Les vrais documents restent sous clé. Et les questions subsistent sur les prêts obtenus par le Front national en Russie. Après avoir expliqué, dimanche soir, sur BFMTV avoir été « contrainte » de se tourner vers la Russie, compte tenu du refus des banques françaises, Marine Le Pen a fait transmettre lundi à BFMTV et au Figaro quelques courriers de réponses de banques.
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Selon les correspondances rendues publiques, quatre banques françaises – LCL, Crédit Agricole, BNP et CIC – ont décliné, en juillet 2013, une demande d’emprunt de 5 millions d’euros, ainsi qu’une banque suisse – l’UBS – en juillet 2014.
« Notre parti a demandé des prêts à toutes les banques françaises, mais aucune n'a accepté, avait précisé Marine Le Pen à l’Obs, le 23 octobre. Nous avons donc sollicité plusieurs établissements à l'étranger, aux Etats-Unis, en Espagne et, oui, en Russie. Nous attendons des réponses ».
Faux. Ainsi que Mediapart l’a révélé, le prêt de 9 millions d’euros accordé par la banque russe la First Czech Russian Bank (FCRB), était signé depuis deux mois… Quant au prêt de 2 millions d’euros accordé à l’association de financement Cotelec, présidée par Jean-Marie Le Pen, il avait été signé, encore avant, le 4 avril, via une société chypriote, Vernonsia Holdings Ltd. Des questions restent posées sur les conditions de ces prêts, les commissions versées, et le rôle déterminant du Kremlin dans leur déblocage. Le Front national se refuse à rendre publics ces contrats de prêts.
Comme Mediapart l’a indiqué, les représentants du FN ont transmis à Moscou une demande portant sur des besoins financiers estimés à 40 millions d’euros, d'ici à 2017. Pour obtenir l'octroi successif de deux prêts, le parti d'extrême droite a mobilisé une galaxie de sympathisants, d'intermédiaires et d'oligarques, non sans capitaliser l’isolement de la Russie dans la crise ukrainienne. Retour sur les principaux acteurs de cette opération, inédite, de financement d'un parti politique français par des banques étrangères.
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Bernard Monot a rencontré le directeur général de la VTB Bank, la deuxième banque publique russe, « mais cela n’a pas abouti », dit-il. Il a donc demandé à Jean-Luc Schaffhauser « de jouer de ses amitiés, car nous on pédalait. Il a fait le nécessaire, c’est un grand négociateur, il a un grand réseau, 100 % du mérite lui revient. Je n’ai pas demandé les détails, je cloisonne. C'est un homme très discret, secret, pour toutes les raisons que vous imaginez ».
- Konstantin Malofeev, oligarque : le financier de l'extrême droite européenne

Cet oligarque russe proche du Kremlin, présenté par le Financial Times comme un « Raspoutine des temps modernes », a fait fortune dans la communication avec son fonds d'investissement Marshall Capital. Financier des séparatistes pro-russes en Ukraine, il est aussi à l'origine, avec sa fondation Saint-Basile-le-Grand – la plus grande organisation caritative orthodoxe en Russie –, d'événements internationaux marqués à l'extrême droite. Il s'est associé à Philippe de Villiers dans la création de déclinaisons russes du Puy du Fou.
« Ami » du conseiller de Marine Le Pen, Aymeric Chauprade, il est apparu à ses côtés lors de la célébration des « 200 ans de la Sainte Alliance », réunissant près d’une centaine d’invités à huis clos, à Vienne, en mai ; ou encore en septembre, à Moscou, lors de la visite d’une délégation de députés français, à l’hôtel Président, puis au World Congress of Families.
- Aymeric Chauprade, eurodéputé, celui qui a relancé la filière russe

D’après Jean-Marie Le Pen, « il n’est pas impossible » qu’Aymeric Chauprade « ait aidé à la constitution de cette relation » qui a abouti au « prêt » de 2 millions d’euros octroyé à son micro-parti.
Deux « filières » distinctes au Front national
- Jean-Luc Schaffhauser, eurodéputé, intermédiaire : le négociateur du prêt

Ce discret consultant international se définit comme « l'homme de certaines missions ». Il est spécialiste de « l’implantation de sociétés à l’étranger et dans la recherche de financement pour sociétés », d'après sa déclaration d'intérêts de parlementaire. C'est cette déclaration que le parlement européen a décidé d'examiner, puisque l'eurodéputé n'y a pas fait figurer la commission de 140 000 euros qu'il a reçue en septembre pour son rôle d'intermédiaire dans le prêt.
Proche de l'Opus Dei, M. Schaffhauser a œuvré pour le rapprochement entre le Vatican, la Russie et l'Église orthodoxe, à partir de 1991, « à la demande de Rocco Buttiglione », ami de Jean-Paul II. Il affirme que c'est l'économiste russophile Jacques Sapir qui « (l'a) beaucoup aidé dans (ses) premiers contacts en Russie, liés au système militaro-industriel, au milieu des années 1990 ».
Dans les années 2000, il a travaillé pour Total, Auchan puis Dassault « jusqu'en 2007 ». Il a notamment « représenté Dassault dans le lobbying en Pologne en 1999-2000, d'abord sur les Falcone. Les Russes nous aidaient pour que les Français l'emportent plutôt que les Américains », raconte-t-il. Il souhaite aujourd'hui mettre sur pied une fondation – « Multipolar World » –, axée vers la Russie, et qui s'appuiera sur l'Académie européenne qu'il a créée en 1995.
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Placé sur la liste des sanctions européennes depuis cet été, il est le contact central de Jean-Luc Schaffhauser, qu'il a rencontré au milieu des années 2000, « par le biais de l’Église orthodoxe », explique à Mediapart l'eurodéputé frontiste. M. Babakov aurait été présenté par Schaffhauser à Marine Le Pen lors d’un voyage resté confidentiel en Russie, en février 2014.
Comme Mediapart l’a raconté, le nationaliste Babakov est à la tête d’un patrimoine immobilier caché en France. Patrimoine estimé à plus de 11 millions d'euros, alors qu’en Russie, il se présente comme l’un des députés de la Douma les moins fortunés. Il a par ailleurs usé de l’influence de ses réseaux sur différents partis politiques de plusieurs pays européens de l’Est pour contribuer à la constitution d’un groupe au parlement européen.
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D'après le Temps, Sergueï Narychkine s’occuperait « de tisser des liens avec des mouvements politiques européens hostiles à Bruxelles ». À chacune des visites de la présidente du FN, en juin 2013 et en avril 2014, il la complimente, estimant qu'elle est « bien connue en Russie » et « une personnalité politique respectée », ou soulignant qu'ils ont « beaucoup en commun dans nos positions sur la manière de régler la crise » en Ukraine. Il va jusqu'à la féliciter pour le score du FN aux municipales, un « tournant dans la vie de la France ».

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Marine Le Pen a affirmé dimanche sur BFMTV qu'elle n'avait « jamais » rencontré le président russe. Pourtant, Aymeric Chauprade a lui évoqué la possibilité d'une « rencontre non officielle ». C'est aussi ce qu'ont affirmé deux autres responsables frontistes à Mediapart.
Vladimir Poutine miserait, selon plusieurs connaisseurs de la Russie, sur une ascension du Front national. La présence d'une délégation russe, et du vice-président de la Douma Andrei Isaiev, membre du parti de Poutine, au récent congrès du parti d'extrême droite à Lyon vient confirmer cette thèse.

Derrière le prêt du FN, la First Czech Russian Bank et Roman Popov
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Pour se renflouer, le Front national a choisi un établissement des plus confidentiels, mais qui n'est pas sans lien avec l’État russe. Fondée en 1996 sur l’initiative du gouvernement tchèque, la First Czech Russian Bank (FCRB) devait à l'origine soutenir les échanges commerciaux entre les deux pays, avec pour actionnaires la Banque postale d'investissement tchèque (IPB) et la banque moscovite Vozrojdenie (Renaissance). Jusqu’à ce qu’en décembre 2002, le géant russe Stroytransgaz (STG), leader dans la construction de gazoducs et dont le principal client est Gazprom, décide d’en faire sa « banque de poche ». STG rachète d’abord 50 % puis 94,5 % du capital de la FCRB, injectant 100 millions de dollars. Naguère 195e banque russe, la FRCB se hisse alors à la 43e place, et ses actifs gonflent à vue d’œil, passant de 1,7 milliard de roubles à 11,4 milliards, comme le racontait Vedomosti en 2003.

C’est à ce moment que Roman Popov entre en scène, parachuté à la tête de l’établissement. Il n’a que 30 ans. Diplômé de l’institut moscovite d’économie Plekhanov, il a occupé de 1992 à 2002 le poste de vice-directeur financier de Stroytransgaz (STG). Peu charismatique et très discret, il sera désormais la vitrine de la FCRB.
Au milieu des années 2000, la banque cherche à s’implanter en Europe, en Tchéquie, en Slovaquie, mais aussi en Italie, afin aussi de soutenir les projets de Stroytransgaz dans ces pays. À deux reprises, la Banque centrale tchèque refuse de lui accorder une licence bancaire, estimant que la structure du capital n’est pas suffisamment transparente, comme l’a écrit en 2010 le journal tchèque Prajskyi Telegraph. L’affaire est traitée à un haut niveau, puisque Vladimir Poutine plaide alors en faveur de la banque lors d’une rencontre avec ses homologues tchèques.
La First Czech Russian Bank soulève des interrogations au sein des organes de sécurité tchèques qui estiment qu’elle « pourrait avoir des liens avec les services secrets russes, ou avec des éléments du crime organisé », lit-on dans un blog de la Jamestown Foundation.
En 2008, la situation se débloque et la filiale de la FCRB, la banque pour la coopération internationale, rebaptisée ensuite European-Russian Bank (ERB) obtient un feu vert. C’est la première fois depuis la disparition de l’URSS qu’un établissement bancaire russe peut opérer en République tchèque. Cette licence est valable dans tous les pays de l’Union européenne.
Quelques mois auparavant, en février 2007, le capital de la FCRB avait été remanié de fond en comble. Stroytransgaz (STG) se retire alors officiellement de l’établissement et Roman Popov acquiert à titre privé 74,45 % des parts – alors que Viktor Lorents, le directeur de STG, en rachète 25,55 % tout en continuant à travailler au sein de l’entreprise de construction.
Aujourd'hui, Popov apparaît comme seul maître à bord, propriétaire de 100 % du capital de la banque qui est retombée au 147e rang des établissements russes selon un classement réalisé en novembre. En 2012, le Wall Street Journal a cité la FCRB comme la seule banque russe – une « petite et obscure institution financière » – à avoir encore ouvertement des liens avec l'Iran, pays sous sanctions européennes et américaines. Ces liens avec la République islamique sont assumés. En mars 2012, Roman Popov a été élu à la tête du Conseil des affaires russo-iranien. Il multipliait alors les rencontres et les échanges avec différents représentants du business iranien, prônant la nécessité pour la Russie d'occuper les niches laissées par les Occidentaux. Il a depuis quitté ses fonctions à la tête du Conseil.
Dans un autre registre, la banque finance des projets immobiliers. Roman Popov assistait, en juin 2013, à l’inauguration d’un centre commercial « Plaza City » à Adler, dans le sud de la Russie, aux côtés du propriétaire des lieux, un certain Ruben Tatoulian alias "Robson" (voir la vidéo). Cet homme d'affaires est considéré comme le maire de l’ombre de Sotchi, proche des milieux du crime, selon plusieurs articles parus dans la presse russe.
La FCRB donne aussi dans le sponsoring. En 2011, elle a été parmi les organisateurs des festivités du 50e anniversaire du vol spatial de Youri Gagarine, célébrées en présence de Dmitri Medvedev alors président de la Russie. Elle finance aussi une revue culturelle de luxe branchée, The Prime Russia Magazine, dont la directrice est la femme de Popov, Anna Popova, née Baboussenko.
- Viatcheslav Baboussenko, l'ancien apparatchik du KGB passé à la tête de la banque prêteuse

Alexandre Baboussenko affiche un parfait parcours de KGbiste. Né en 1957, il a été formé par la haute école du KGB Dzerjinski. Au moment du putsch raté contre Boris Eltsine en 1991, il appartient à la direction du KGB-Russie, chef du département des relations avec le gouvernement, comme en témoigne le livre Dans les coulisses du putsch : les tchékistes russes contre la destruction des organes du KGB en 1991. Il apparaît alors sur plusieurs photos d’époque.
M. Baboussenko a passé plus de 20 ans au sein de Stroytransgaz (STG). De 1996 à 2001, il est numéro deux du département de la sécurité, puis devient l’un des premiers vice-directeurs de la société.

En avril 2008, le directoire de la STG est démissionné en bloc, dont Baboussenko, qui rejoint alors la tête du conseil de surveillance de la First Czech Russian Bank. Aujourd’hui le nom de Baboussenko n’apparaît plus sur le site de la banque, mais il y a conservé un numéro de téléphone et un bureau. Mediapart a laissé un message à sa secrétaire, resté sans réponse à ce jour. Plus séduisant que son gendre, Alexandre Baboussenko aime les mondanités. En 2011, il participait ainsi au traditionnel bal d’hiver de Moscou organisé dans un palace, en qualité de premier vice-président de la FCBR.
- Yuri Kudimov, ancien espion : le banquier qui aurait renfloué le micro-parti de Jean-Marie Le Pen
Yuri Kudimov
Ce serait l’homme derrière le « prêt » accordé au micro-parti de Jean-Marie Le Pen, en avril. Yuri Kudimov détientrait la société chypriote Vernonsia Holdings Limited qui a versé les deux millions d’euros à Cotelec, via un compte suisse ouvert à la banque Julius Baer. Une information dont M. Kudimov continue à contester la véracité.
Kudimov n’est pas sans lien avec le pouvoir russe : il était, jusqu’en octobre dernier, le directeur de la banque VEB Capital, une filiale à 100 % de la Vnechekonombank, bras financier du Kremlin. Cette banque est détenue à 100 % par le gouvernement russe. Le président du conseil de surveillance est Dmitri Medvedev, et avant lui Vladimir Poutine. Elle fait partie des banques visées par les sanctions de l'UE.
Ancien officier du KGB opérant sous couverture, il a été démasqué comme espion en 1985 et expulsé de Londres, comme l'ont raconté le Guardian et le New York Times. Il se présentait comme correspondant de la Komsomolskaya Pravda.
Yuri Kudimov poursuit aujourd’hui ses activités de banquier, mais de manière plus souterraine. Comme l’a révélé le journal russe Kommersant en février, il est désormais à la tête d’un étrange fonds d’investissement enregistré à Moscou en août 2013 : Pangeo Capital. Cette structure, dotée d’un milliard de dollars, a été créée en tandem avec Igor Makarov. Ce dernier est un homme d’affaires bien connu en Russie. Dans les années 1990, sa société Itera, première compagnie gazière indépendante, exportait le gaz turkmène et avait des liens étroits avec les dirigeants de Gazprom.
En 2013, Itera a été revendue à Rosneft pour environ 4 milliards de dollars. C’est une partie de cette fortune que se propose d’investir Yuri Kudimov en Russie, dans les télécoms, l’immobilier et la finance. Curiosité : dans la base de données SPARK que Mediapart a pu consulter, Yuri Kudimov apparaît comme le directeur général de Pangeo Capital, alors que le seul actionnaire est Reyl Private Office Sarl à Genève, qui fait partie du groupe Reyl, la banque où le compte de l’ancien ministre Jérôme Cahuzac a été découvert ! Interrogé par Kommersant, Yuri Kudimov a précisé que Reyl fournissait « des services de conseils en gestion en Russie », y compris pour les projets d’investissement de Pangeo Capital (voir le document).
- Wallerand de Saint-Just, trésorier du FN : celui qui a signé

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