Que restera-t-il des débats sur la réforme des retraites ? Alors que l’acte II s’ouvre cette semaine avec l’examen du texte au Sénat, le souvenir de la séquence à l’Assemblée nationale restera pour longtemps gravé dans les mémoires. Un « bordel » « indigne » et « honteux », pour le leader de la CFDT, Laurent Berger ; un « spectacle affligeant » dont la députée socialiste Christine Pirès-Beaune espérait, au sortir des débats, qu’il serait « vite oublié ».
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Durant une dizaine de jours émaillés d’incidents, l’hémicycle a en effet donné à voir une représentation nationale à mille lieues de son cœur de métier : des députés consacrant plus d’énergie à s’envoyer des noms d’oiseaux à la figure qu’à discuter du fond du texte, jouant la montre pour éviter d’arriver au vote sur l’article 7 sur le recul de l’âge de départ à 64 ans, et, comme un ultime symbole que toute communication « normale » était devenue impossible, finissant par s’affronter en chanson – les Insoumis entonnant l’hymne des « gilets jaunes » ; la majorité, la droite et l’extrême droite la Marseillaise.
À l’arrivée, deux semaines pour rien, ou presque. Et une impression de gâchis généralisé au milieu duquel le cri de victoire de Jean-Luc Mélenchon, qui s’est félicité du travail de « résistance » de ses troupes avant même la fin des travaux, a résonné comme une énième fausse note.
Ces derniers jours, les commentateurs n’ont pas retenu leurs coups contre les protagonistes de ce spectaculaire enlisement. Le signe d’une classe politique « pas au niveau », a fustigé la politologue Chloé Morin.

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Dans ce maëlstrom de reproches, c’est La France Insoumise (LFI) qui a essuyé le gros des critiques. « Il y a de la place pour la passion et la colère [à l’Assemblée nationale – ndlr], mais la limite, ce sont les dérapages, les menaces et les insultes », a estimé, ce week-end, le socialiste Boris Vallaud, comme si les raisons du désastre étaient à chercher dans une somme de comportements déviants.
Celui d’un Jean-Luc Mélenchon « écrasant » dont l’ingérence aurait semé la zizanie au sein de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes). Mais aussi celui, inscrit dans leur ethos, de ces primo-députés insoumis, non acculturés aux habitus parlementaires, qui n’auraient pas su « se tenir », au contraire de leurs alliés socialistes ou communistes, qui ont, cruel contraste, fait montre d’un indiscutable savoir-faire.
Un cadre vicié
Si elle a sa part de pertinence, cette analyse demeure toutefois insuffisante pour appréhender ce qui s’est joué derrière l’apparent chaos des débats. Loin d’être réductible à une accumulation de dérapages individuels, le spectacle qui a été donné à voir s’explique aussi, et peut-être avant tout, par des stratégies partisanes délibérées et rationnelles, destinées à faire dérailler la marche habituelle de l’Assemblée nationale.
Un processus qui a conduit à ce que l’historien Pierre Rosanvallon qualifie d’« ébranlement du fonctionnement parlementaire » dans une interview au Monde où il note que sur la réforme des retraites, « l’esprit » de l’institution, à savoir « la confrontation argumentée et organisée entre un pouvoir et une opposition », n’a pas été respecté. Mais s’il rejette la responsabilité sur LFI, à laquelle il décerne au passage « la palme du hors-jeu », le philosophe semble passer un peu vite sur le rôle central de l’exécutif dans cette opération de sabotage.
C’est en effet Matignon qui, en choisissant d’utiliser un projet de loi de finances – permettant une réduction du temps d’examen à quelques jours dans les deux chambres, et un recours illimité au 49-3 – comme véhicule législatif pour sa réforme, a été le premier, si ce n’est le principal fauteur de troubles.
Plaçant d’entrée de jeu le travail parlementaire dans un cadre vicié qui rendait matériellement impossible et législativement quasi inutile l’examen du texte, le gouvernement a donné le ton de cette séquence qui ne pouvait, dès lors, que tourner au vinaigre. Le tout sous le haut patronage de la présidente de l’Assemblée nationale et députée Renaissance Yaël Braun-Pivet, qui, du micmac sur la motion référendaire (lire ici et là) à l’exclusion temporaire d’un Insoumis pour un tweet malvenu, a fait un usage tout personnel du règlement intérieur…
Du point de vue de l’exécutif, l’objectif de cette série de dévoiements du fonctionnement de l’Assemblée nationale était clair. Pour le camp présidentiel, guère assuré de trouver un nombre suffisant de voix pour faire adopter son texte, il s’est agi de réduire à néant le rôle de l’Assemblée nationale, devenue, depuis la perte par le pouvoir de sa majorité absolue en juin, un obstacle à la toute-puissance élyséenne.
Et puisque celui qui veut tuer son chien l’accuse de la rage, le pouvoir s’est livré à une méticuleuse entreprise de disqualification de l’institution, conspuant ici la « bordélisation » des débats dans l’hémicycle, feignant là de déplorer l’impossible avancement des débats et l’absence de vote sur l’article 7, alors qu’il n’avait, de l’aveu même de certains députés, aucune intention d’y parvenir.
À cette aune, l’attitude du ministre chargé de la réforme, Olivier Dussopt, plongé dans une grille de mots croisés en pleine séance ou déclarant qu’il n’avait « pas de comptes à rendre » à la représentation nationale, est apparue comme une traduction presque littérale du peu de cas fait par la Macronie de ce qui se jouait dans l’enceinte du Palais-Bourbon.
Un « dérèglement méthodique »
Dans ce contexte, les oppositions disposaient de deux options : tenter d’obtenir des avancées, voire quelques victoires – notamment sur l’article 7 –, à l’intérieur de ce jeu de dupes orchestré par le gouvernement ; ou refuser de jouer avec des dés pipés et sortir du cadre donné pour en constituer un autre dans lequel elles seraient maîtresses des événements.
Si le choix des socialistes, des communistes et des écologistes s’est porté sur la première alternative, LFI a, au grand dam du reste de la Nupes et d’une partie de ses propres troupes, tenu le cap inverse. « On ne rentrera pas gentiment dans le moule », avait prévenu l’ancien directeur de campagne de Jean-Luc Mélenchon, aujourd’hui député, Manuel Bompard.
Comme annoncé, c’est donc un véritable travail de subversion de l’institution qui a été mis en œuvre durant les débats, comme l’a souligné le sociologue Geoffroy de Lagasnerie dans un texte à contre-courant de l’humeur actuelle. « Nous avons assisté pour la première fois depuis longtemps à une sorte de dérèglement méthodique de tous les rituels parlementaires, s’y réjouit-il. Puisque l’on sait que ces rites [l’échange d’arguments dans l’hémicycle et le processus d’amendement – ndlr] sont de purs mythes, autant les subvertir et faire l'usage le plus dissident possible que l’on peut de cette enceinte : exprimer la colère, demander des explications, cibler les ministres. »
Les Insoumis ne discutaient plus du texte mais du contexte.
Si cette stratégie de « dérèglement méthodique » n’a jamais été explicitement présentée comme telle par LFI, elle est pourtant apparue, là encore avec une certaine clarté, pendant toute la durée du débat. Mis à part lors de certaines interventions – sur les sources de financement des pensions par exemple –, les députés insoumis se sont montrés les plus iconoclastes possible.
Prenant brutalement à partie certains députés ou ministres, moquant une majorité accusée d’être plus pressée de « partir à Courchevel ou à Chamonix » que de s’occuper du destin des Français, ou multipliant les prises de parole sur des sujets éloignés des articles examinés, « ils ne discutaient plus du texte mais du contexte », a résumé un député communiste déplorant « un surplus de tactique, alors que notre rôle est d’abord d’être des législateurs ».
Mais le principal outil destiné à faire dérailler les débats a été le déluge d’amendements déposés par le groupe. Manière de monopoliser le temps de parole en séance (et dans les médias), mais aussi de bloquer l’examen du fameux article 7. « C’est la partie “guerre de position” du gramscisme », théorisait le député Hadrien Clouet, au dernier jour de séance.
Le début d’une nouvelle ère parlementaire ?
Enrayer le fonctionnement de l’institution, la vider de sa substance ou la remplir d’une autre fonction... C’est ainsi une double volonté de l’exécutif et de l’opposition insoumise de saper les trois piliers du travail parlementaire « ordinaire » – l’échange argumenté, l’amendement de la loi et le vote comme moyen de trancher démocratiquement les antagonismes – qui s’est fait jour, pour des raisons diverses, lors de la séquence sur les retraites à l’Assemblée nationale.
La question reste désormais entière de savoir si ces tentatives de dévitalisation du rôle traditionnel de cet organe sont vouées à se répéter ou si elles resteront une exception dans la législature. Or, au vu des logiques à l’œuvre dans le champ partisan actuel, l’épisode des retraites pourrait constituer le prélude à une nouvelle ère parlementaire.
D’une part, parce que si Emmanuel Macron veut gouverner les mains libres, il a tout intérêt à dynamiter, autant que faire se peut, cette Assemblée nationale devenue le boulet de son quinquennat. De l’autre, parce que Jean-Luc Mélenchon, qui, au titre de son statut d’ex-candidat à la présidentielle arrivé en tête à gauche, conserve son magistère sur le débat parlementaire, continue de penser qu’une dissolution est inévitable. Or la meilleure manière de l’obtenir est, là encore, de rendre invivable l’exercice parlementaire de la majorité.
Par ailleurs, la composante « populiste » de LFI reste persuadée que s’il faut prendre ce qu’il y a à prendre dans le jeu institutionnel, le changement politique ne passera pas par le truchement des « corps intermédiaires », comme l’a rappelé l’historien du communisme Roger Martelli dans une récente tribune. Et que l’objectif principal consistant à s’imposer comme la seule alternative au macronisme en vue de 2027 ne pourra être atteint qu’en empêchant les classes populaires de se tourner vers l’extrême droite.
Dès lors, en vertu d’un imaginaire peut-être en partie fantasmé, pas question de policer son discours pour parler à la gauche des classes moyennes. « Quand on perd l’électorat populaire, il faut vingt ans pour regagner sa confiance », faisait remarquer, la semaine dernière, Manuel Bompard.
En attendant, les débats qui démarrent au Sénat dans quelques jours devraient ouvrir une séquence, si ce n’est plus apaisée, du moins de facture plus classique. Avant le retour du texte à l’Assemblée nationale, mi-mars, pour un vote solennel qui pourrait, une nouvelle fois, faire des étincelles.