Les faux documents et vrais mensonges de l’affaire Benalla

Mediapart a pu identifier plusieurs documents produits par Alexandre Benalla sur lesquels planent des soupçons de faux, mais aussi plusieurs mensonges proférés dans le cadre professionnel par l’ancien collaborateur du président pour obtenir certains avantages.

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Cela commence à ressembler à un inventaire à la Prévert. Déjà mis en cause pour des violences volontaires le 1er mai 2018 et pour l’utilisation « sans droit » de ses passeports diplomatiques ; visé par une enquête pour « atteinte à la manifestation de la vérité » après la probable destruction de preuves ; par des investigations sur un possible port d’armes illégal – l’affaire du « pistolet à eau » –, mais aussi par une autre enquête pour « corruption » s’agissant de ses contrats russes, Alexandre Benalla est aussi soupçonné de « faux » et d’« usage de faux ».

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Alexandre Benalla devant la commission d’enquête du Sénat. © Reuters

En janvier, le directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, Patrick Strzoda, avait affirmé devant le Sénat que l’ex-collaborateur du chef de l’État avait utilisé « régulièrement des faux pour obtenir un certain nombre de titres officiels ».

Mediapart a pu depuis identifier plusieurs documents produits par Alexandre Benalla sur lesquels planent des soupçons de faux, mais aussi plusieurs mensonges proférés dans le cadre professionnel par l'ancien collaborateur du chef de l’État pour obtenir certains avantages.

En voici la recension.

  • Un faux contrat de « conseiller » avec l’homme d’affaires Philippe Hababou Solomon

Le contrat est daté du 11 octobre 2018. Il est signé d’une seule main, d’une écriture tremblante, à l’encre bleue. Ce contrat à durée indéterminée (CDI) lie Alexandre Benalla et son employeur, l'homme d'affaires Philippe Hababou Solomon. Pour 40 heures par semaine, rémunérées 10 000 euros brut par mois, Benalla assure la fonction de « conseiller personnel » du businessman franco-israélien, peut-on lire sur ce document de quatre pages que Mediapart s'est procuré.

Le contrat a notamment été présenté par Alexandre Benalla pour justifier deux virements d'un montant total de 15 000 euros versés par Philippe Hababou Solomon en octobre et novembre 2018.

Problème, et de taille : ce document est un faux et n'a jamais été signé par Philippe Hababou Solomon. Sollicité par Mediapart, l'homme d'affaires dit découvrir ce contrat, qu'il qualifie de « faux grossier », rempli de « fausses informations » : « Je ne suis pas né à Paris le 18/05/1955, je ne suis pas français mais israélien, le numéro de sécurité sociale est faux, mon adresse est fausse, ce n'est pas ma signature. »  

Il indique qu'« Alexandre Benalla n'a jamais été [son] employé », et que s'il devait l'être « ce serait au titre d'une de [ses] sociétés et non pas à titre personnel ». Il dit « [se] réserver le droit d'entamer toute action légale au vu de ce document à l'encontre de l'auteur de ce faux ».

L'homme d'affaires confirme en revanche à Mediapart avoir versé 15 000 euros sur le compte d'Alexandre Benalla ouvert dans une banque en ligne, Revolut, mais qu'il s'agit d'un prêt et en aucun cas d'une quelconque rémunération.

Nous avons fait expertiser le « contrat » par Christine Jouishomme, graphologue et présidente de la compagnie des experts en écritures et documents, agréée par la Cour de cassation. Pour l’experte, qui a comparé ce document avec d’autres portant l’écriture et la signature de Philippe Solomon, celui-ci n'a ni rempli, ni signé ce contrat. Selon elle, la signature de l'homme d'affaires a été imitée à partir de sa véritable écriture (lire notre Boîte noire).

Faites glisser le curseur pour comparer la vraie signature de Philippe Solomon et son imitation :

© Documents Mediapart
  • Les étranges documents de la société du contrat russe

Comme Mediapart l'a révélé, Alexandre Benalla anime en sous-main la société France Close Protection qui a récupéré en octobre dernier le contrat de sécurité passé avec l’oligarque russe Iskander Makhmudov, d'un montant total de 980 000 euros. Sur le papier, la société a été créée par le demi-frère de Benalla, Kevin Piquet, 18 ans, et est présidée par l'un de ses amis, Yoann Petit, un ancien militaire de 44 ans.

Mais les documents officiels de France Close Protection remis au tribunal de commerce interrogent : d'après la graphologue Christine Jouishomme, ils sont signés, pour les deux dirigeants, d'une seule et même écriture (avec l'application de signature électronique DocuSign), au lieu de deux distinctes :

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Les signatures des statuts de France Close Protection.

Les deux dirigeants ont-ils validé et signé eux-mêmes ces documents ? Sollicités, Kevin Piquet et Yoann Petit n'ont pas répondu. 

  • Accusé par l’Élysée d'avoir utilisé des « faux » documents pour obtenir des titres

« On est confronté à un monsieur qui visiblement utilise régulièrement des faux pour obtenir un certain nombre de titres officiels. » Cette confidence de Patrick Strzoda, le directeur de cabinet d'Emmanuel Macron, devant la commission d'enquête sénatoriale, le 16 janvier dernier, ne cesse d'intriguer. Pourquoi certaines personnes, à l'Élysée, ont-elles protégé pendant des mois un collaborateur qui aurait, selon leurs dires, multiplié les faux documents ?

Patrick Strzoda a détaillé un exemple de possible « faux », pour permettre aux sénateurs « de cerner [sa] personnalité », a-t-il dit : une note dactylographiée, « non signée », « manuscrite », « à en-tête du chef de cabinet », qu'Alexandre Benalla avait adressée au ministère de l’intérieur pour obtenir un deuxième passeport de service, qui lui sera délivré le 28 juin 2018.

« Quand on a vu ce document, bien évidemment, on a demandé au chef de cabinet si c’est lui qui avait adressé ce document au ministère de l’intérieur, et il n’est pas l’auteur de cette note. Donc, soupçonnant une falsification faite par M. Benalla, nous avons signalé ce fait au procureur de la République par un article 40 [le 16 janvier 2019 – ndlr] », a déclaré, sous serment, le directeur de cabinet de l'Élysée.

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Patrick Strzoda, directeur de cabinet d'Emmanuel Macron, entendu mercredi 16 janvier par la commission d'enquête sénatoriale. © Vidéo Public Sénat

L'Élysée a en tout cas tardé à alerter la justice sur ces éléments : s'il a eu connaissance de l’existence de « ce document » soupçonné d’être un faux « dans le courant de l’automne », il ne l'a signalé que le matin de l'audition de Patrick Strzoda devant la commission d'enquête, le 16 janvier suivant. Depuis ce signalement, l'enquête visant Alexandre Benalla pour l'usage de ses passeports diplomatiques a été élargie à des soupçons de « faux et usage de faux document administratif » et « obtention indue de document administratif » (qualifications pour lesquelles il a été placé sous le statut de témoin assisté).

  • Mensonges et accident à Bercy

Le passage éclair d’Alexandre Benalla à Bercy comme chauffeur du ministre du redressement productif Arnaud Montebourg aurait également dû intriguer l’Élysée. En 2012, le jeune Benalla ne restera que cinq semaines en poste au ministère avant de se faire licencier pour une accumulation de fautes et un comportement bien éloigné de la « discrétion », la « responsabilité » et la « tempérance » requises par la fonction, souligne alors le chef de cabinet d’Arnaud Montebourg dans son courrier de licenciement daté du 9 juillet 2012 (lire ici la lettre en intégralité).

À l’époque déjà, Alexandre Benalla, âgé de 20 ans, se serait prévalu, d’après le cabinet d’Arnaud Montebourg, « d’un soutien du Ministre pour une demande de port d’arme auprès des services du ministère de l’intérieur, sans que le Ministre ait été informé préalablement de cette demande ». Ironie de l'histoire, l'attestation de formation au pistolet automatique qu'il avait fournie était signée de la main du gendarme…Vincent Crase.

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L'attestation de formation au pistolet automatique signée de la main du gendarme Vincent Crase. © Document Mediapart

Le futur conseiller élyséen avait aussi, un week-end, introduit l'ancien champion de boxe Jean-Marc Mormeck et son véhicule au sein du ministère, « sous le couvert d’un rendez-vous supposé avec le ministre, obligeant ce dernier à démentir le rendez-vous », précise la lettre de licenciement. Un ancien du cabinet de Montebourg se souvient de sa surprise en arrivant au ministère ce jour-là : « Une Porsche était garée dans la cour, à la place de la voiture du ministre [et non au parking des visiteurs – ndlr]. Je demande au douanier ce qui se passe, il me dit : “C’est quelqu’un qui a rendez-vous avec le ministre.” Moi je savais très bien ce jour-là où était le ministre et que cette personne n’avait pas rendez-vous avec lui. Benalla avait les jouets de la République et il voulait le montrer. »

Joint par Mediapart, Jean-Marc Mormeck assure qu'il avait ce jour-là rendez-vous avec le ministre de l'économie sociale, Benoît Hamon, pour un déjeuner. « Comme je connaissais Alexandre, je l'ai appelé, j'ai dit : je suis arrivé, comment je fais pour rentrer ? Il connaissait la maison, il a voulu me faire rentrer. J'étais en voiture, il a garé ma Porsche. » Une manière de faire assez éloignée du protocole.

D’après l'ex-collaborateur d'Arnaud Montebourg, les soucis avaient commencé peu après l'embauche d’Alexandre Benalla. Un week-end de juin, le jeune chauffeur aurait utilisé la voiture du ministre pour se rendre chez lui, à Évreux, et il aurait écopé d'une contravention pour excès de vitesse. « J’avais reçu le P.-V., je lui avais fait payer en lui disant : c’est une faute, je t’interdis de faire ça, quand le ministre n’est pas là, tu prends ta voiture perso, pas celle du ministre. Tu as utilisé ton joker, la prochaine fois, ce sera plus violent, se rappelle l'ancien collaborateur. Je pense qu’il n’a pas compris, à cette époque-là, que mon rôle c’était de protéger Montebourg. »

Le jeune homme semble en effet ne pas avoir saisi. Quelques semaines plus tard, un samedi, à Paris, Alexandre Benalla tente de s’enfuir après avoir accroché une voiture, près de la gare de Lyon. « C’était la deuxième fois qu’il me conduisait, se remémore Arnaud Montebourg. J’étais plongé dans mes dossiers et mon portable, je le trouvais un peu agité, passant son temps à insulter les gens, alors que les chauffeurs sont en général impressionnants par leur calme. Dans mes souvenirs, il a embouti une voiture à l’arrêt. Je lui dis qu’il doit faire un constat, et il me met la main sur la tête en disant : “Monsieur, cachez-vous, cachez-vous !” Je lui dis : non seulement je ne vais pas me cacher, mais surtout, vous allez vous arrêter et faire un constat, ou s’il n’y a personne, vous laissez vos coordonnées, car vous venez de commettre un préjudice, sinon c’est un délit de fuite. Il insiste. Et je lui dis : non, vous faites comme ça. »

Le ministre décide de finir le trajet à pied, « parce que je n’étais pas en sécurité et pas content de cette attitude », relate-t-il. En arrivant, il se précipite, furieux, dans le bureau de son chef de cabinet : « Tu me vires ce type, c’est un dingue, il est extrêmement dangereux pour moi ! » lui dit-il.

Dans son C.V. fourni à son arrivée à Bercy, Alexandre Benalla notait pourtant, à la rubrique « compétences » : « protection rapprochée et procédure de sécurisation d'une personnalité », mais aussi « gestion des conflits », « de l'agressivité », et « des situations difficiles » (voir notre document ci-dessous).

Cet épisode de l'accrochage automobile déclenchera le licenciement d'Alexandre Benalla. « C’était la fois de trop. Mais il a été licencié pour l’ensemble de son œuvre », ironise cet ancien collaborateur du ministre. À l’époque, l'apprenti chauffeur ne conteste ni les faits, ni ce licenciement. « C'est sans doute le plus beau licenciement que j'ai fait de ma vie, poursuit l'ex-collaborateur d'Arnaud Montebourg. J’avais en face de moi un garçon très sympa qui m’a dit : “Oui, je sais, bon, bah ! c’est comme ça, merci, au revoir.” Il a signé, on s’est séparés. » 

Mais lorsque l’épisode refait surface, cet été, après les révélations du Monde, Alexandre Benalla explique devant la commission d'enquête sénatoriale ne pas avoir quitté Bercy « pour les raisons qui ont été avancées ». Dans la presse, il affirme avoir été licencié parce qu’il s'était opposé au ministre Montebourg, qui avait voulu circuler à Vélib sur le périphérique…

Cette version est rapportée et confirmée par Closer en juillet, puis par Valeurs actuelles en octobre, mais fermement démentie par Arnaud Montebourg et son ex-collaborateur. « Ce type est fou. Je n’ai jamais fait de vélo sur le périphérique, vous imaginez qu’un ministre a mieux à faire… », soupire l'ancien ministre du redressement productif. « Imaginez Montebourg en Vélib sur le périph’… À l’heure des smartphones, il y aurait eu au moins une photo. Ça, c’est un vrai mensonge », estime son ancien collaborateur.

« Benalla, c’est Rocancourt en politique, poursuit-il. Très sympathique, agréable, instinctif, avec cette faculté à séduire quel que soit le milieu dans lequel il se trouve, et à raconter une histoire tellement bien faite – en tout cas au départ – que personne ne vérifie et tout le monde pense qu’elle est vraie, d'autant qu'il est bien introduit à haut niveau. Hier, c’était dans le champ politique, mais demain, ce sera peut-être dans le champ des affaires. » Un phénomène inquiétant, selon lui : « Il était blacklisté à Bercy mais il est arrivé à l'Élysée. Macron est victime de son entourage qui ne l’a pas suffisamment protégé. » 

Contacté par Mediapart, Alexandre Benalla et son avocate, Me Jacqueline Laffont, n’ont pas répondu à nos questions.

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