dans les zones qui sont encore en vacances (l’Île-de-France par exemple). Et contrairement au CPE de 2006 ou au CIP de 1994, la réforme ne compte aucune disposition spécifique pour les jeunes – à part sur l’apprentissage. « Cette fois, c’est un objet plus informe », estime un ministre.

Mais l’exécutif reste méfiant. Il a été totalement pris de court par la viralité de la mobilisation sur Internet. « Quand ils ont lancé leur compte Twitter @loitravail, franchement, c’était 3615 Manuel Valls contre YouTube », se marre le député PS Benoît Hamon. Surtout, ils savent que plusieurs ingrédients sont réunis : un pouvoir impopulaire, une colère de l’électorat de gauche politisé, des conditions de vie qui se dégradent pour les jeunes, un chômage toujours très élevé qui obscurcit leur avenir, et une nouvelle génération qui n’a pas connu les dernières grandes mobilisations de 2006.

« La clef, c’est la CFDT et la jeunesse. Et elle, cela fait dix ans qu’elle n’est pas passée par le rite initiatique d’un grand mouvement social », s’inquiète un ministre. « Il n’y a pas de fébrilité mais cet appel à manifester n’est pas seulement un feu de paille, explique une autre. On ne le prend pas du tout à la légère. » Preuve en est, en début de semaine, un des conseillers de François Hollande, Vincent Feltesse, a appelé plusieurs dirigeants des organisations de jeunesse pour prendre le pouls de la mobilisation à venir, et pour faire le service après-vente de la reprise de la concertation.

Pour n’importe quel gouvernement, un mouvement de la jeunesse ressemble à un cauchemar. Parce qu’il est bien souvent imprévisible, parce qu’il emporte une adhésion forte, touchant les parents et les grands-parents de ceux qui manifestent, et que brutaliser sa jeunesse est toujours une défaite politique. Les socialistes ont en tête la phrase fameuse de François Mitterrand en 1968 : « Si la jeunesse n’a pas toujours raison, la société qui la méconnaît et qui la frappe a toujours tort. »

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Assemblée générale à l'université Rennes 2, en avril 2006 © Reuters

Les organisations de jeunesse le savent pertinemment. « Tout mouvement a vocation à exercer une pression sur le pouvoir. Encore plus à un an de l’élection présidentielle, évidemment. Cela peut changer la donne », explique Samya Mokhtar, pour le syndicat lycéen UNL. L’ancien président du Mouvement des jeunes socialistes (MJS), Thierry Marchal-Beck, se souvient quant à lui avoir été appelé par l’Élysée en pleine affaire Leonarda, du nom de cette jeune fille expulsée vers la Roumanie et à qui le président avait finalement proposé de revenir en France, mais sans sa famille. « C’était la première fois ! Je n’avais pas eu de contact auparavant… Ils voulaient connaître mon ressenti sur l’ampleur de la mobilisation. »

« Un mouvement étudiant ou lycéen, c’est comme le dentifrice. Vous pouvez le faire sortir du tube mais vous ne pouvez plus le faire rentrer », rappelle Gwenegan Bui, suppléant de Marylise Lebranchu à l'Assemblée et ancien dirigeant du MJS. Ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui sont restés marqués par les mouvements de 1986 (contre la loi Devaquet), 1994 (contre le CIP de Balladur), 1995 (contre les projets Juppé), les mouvements lycéens de 1998 et 1999, et par celui contre le CPE, en 2006. Et ils ont en tête le spectre de la catastrophe : la mort, en 1986, de Malik Oussekine. « Un mouvement social, des provocations, des violences, et un drame… Cela fait sauter un gouvernement », résume un ministre. Sans compter que la France est actuellement sous état d’urgence.

« Dans ma formation syndicale, l’histoire de 1986 était structurante, raconte Caroline De Haas, une des initiatrices de la pétition et ancienne dirigeante de l’Unef. Depuis la mort de Malik Oussekine, on savait que la droite avait peur des mouvements de jeunesse. Pendant le CPE, on le sentait. » « Un mouvement de jeunesse sort toujours des cadres, rappelle-t-elle. Il fait irruption sur la scène publique et peut vite devenir un truc pas maîtrisable de leur point de vue. »

Le fantasme du Baron noir

Depuis l’annonce du report du projet de loi, les ministres martèlent le même message : le gouvernement a entendu, il a reporté la présentation de la réforme, il faut rééquilibrer le texte, que même de nombreux membres du gouvernement jugent trop libéral. « Reprendre le dialogue, c’est mieux que le droit dans mes bottes d'Alain Juppé, glisse une ministre, en référence à la petite phrase du premier ministre de l’époque, quelques mois avant le grand mouvement de décembre 1995. Cela fait une sacrée différence de méthode. »

L’opération dénigrement a également commencé. Jeudi 3 mars, la ministre du travail, Myriam El Khomri, a jugé « absurde que les jeunes aient peur de cette loi ». « Ce sont eux les victimes de cette hyper-précarité, de ces CDD, de ces stages […] Cette loi est faite pour que les jeunes […] puissent rentrer plus facilement sur le marché du travail en étant en CDI », a-t-elle expliqué, dénonçant au passage sur France 2 « la désinformation et la manipulation sur ce projet de loi ».

La « manipulation », c’est aussi ce que dénonce le secrétaire d’État aux relations avec le Parlement, Jean-Marie Le Guen. « Oui, il y a des tentatives maladroites d’imiter ce que fut le Baron noir », a-t-il lâché au micro de France Inter. Une référence à un des épisodes de la série politique de Canal + où le président socialiste élu craint d’être confronté à un mouvement de jeunes, instrumentalisé par l'un de ses proches, le « Baron noir ». Les épisodes ont été coécrits par Éric Benzekri, longtemps militant au PS et proche, à l’époque, de Jean-Luc Mélenchon et de Julien Dray. Ce dernier avait alors la main sur les organisations de jeunesse proches du PS, à commencer par l’Unef.

"Baron noir" - Bande-annonce CANAL+ [HD] © Séries CANAL+

« Le Baron noir, c'est moi », a assuré Julien Dray à Marianne. Avant de ressortir pour l’hebdomadaire un article du Monde daté d'octobre 1988 pointant l'influence des trotskistes dans une grève des infirmières contre le gouvernement de Michel Rocard, et dans lequel il est qualifié de « baron noir de l'agitation sociale ». Benzekri a beau avoir relativisé – le personnage « est surtout le portrait d'une génération, celle de Julien Dray, mais aussi Jean-Christophe Cambadélis et Jean-Luc Mélenchon. Cette gauche qui militait dans la rue, biberonnée par François Mitterrand » –, la référence a déjà fait des émules.

« Baron noir, saison 2, épisode sur le mouvement étudiant contre le gouvernement, et pour de vrai, c’est demain. Connaissez-vous William Martinet ? Non. Pas encore », écrit l'éditorialiste Bruno Roger-Petit dans une chronique pour Challenges, à propos du président du syndicat étudiant Unef (voir son blog sur Mediapart). « L’appel des organisations de jeunesse à manifester, c’est pas un mouvement naturel, affirme aussi une ministre, sous couvert d’anonymat. Il y a sûrement du Hamon là-dessous, c’est signé. » 

Benoît Hamon, ancien ministre redevenu député, en sourit. De fait, il connaît bien les dirigeants de l’Unef et du MJS – l’aile gauche du PS, dont celui qui fut le premier président du MJS “autonome” en 1993 est aujourd'hui l'un des chefs de file, y est toujours majoritaire. « Mais je ne suis ni intermédiaire, ni l’interlocuteur. On n’a pas de relation tutélaire, filiale. C’est fini ça », explique-t-il. Rien à voir avec l’époque où il dirigeait les jeunesses socialistes : « À l’époque, on prenait nos instructions chez Michel Rocard. Cela n’a plus rien à voir aujourd’hui ! Je n’ai pas de bouton rouge magique sous mon bureau pour faire descendre les jeunes dans la rue ! »

« Aujourd’hui, les partis sont incapables de contrôler les organisations de jeunesse, estime également le député PS Pouria Amirshahi, ancien président de l’Unef. Y compris par traumatisme de notre rupture avec Camba. » À son époque, l’Unef s’était autonomisée de la tutelle de Jean-Christophe Cambadélis (et de Julien Dray), dans un climat extrêmement violent entre « camarades ». « En 1999, Claude Allègre [alors ministre de l’éducation nationale – ndlr] m’avait convoqué pour me demander comment empêcher un mouvement lycéen de se développer. Mais on ne peut pas ! » témoigne aussi Gwenegan Bui, ancien président du MJS.

C'est d'autant plus difficile que les mouvements de jeunes sont loin de se résumer à l'Unef, l'UNL ou le MJS ; beaucoup d'autres groupes, souvent plus radicaux, sont actifs dans les facs. Et puis, rappelle le député Pouria Amirshahi, « un mouvement de jeunesse, c'est la réappropriation de soi, de son présent. Quand cela arrive, c'est irrépressible ».

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Manifestation à Paris contre l'expulsion de Leonarda Dibrani et Khatchik Kachatryan, le 17 octobre 2013. © Reuters

Les organisations de jeunesse proches du PS confirment : oui, ils ont des liens avec l’aile gauche du PS, mais non, ce n’est plus dans le bureau du « Baron noir » que les bureaux nationaux de l’Unef et du MJS se préparent. Et elles connaissent par cœur les tentatives de décrédibilisation : « On va nous dire que le projet de loi ne nous concerne pas et que nous sommes paranoïaques car angoissés par l’avenir, prédit William Martinet, à l’Unef. On va essayer de psychologiser le mouvement pour nier que c’est bien le fond du texte qui nous pose problème. »

« C’est dingue, ils font exactement comme la droite, s’insurge le député Benoît Hamon. En semaine 1, on dit que les jeunes sont manipulés. En semaine 2, qu’ils manifestent pour autre chose que le texte visé. En semaine 3, on va dire que c’est irresponsable de mettre des jeunes dans la rue et de leur faire prendre des risques. Et en semaine 4, on va annoncer une grande conférence sur le chômage des jeunes… »

À l’Élysée, cette vision d’organisations de jeunesse, pantins de dirigeants socialistes, reste en tout cas bien ancrée. La génération aujourd’hui au pouvoir n’a connu que cela. Et Julien Dray fait partie des visiteurs du soir assidus de François Hollande. « Hollande, Valls et Camba sont encore dans le schéma des années 1980 et d’organisations de jeunesse instrumentalisées par le PS ou l’extrême gauche », explique un ancien dirigeant du MJS, sous couvert d’anonymat. « Avec son modèle à l’ancienne, Hollande pense que les organisations de jeunesse sont dirigées par quelqu’un derrière. Et que parler avec elles relève quasiment d’une discussion interne au PS », raconte aussi un ex-dirigeant de l’Unef.

« L’Élysée ne nous contactait jamais directement mais à travers des intermédiaires. Hollande ne pouvait pas imaginer nous parler normalement de nos revendications et que ce qu’on disait sortait de notre tête », explique cette même source. Après la mort de Rémi Fraisse, c’est le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve qui avait convié place Beauvau des anciens leaders étudiants ou investis dans les réseaux de défense des droits de l’homme, ainsi que la présidente d’alors du MJS, Laura Slimani.

Dans les deux cas, les mobilisations étaient restées limitées, se résumant à un tour dans la rue avant que le mouvement ne s'évapore avec les vacances. Si un mouvement d’ampleur naît dans les prochaines semaines, il y a fort à parier que ce n’est pas un déjeuner qui y changera grand-chose.

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