Benoît est chauffeur de bus pour Keolis, dans les Yvelines, et roule avec la boule au ventre. Au volant, il subit les colères des usager·es, fatigué·es d’attendre le bus, et celles de sa direction, qui met la pression chaque minute de retard. À 67 ans et huit mois, il continue de conduire et n’arrive pas à prendre sa retraite à taux plein puisque ses années de styliste à Paris n’ont pas été prises en compte.
« Je m’appelle Benoît, j’ai 67 ans et huit mois, je suis chauffeur de bus pour Keolis dans les Yvelines. Une partie de ma carrière n’a pas été prise en compte dans le calcul de ma retraite, alors si je pars maintenant, j’aurais une pension de seulement 1 024 euros.
Je travaille six jours sur sept, avec un seul week-end complet par mois, sur des lignes de transports urbains dans les Yvelines : la ligne C, de Houilles au Vésinet et la E de Chatou au Vésinet. Et puis je m’occupe aussi de transport scolaire, collège et lycée.
Si je pars à la retraite maintenant, ils me proposent une pension à 1 024 euros. En fait, mon relevé de carrière n’est pas complet parce que toutes les années durant lesquelles j’ai travaillé dans la mode, à Paris, n’ont pas été prises en compte. Depuis 2020, j’ai envoyé des documents pour la régularisation de ma situation mais j’attends toujours qu’ils me répondent. Ça ne change pas.

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J’ai commencé à travailler en 1981, à 25 ans. Avant j’ai fait des études, un master dans le textile, le modélisme et le stylisme.
En sortant de l’école, je suis devenu assistant de créateur de mode. J’ai travaillé à Paris chez un créateur pendant deux ans, puis pendant sept ans chez un autre. Je dessinais et je faisais les premiers modèles, la toile, puis je m’occupais du patronage. C’est ça le travail de modéliste.
Ça me plaisait beaucoup mais dans les années 90, après la guerre du Golfe, la mode ne recevait plus de subventions de l’État, ça devenait compliqué pour tout le monde. La société dans laquelle je travaillais a fermé. J’ai subi un licenciement économique en 1994. Ceux qui faisaient aussi du parfum ont résisté mais ceux qui ne faisaient que les défilés de mode, comme nous, n’ont pas réussi à se maintenir.
Beaucoup de maisons ont délocalisé leur main-d’œuvre dans les pays de l’Est ou le Maghreb, où elles étaient moins chères, et moi je me suis retrouvé sans boulot après des études et une dizaine d’années passées à travailler dans le stylisme.
Vu mon expérience, j’étais sûr de retrouver un boulot rapidement, mais ça n’a pas été le cas. Ça m’a rendu malade, j’ai fait une dépression.
C’était ma passion, je ne voulais pas faire autre chose que ce que je savais faire alors je suis resté longtemps au chômage dans l’espoir de trouver un boulot dans la mode. Pendant à peu près cinq années de chômage, j’ai enchaîné les contrats courts, les missions d’intérim dans le secteur, comme tailleur première main dans les grandes maisons pendant la création des collections, conducteur, couturier, toiliste.
J’ai finalement abandonné. J’avais mes permis, alors j’ai postulé pour devenir chauffeur de bus et je fais ce travail depuis 1999. Non seulement j’ai été triste de quitter le milieu de la mode, mais, en plus, je me suis rendu compte que toutes ces années-là ne sont pas sur mon relevé de carrière, je ne sais pas pourquoi.
Maintenant, je conduis des bus six jours sur sept mais je suis toujours passionné de mode. Je continue de regarder les défilés et je rends service aux copains, en faisant une retouche ou un ourlet de temps en temps. Souvent, je me fais pas payer, je rends service, j’aime ça. Pour moi, c’est devenu une distraction.
Début 1999, j’ai été embauché par une société pour emmener des touristes aisés de France vers l’Espagne en bus et leur faire visiter le pays là-bas. J’ai abandonné au bout de deux mois, c’était trop dur.
Puis, j’ai conduit des camions de marchandises, pendant deux mois aussi. Et, fin 1999, j’ai atterri à la CGEA, d’abord en CDD et, à partir de 2000, en CDI… J’y suis toujours. La CGEA est devenue Vivendi, puis Connex, puis Transdev et maintenant on l’appelle Keolis.
J’aime bien conduire mais c’est vraiment fatigant. On a de très grandes amplitudes horaires. Par exemple, ce matin, j’ai commencé à 6 heures, ce soir je finis à 20 heures et au milieu de la journée j’ai un trou. Là, je suis chez moi pendant cette pause mais je ne peux ni dormir ni me reposer puisque je n’ai pas le temps.
Il y a des collègues qui ont dix ans de moins et qui sont déjà cassés de partout par ce travail : des hernies, des difficultés à marcher ou ils ont mal au dos. Moi, ce qui me sauve, c’est que j’ai toujours fait du sport. Je vais au travail à vélo, par exemple. Du coup, j’arrive au boulot réveillé et en forme. Je ne prends plus la voiture du tout. Mais si physiquement ça va, moralement c’est dur.
Dès qu’on est un tout petit peu en retard, on a une alarme qui sonne ou nos chefs qui nous appellent. Ils veulent toujours avoir des explications, alors qu’on roule encore.
Conduire en région parisienne, ce n’est pas facile. Il y a les vélos, les trottinettes, les piétons, les autres voitures, il faut toujours être très concentré. Mais en plus, Keolis nous met une grosse pression.
Il y a beaucoup de passages piétons, d’arrêts, ce qui fait qu’on accumule du retard et Keolis ne pardonne pas sur ça. Dès qu’on est un tout petit peu en retard, on a une alarme qui sonne ou nos chefs qui nous appellent. Ils veulent toujours avoir des explications, alors qu’on roule encore. Mais c’est comme ça la circulation, des fois il y a des arrêts, des fois les gens mettent du temps à monter dans le bus, des fois il y a des bouchons… On n’y peut rien. Depuis qu’on travaille pour Keolis, depuis l’année dernière, c’est vraiment pire.
Et ce n’est pas fini ! On doit aussi gérer la colère des usagers. Il y a beaucoup de bus qui ne passent pas parce qu’on manque de chauffeurs. Et du coup, quand on arrive et que les gens ont attendu depuis longtemps, c’est sur nous qu’ils lâchent leur colère. Ils nous engueulent tous les jours. C’est un stress de plus…
Et tout ça pour un salaire à 1 800 euros, après 22 ans d’ancienneté, quand je ne fais pas d’heures supplémentaires. Avec l’inflation, on a du mal à joindre les deux bouts. Moi, ça fait des années que je ne suis pas allé en vacances.
Si je continue de travailler, c’est juste pour partir à la retraite avec une pension qui me permette de vivre, surtout que j’ai encore un fils à charge. Normalement, je devrais partir maintenant à la retraite mais ce problème avec mon relevé de carrière m’empêche de partir me reposer. Je ne peux pas partir avec 1 000 euros ! »